Le manque de temps, pour soi, pour sa famille, pour ses amis, pour la planète, ne serait-il finalement pas le mal du siècle ? Antoine Bristielle, directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, analyse les résultats de notre enquête avec Arte et France Culture, en collaboration avec Yami 2 Productions, Upian et l’Agence nationale de la recherche, sur notre rapport au temps dans le cadre de la troisième édition du festival Et maintenant ?.
Cette enquête a été réalisée auprès de 30 000 personnes entre avril et septembre 2023, dans le cadre d’un partenariat entre Arte et France Culture. Diffusé sur les réseaux sociaux et via des partenaires, le questionnaire était disponible en ligne sur le site etmaintenant-lefestival.fr.
Et si le temps était finalement la valeur la plus importante de nos sociétés, ce vers quoi on court, ce qui nous manque et que l’on recherche, de manière plus ou moins consciente, bien avant toutes les promesses de réussites matérielles et professionnelles ?
Bien sûr, les près de 30 000 personnes qui ont répondu au questionnaire « Et maintenant ? » ne sont pas exactement représentatives de la population française, mais néanmoins elles expriment la même crainte : nos sociétés vont trop vite et dans une direction incertaine. Le manque de temps, pour soi, pour sa famille, pour ses amis, pour la planète, ne serait-il finalement pas le mal du siècle ?
Manque de temps, mal du siècle
La société actuelle ne va-t-elle pas trop vite ? Les rythmes de vie se sont considérablement accélérés et les Français semblent éprouver une réelle insatisfaction, voire une souffrance par rapport à cette situation.
A-t-on réussi sa vie quand on a une montre suisse – pour paraphraser une expression bien connue – ou quand on a le temps ? Cette question n’en est pas vraiment une pour les participants au questionnaire : 98% choisissent le temps.
De la même manière, si les répondants ne peuvent pas faire tout ce qu’ils veulent durant leur temps libre, c’est avant tout par manque de temps – pour 58% d’entre eux – devant le manque d’argent (46%).
Graphique 1. « Je ne peux pas faire tout ce que je veux durant mon temps libre par manque… »
D’ailleurs, assez clairement, seulement 2% des répondants déclarent que le monde « ne va jamais assez vite ». Pour tous les autres, le besoin de ralentir se traduit de différentes manières : se mettre au vert (63%) ou encore se déconnecter des réseaux (40%). Nous verrons d’ailleurs dans une seconde partie comment ce rapport particulier à la technologie impacte de manière décisive le rapport au temps.
Graphique 2. « Mon remède face à l’accélération du monde ».
D’ailleurs, ce besoin global de ralentir ne se retrouve pas de la même manière selon les différents âges de la vie.
Graphique 3. « Je préfère… »
Le graphique 3 présente ainsi un dilemme aux participants à l’enquête : préfèrent-ils vivre cent ans ou vivre à 100 à l’heure ? Globalement, 59% des répondants déclarent préférer vivre cent ans. Ce chiffre est loin d’être anecdotique au sein d’une société qui pendant longtemps a privilégié la jouissance de bonheurs immédiats plutôt que le fait de se projeter sur le long terme. Aujourd’hui pourtant, une majorité de répondants exprime clairement sa préférence pour l’extensif plutôt que pour l’intensif. Plus encore, c’est au cœur de la vie active que ces chiffres sont les plus frappants : 62% des 26-44 ans expriment leur préférence pour le fait de vivre cent ans plutôt qu’à 100 à l’heure. Comment se fait-il que ce soit dans une période de la vie où normalement les projets et les perspectives sont légion que les Français expriment – en creux – ce besoin de ralentir, de privilégier le long terme à l’effervescence du court terme ? Il est fort possible que cela ait un lien particulièrement profond avec un des aspects structurants de la vie active : le travail. C’est ce que nous montrerons dans une troisième partie.
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Abonnez-vousLa technologie, entre gain de temps et aliénation
Nous vivons à une époque où l’environnement technologique n’a plus rien à voir d’une génération à une autre et où domine ainsi une impression d’accélération du temps. Dans ces conditions, les innovations technologiques viennent percuter frontalement l’idée de « progrès ». Ces innovations sont-elles ainsi sources de progrès, notamment parce qu’elles nous feraient gagner du temps, ou, au contraire, nous rendent-elles prisonniers d’une fuite en avant incontrôlable ?
