« Manita » du PD et droites en embuscade : ce qu’il faut retenir des élections municipales en Italie

Des élections municipales se sont tenues dans plus de 1000 villes italiennes les 3-4 octobre et 17-18 octobre derniers. Luca Argenta, collaborateur scientifique au bureau de Rome de la Fondation Friedrich-Ebert, en analyse les résultats qui, s’ils marquent une victoire nette du centre-gauche, ne signent pas pour autant un retrait des droites de la scène politique du pays.

Ce fut une « manita ». Ce terme qui, dans le jargon footballistique, décrit une victoire en cinq buts lors d’un match peut tout à fait être appliqué à ce qui est advenu lors des élections municipales italiennes qui se sont déroulées en ce mois d’octobre 2021. Milan, Bologne, Naples, Turin et Rome, les cinq grandes métropoles italiennes, ont été politiquement conquises par le Parti démocrate (PD) et ses alliés. Si, dans les trois premières de ces villes, le match a pris fin tout de suite, puisque le centre-gauche a battu le centre-droit dès le premier tour, dans les deux autres les candidats PD aux postes de maire ont attendu le deuxième tour pour gagner avec des scores aux alentours de 60 %. Les Italiens n’ont évidemment pas voté que dans ces grandes villes, mais aussi dans d’autres communes plus petites, dans lesquelles ce sont le centre-gauche et les listes issues de la société civile proches de celui-ci qui ont eu le dessus. Chiffres en main, si d’un côté le PD peut être désigné comme le vainqueur clair de cette séquence électorale, de l’autre ce sont le Mouvement 5 Étoiles (Movimento Cinque Stelle, M5S) dans le spectre progressiste et la Ligue dans le giron des droites (et au bénéfice de Fratelli d’Italia) qui ont perdu de manière non équivoque. Mais l’autre gagnante sans conteste de l’élection, c’est l’abstention – un élément, quant à lui, à ne pas sous-évaluer. Quand plus de 50 % des inscrits décident de ne pas se rendre aux urnes, outre que cela ne peut être pour les partis un motif de satisfaction, il s’avère que c’est encore plus difficile de tirer des conclusions quant aux futurs scénarios nationaux. Mais procédons par ordre.

Le PD et surtout son leader Enrico Letta sont sortis renforcés de ces élections. Malgré des résistances au sein du parti, depuis que Letta en a pris les rênes en mars 2021 il a fait de cette large coalition de centre-gauche, dans laquelle le M5S pouvait aussi trouver sa place, l’unique moyen – à son avis – de pouvoir concurrencer les droites. Ces élections d’octobre ont été un test pour lui et pour son parti et, en les gagnant, il peut, au moins pour le moment, faire taire ces voix critiques, à l’intérieur du parti, à l’égard de l’ouverture aux Cinq-Étoiles.

Le M5S, dirigé par Giuseppe Conte, ancien Premier ministre et président du parti depuis août 2021, ne s’est pas bien sorti de ce scrutin. S’il n’a certes jamais brillé aux niveaux local et régional, sinon à quelques exceptions près comme à Turin et à Rome en 2016, il a atteint cette fois des résultats bien en-deçà de ses attentes. À Turin, il n’a pas dépassé les 9 %. Si lors des élections municipales précédentes il avait convaincu 108 000 Turinois, aux européennes de 2019 ce nombre s’est réduit de plus de la moitié (52 000) pour arriver à seulement 24 000 lors du scrutin de 2021. Autre exemple éclairant, à Rome où le M5S a gouverné pendant cinq ans, la maire sortante Cinq-Étoiles a perdu les trois quarts de son électorat et elle s’est retrouvée à la quatrième place. Dans les petites localités, les choses ont été encore pires, puisqu’il n’y a quasiment jamais atteint les 10 %.

