Macron, Taïwan et la Chine : l’Allemagne s’interroge sur l’autonomie stratégique européenne

De retour de sa visite d’État en Chine, Emmanuel Macron a de nouveau partagé sa vision de l’autonomie stratégique pour l’Europe, suscitant de nombreuses critiques de la part de nos partenaires américains et de nos alliés européens. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse la manière dont les propos présidentiels ont été interprétés à Berlin.

Le 9 avril 2023, à la fin de sa visite d’État en Chine, le président français Emmanuel Macron a de nouveau partagé sa vision de l’autonomie stratégique pour l’Europe. Il a souligné le risque pour l’Europe d’être entraînée dans des crises qui empêcheraient l’Union européenne de devenir une puissance moins dépendante des États-Unis. Le président chinois Xi Jinping a, naturellement, approuvé les propos de son homologue français. Emmanuel Macron a explicitement mentionné la question taïwanaise en déclarant que « la pire chose serait que nous, Européens, suivions aveuglément les États-Unis sur ce sujet et nous adaptions à leur rythme et à une montée en puissance chinoise ». La Chine souhaite éviter que l’Union européenne ne tombe davantage sous l’influence américaine, alors que le gouvernement du président américain Joe Biden adopte une politique plus ferme pour contrer la puissance économique et militaire de la Chine et que la guerre entre la Russie et l’Ukraine a renforcé l’alliance entre l’Europe et les États-Unis et revigoré l’OTAN. Pékin considère Washington comme son principal ennemi stratégique, et vice versa.

Les déclarations du président français ont suscité un réel étonnement au sein de la communauté internationale. Si l’idée a un temps circulé qu’il s’agissait d’un écart de langage ou d’un problème d’interprétation, on sait désormais qu’il n’en était rien : malgré les critiques, il les a réitérées le 11 avril 2023 lors d’un discours à La Haye. La question se pose donc : le chef de l’État français cherche-t-il à relancer un débat sur la stratégie européenne en pleine crise géopolitique ?

Les commentaires politiques en Allemagne 

Sans surprise, Emmanuel Macron a rapidement été critiqué en Allemagne. Le porte-parole en charge de la politique étrangère de la CDU, Norbert Röttgen, a même estimé que le président français semblait avoir perdu toute bonne humeur. Selon lui, Macron se serait isolé en Europe, aurait affaibli l’Union européenne et contredit les propos de la présidente de la Commission européenne à Pékin. Des critiques sont également venues des libéraux : le ministre fédéral de la Justice, le libéral Marco Buschmann, n’a pas nommé explicitement le président français mais, dans une allusion transparente, il a écrit sur Twitter que, dans une époque de défis autoritaires, tous les États attachés à la liberté et à la démocratie devraient coopérer étroitement. Le secrétaire général des libéraux, Bijan Dir-Sarai, a quant à lui déclaré que l’Europe et les États-Unis devraient travailler en étroite collaboration dans ce « monde dangereux ».

Toutefois, le président du groupe parlementaire du SPD au Bundestag, Rolf Mützenich, a adopté une position plus nuancée. Il estime ainsi que les déclarations controversées du président français sur le rôle de l’Europe dans le conflit taïwannais sont justifiées. Selon lui, l’Europe devrait être attentive à ne pas être entraînée dans un conflit majeur entre les États-Unis et la Chine. L’Europe doit donc, dans la mesure du possible, définir un rôle indépendant et ne pas apparaître dans la région comme un appendice des États-Unis. Par conséquent, Rolf Mützenich a déclaré sur la chaîne de télévision ARD que « Macron a raison ».

Entre-temps, face aux vives critiques internationales, l’Élysée a été contraint de préciser que « la position française sur Taïwan est constante. La France soutient le statu quo et maintient les échanges et la coopération avec le système démocratique reconnu de Taïwan. Les États-Unis sont nos alliés et nous partageons des alliés communs. La Chine est un partenaire, un concurrent et un rival systémique ».