Nous pouvons tout d’abord constater une fracture générationnelle assez nette et certainement contre-intuitive concernant le rapport à la technologie, lorsqu’on demande aux participants à l’enquête si la technologie fait gagner ou perdre du temps.
Graphique 4. « La technologie me fait… »
Comme on le constate sur le graphique 4, les générations plus récentes sont davantage défiantes envers la technologie que ne le sont les générations plus anciennes. Chez les 18-25 ans, seulement 59% des participants déclarent que la technologie fait avant tout gagner du temps, quand ce chiffre monte à 70% chez les 45 ans et plus. Les jeunes générations, qui ont pourtant été socialisées dès leur plus jeune âge aux nouvelles technologies, les regardent néanmoins d’un œil plus inquiet.
Pourquoi une telle inquiétude ? Peut-être parce que les nouvelles générations, plus encore que les générations plus anciennes, sont conscientes des effets pervers que peuvent avoir les technologies, des conséquences de l’innovation technologique, en particulier sur l’environnement.
En quatre mois en effet, la France et l’Allemagne consomment ce que la nature met un an à générer. C’est un fait. Mais comment les différentes générations voient-elles la situation évoluer ?
Graphique 5. « En quatre mois, la France et l’Allemagne consomment ce que la nature met un an à générer. Le scénario le plus probable pour le futur : »
Comme on le constate clairement sur le graphique 5, les jeunes sont encore plus pessimistes que les générations plus anciennes. À 74%, les 18-34 ans pensent que la situation va encore se dégrader, c’est bien davantage que chez les plus de 45 ans (60%). Bien sûr, l’évolution technologique n’est pas la seule responsable des problèmes environnementaux auxquels nous faisons face, mais elle participe néanmoins à ce pessimisme ambiant, qui se retrouve également dans l’attitude face aux nouvelles innovations technologiques qui vont avoir lieu.
Intéressons-nous par exemple au cas de l’intelligence artificielle, qui a été au centre de nouvelles discussions et de nouvelles interrogations ces derniers mois, suite notamment à l’apparition de ChatGPT. Près de 90% de la population considère bien l’aspect central que les nouvelles technologies vont être amenées à prendre dans les années à venir. Mais plus encore, près de deux tiers de la population semble inquiète, considérant que l’intelligence artificielle est un « cadeau empoisonné », un chiffre par ailleurs assez similaire dans les différentes strates de la population.
Graphique 6. « L’intelligence artificielle qui débarque au boulot/dans les études, je la vois comme… »
Enfin, plus généralement, l’aspect aliénant des nouvelles technologies est assez largement pointé du doigt chez les participants : 59% déclarent ainsi qu’ils « font tout pour diminuer » le temps passé devant des écrans, un nombre encore supérieur (67%) déclare que les écrans « isolent » plutôt qu’ils ne lient aux autres. D’une manière assez similaire, 65% des répondants déclarent que « regarder un truc débile sur un écran », c’est d’abord du temps de perdu et non pas de la détente.
Graphique 7. « Quand je regarde un truc débile sur un écran, pour moi c’est… »
On note par ailleurs sur le graphique 7 quelques différences générationnelles, mais cette fois-ci inverses à la dynamique que nous présentions plus haut : les jeunes assument davantage l’aspect de « détente » propre au scrolling que les générations plus anciennes. Les nouvelles générations accepteraient-elles davantage leur sort ?
Avoir le temps de mieux travailler
Nous le disions dans la première partie, c’est au cœur de la vie active que les participants expriment le plus le besoin de ralentir et cela a bien un rôle avec la question du travail. Au XIXe siècle, nous travaillions en moyenne 4000 heures par an, alors qu’aujourd’hui cela se situe davantage autour de 1500 heures. Comment les participants perçoivent-ils cette évolution ?
Graphique 8. « Au XIXe siècle, on bossait 4000 heures par an. Aujourd’hui, on est autour de 1500 heures : »
De manière générale, 45% considèrent que « c’est toujours trop » et 43% que « on n’est pas si mal finalement ». Mais de grosses différences d’âge se donnent à voir. C’est ainsi chez les 26-34 ans (57%) et chez les 35-44 ans (51%) que l’impression de trop travailler est la plus forte. Chez les plus de 45 ans, c’est au contraire la position inverse, le fait que l’on n’est finalement pas si mal loti, qui prend le dessus.
Dans ces conditions, il n’est finalement pas surprenant de constater qu’une écrasante majorité des participants (84%) soit favorable à la semaine de quatre jours (plus de travail quotidien et trois jours de week-end).