Du côté du centre-droit, si l’on ne parle pas de débâcle, peu s’en faut. Bien que gagnant aisément les élections régionales en Calabre et conservant la ville de Trieste, ce camp ne peut qu’être considéré comme l’autre grand perdant. Le centre-droit – ou plutôt, du fait de la force d’attraction toujours plus forte vers la droite, la « droite-centre » – est constitué d’une alliance formée de la Ligue, parti populiste et xénophobe dirigé par Matteo Salvini, du parti postfasciste Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni et de Forza Italia de Silvio Berlusconi. Il faut ajouter, pour éclairer cette analyse, que la Ligue et Forza Italia font en ce moment partie du gouvernement, tandis que Fratelli d’Italia est l’unique véritable parti d’opposition. Cette contradiction – le fait de nouer une alliance sur le papier et lors de ces élections d’un côté, mais de l’autre d’être divisés entre gouvernement et opposition – a sans aucun doute largement pesé sur le résultat final. En outre, c’est cette configuration particulière qui a elle-même contribué à ce que le choix des candidats communs s’opère tardivement, en raison des vétos croisés, entraînant forcément à la fin du processus l’émergence de candidats faibles et qui n’étaient pas en capacité d’affronter sérieusement la compétition avec ceux des autres forces politiques.

Dans une plus large mesure, c’est pourtant la Ligue qui a perdu des voix en faveur de Fratelli d’Italia. Au nord du pays, la Ligue reste le premier parti parmi les droites et elle réussit au moins en partie à conserver les zones périphériques de ces régions, tout en ne convaincant pas dans les grandes villes. En outre, l’opération de « nationalisation » de la Ligue, visant l’électorat du centre et du sud du pays – une tentative qui jusqu’aux européennes de 2019 semblait être menée à bien, en conquérant cet électorat orphelin du leadership de Berlusconi et d’une offre politique convaincante de la part de son parti –, paraît s’être arrêtée brusquement en cette année 2021. En fait, non seulement dans le nord Fratelli d’Italia n’a plus que quelques points de retard, mais plus encore dans le sud le parti de Giorgia Meloni se place largement devant la Ligue, et ce même dans les capitales de région. Si l’on se place d’un point de vue national, il faut noter que, au contraire de la Ligue, Fratelli d’Italia bénéficie d’un consentement homogène qui se mesure dans les trois zones « canoniques » du pays aux alentours de 11 %.

Ce qui alourdit encore plus la défaite des droites – et surtout de ces deux partis qui ont le plus voix au chapitre au sein de cette alliance –, c’est que, bien que pesant peu dans presque toutes les communes avec des pourcentages autour de 5 %, ce sont en fait les candidats de Forza Italia proches de Silvio Berlusconi qui ont apporté les deux seules victoires notables, celles de la région de Calabre et celle de la ville de Trieste.

Sur la base de cette analyse, on pourrait être en mesure d’affirmer que le PD, de concert avec ses alliés progressistes (en incluant l’apport du M5S), a gagné les élections et que l’alliance de la « droite-centre » en est sortie bien éprouvée. C’est vrai, mais il y a certains aspects à garder à l’esprit, surtout si l’on veut porter son regard sur le plan national.

Dire que le PD et le centre-gauche n’ont pas gagné est évidemment une erreur, toutefois plusieurs éléments incitent à la prudence. D’abord, la performance du PD s’est maintenue en substance stable, bien que le taux de participation ait été bien moins élevé que lors du scrutin de 2016 – une donnée qui, traditionnellement, favorise les listes de centre-droit. De fait, si l’on compare les résultats des élections municipales de 2016 à celles de 2021, le PD ne progresse pas. Ce parti demeure ensuite un parti urbain : si, dans les capitales régionales, ses scores dépassent 21 %, dans les autres villes ils s’arrêtent à environ 13,5 %. Autre fait important : même s’il allie avec le M5S dans différents territoires et malgré un M5S faible, le PD ne perce pas au sud du pays. Si, en effet, les démocrates obtiennent 25,6 % des voix au nord et 27,2 % des voix dans les régions dites « rouges » – les régions du centre de l’Italie historiquement proches de la gauche –, au sud ils ne dépassent pas les 13 %. Ainsi, le PD ne semble pas avoir réussi à intercepter les vieux électeurs des Cinq-Étoiles dans ces régions qui constituaient ces dernières années le véritable réservoir de votes du M5S.