Mais pourquoi un tel ressenti vis-à-vis du travail ? En tout état de cause, les répondants se sentent frustrés dans leur travail.
Graphique 9. « Au travail, ce qui me frustre le plus : »
Seulement 14% des actifs répondants déclarent ne ressentir aucune frustration dans leur travail. Pour les autres, les motifs d’insatisfaction sont clairement identifiés : le manque de sens d’abord (30%), le rythme ensuite (23%), et ce bien devant le salaire (16%). Avoir le temps de bien faire les choses et de les comprendre, voilà la demande qu’expriment les participants vis-à-vis de leur travail.
Comment dépasser ce manque de sens ? Peut-être en organisant son temps et son activité de manière différente.
Graphique 10. « La polyactivité (genre comptable le matin, fleuriste l’après-midi) : »
La polyactivité, c’est-à-dire le cumul de deux activités n’ayant rien à voir, comme être comptable le matin et fleuriste l’après-midi dans l’exemple, est vue de manière extrêmement positive par les participants. C’est en particulier chez les plus jeunes d’entre eux que ce cumul d’activités fait le plus envie. Près de 7 jeunes de 18 à 25 ans sur 10 déclarent que ce nouveau mode d’organisation de l’activité professionnelle leur fait envie.
Ralentir, sans vivre au ralenti
Un besoin de ralentir certes, mais pas une envie de ne rien faire. Si les répondants demandent plus de temps, c’est d’abord pour avoir la possibilité de faire les choses qui leur tiennent à cœur.
À quoi ou à qui les répondants consacrent-ils en priorité leur temps libre ? Et à quoi le consacreraient-ils s’ils en avaient davantage ?
Graphique 11. Utilisation actuelle et idéale du temps libre
Dans les conditions actuelles, les répondants consacrent leur temps en priorité à ce qui leur semble essentiel : leur famille (37%) et eux-mêmes (28%). Mais s’ils en avaient en plus, c’est en particulier à leurs engagements qu’ils se consacreraient davantage (+17 points). Avoir plus de temps ne signifie pas se replier sur soi-même, bien au contraire.
D’ailleurs, 61% des participants déclarent que, pour eux, le fait de « s’accomplir » se réalise d’abord dans le temps libre et non pas dans le travail. C’est donc bien que ce temps est considéré comme absolument nécessaire, voire vital, tant il porte en creux une dimension de construction personnelle. D’ailleurs, comment les participants se considèrent-ils eux-mêmes pendant leur temps libre ? D’abord comme un « homo sapiens », quelqu’un qui apprend.
Graphique 12. « Lors de mon temps libre, je suis plutôt un… »
D’ailleurs, cette volonté d’utiliser son temps libre pour découvrir le monde et pour se découvrir soi-même se perçoit également lorsqu’on demande aux participants comment ils utiliseraient une année sabbatique s’ils en avaient l’occasion. Ce serait d’abord en voyageant (48%), mais également en se concentrant sur une passion (19%), sur une reconversion (11%) ou sur une cause (8%).
Graphique 13. « Coup de chance : je peux prendre une année sabbatique sans perdre mon salaire. Je la consacre à… »
Mais plus encore, avoir le temps c’est avoir la possibilité d’adapter sa vie aux réalités de notre temps : l’ère de l’immédiateté ne semble plus être compatible avec la protection de notre environnement. Et cela, les jeunes générations le revendiquent tout particulièrement.
Graphique 14. « Je dois retrouver des amis à 2000 kilomètres de chez moi. Je choisis… »
Pour un voyage à 2000 kilomètres, quel moyen de transport privilégier ? Plus les répondants sont jeunes, plus ils déclarent privilégier le train à l’avion, même si cela doit leur prendre bien plus de temps.
Conclusion
Au fil de ce questionnaire, nous avons donc pu constater à quel point le manque de temps était vécu comme quelque chose de pénible, voire de douloureux. L’impression d’être en décalage par rapport à un monde qui va trop vite semble créer une dissonance de plus en plus compliquée à gérer au quotidien. Avoir le temps de s’accomplir dans son travail et en dehors, prendre le temps de se découvrir et de découvrir le monde, ne plus vivre dans un rythme insoutenable pour nous-même et pour la planète, voilà finalement ce que les participants nous disent. Il faut freiner et inventer un nouveau chemin.