Le fait que le M5S soit sorti très affaibli de ce scrutin entrave la concrétisation de ses velléités à se présenter comme « troisième pôle », ni de droite ni de gauche. Giuseppe Conte en a tiré les conclusions et vise désormais un meilleur enracinement territorial et une alliance toujours plus structurée au sein du camp progressiste, de concert avec le PD. Ce ne sera pas tâche aisée, également parce que s’y ajoute une obligation : le M5S ne peut pas se permettre de s’effacer derrière le Parti démocrate. Cela ne sera toutefois pas facile pour une force politique qui traverse une crise d’identité depuis un certain temps – dans le passé, il s’agissait d’un mouvement populiste et eurosceptique qui tente aujourd’hui, avec beaucoup de difficultés, de se transformer en un parti aux positions de plus en plus pro-européennes et moins populistes. Il est possible que les thèmes justement historiquement chers au M5S, comme la lutte contre le réchauffement climatique et l’engagement d’une politique plus proche des citoyens, et a fortiori à un M5S dirigé – un aspect à ne pas sous-évaluer en Italie – seulement depuis août dernier par une personnalité très populaire, selon tous les sondages, comme Giuseppe Conte, soient des idées pour recommencer et définir une ligne différente ou tout au moins complémentaire à celle du PD, tout en demeurant dans le sillon du camp progressiste.

Dans le camp de la « droite-centre », ces élections sont sans aucun doute une défaite, qui s’explique par la faiblesse des candidats, désignés tardivement, et par le manque d’une classe politique sérieuse et préparée aux différentes réalités territoriales. En outre, une rivalité toujours plus vive entre Matteo Salvini et Giorgia Meloni, dont le parti Fratelli d’Italia dépasse pour la première fois la Ligue, n’a pas facilité la campagne électorale. Cela dit, la défaite des droites n’est pas due aux mouvements opérés par leurs électeurs, mais au simple fait que beaucoup d’entre eux ne sont tout simplement pas allés voter (le taux de participation a été particulièrement faible). Cela ne veut pourtant pas dire qu’il en sera de même lors des prochaines élections législatives, prévues au printemps 2023. Selon les sondages actuels, au niveau national la Ligue et Fratelli d’Italia atteindraient, seuls, 40 % des voix, tandis que la coalition entière en obtiendrait environ 50 %.

Sur la base de tous ces points abordés, on peut conclure que ces élections semblent signer le retour au bipolarisme. D’un côté, nous avons un PD et un M5S motivés par une alliance structurée et progressiste. Il restera à voir comment ce projet de « large camp » prévu par Letta pourra prendre forme et de quelle manière. Et surtout, si l’on repense aux gouvernements menés par Romano Prodi (1996-1998 et 2006-2008) et à ces moments où les coalitions qu’il dirigeait étaient vraiment « larges », on en vient naturellement à se demander quelles seront les recettes de Letta et du PD non seulement pour battre les droites aux prochaines élections, mais aussi pour maintenir uni le camp progressiste durant une nouvelle éventuelle expérience de gouvernement. Par ailleurs, nous avons une « droite-centre » qui au niveau national, bien que défaite, maintient en termes de pourcentages une certaine avance sur le camp adverse.

On peut donc parler de victoire, mais pas de triomphe, dans le camp progressiste. Évoquer un succès historique, comme l’a fait Letta, semble excessif. Ce fut certainement un coup bien placé. Mais les droites, bien que battues lors de ce scrutin, sont là et, selon les sondages, toujours données favorites aux prochaines élections législatives.

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