Les déclarations du président français ne sont pas les premières à marquer sa volonté de faire avancer une Europe stratégique et plus autonome. Cependant, cette fois-ci, le moment semble mal choisi. En pleine crise géopolitique et au milieu de la guerre en Ukraine, un tel discours aurait dû être mieux coordonné avec les autres gouvernements européens.

La France et le trans-atlantisme européen

La presse allemande n’a pas été tendre avec le président français. L’éditorialiste de la Süddeutsche Zeitung s’est montré incisif, écrivant ainsi que les propos d’Emmanuel Macron constituaient une attaque pure et simple contre l’unité européenne et transatlantique. Selon lui, Emmanuel Macron aurait utilisé l’argument le plus stupide et le plus poussiéreux de la boîte à naphtaline gaulliste, selon lequel les Européens devraient se libérer du soi-disant éternel paternalisme américain. Avec son interview, le président français aurait enfoncé un coin dans les relations entre l’Europe et les États-Unis, et aurait simultanément ouvert une nouvelle brèche au sein de l’Europe. Les commentaires d’Emmanuel Macron refléteraient d’après lui la vieille idée française selon laquelle la France pourrait rallier les Européens pour qu’ils puissent trouver leur propre place entre les États-Unis, la Russie et la Chine.

Le président français ignore le fait que de nombreux pays de l’Union européenne – en particulier les pays de l’Est – n’ont aucun intérêt à se libérer du transatlantisme existant, qui est leur garantie de souveraineté. L’anti-américanisme ne rassemble pas l’Europe, il la divise. Dans cette perspective, un lien solide avec les États-Unis devrait être considéré comme une condition préalable à la puissance de l’Europe. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, que la Chine ne désapprouve même pas, renforce encore cette situation. L’OTAN, dirigée par Washington, en sort renforcée. Avec l’adhésion de la Finlande, elle vient d’ailleurs d’accueillir un nouveau membre. La réalité est brutale : sans les livraisons d’armes américaines, on est en droit de se demander si l’Ukraine existerait encore en tant qu’État indépendant. Dernier argument pour battre en brèche les propos présidentiels : l’Europe a un grand intérêt économique à la stabilité en Asie, et donc à ce que la Chine ne fasse pas à Taïwan ce que la Russie a fait à l’Ukraine.

D’un point de vue économique, et sous un angle allemand, la critique d’Emmanuel Macron peut être comprise comme visant davantage le rôle moteur du dollar dans le système financier mondial, et donc le commerce extérieur de l’Allemagne. La critique n’est pas nouvelle : depuis l’époque du général de Gaulle, la France en a été plus gênée que l’Allemagne. Cependant, il faut reconnaître le rôle mondial du « billet vert », dont la domination est due à son importance en tant que monnaie mondiale d’investissement et de dette : les statistiques du Fonds monétaire international sur les réserves de change détenues par les banques centrales donnent une idée de la puissance du dollar, qui arrive en tête avec une part d’environ 60%, suivi de l’euro avec 20%. Par conséquent, pour le moment, les États-Unis n’ont pas à craindre pour le rôle du dollar. La Chine ne pourrait développer une alternative que si elle avait le courage d’entreprendre l’inévitable libéralisation de toutes les transactions de capitaux. Et, de son côté, l’Europe manque toujours d’un marché commun des capitaux et d’une cohérence interne qui lèverait tout doute sur la pérennité de l’union monétaire.

L’Allemagne visée d’abord ?

On peut donc se demander si les propos du président français ne visent pas en réalité avant tout l’Allemagne. Depuis février 2022, celle-ci insiste de manière démonstrative sur sa proximité avec les États-Unis, et le chancelier Olaf Scholz a montré peu d’attachement à mettre en œuvre (et en avant) une coopération franco-allemande renforcée depuis le déclenchement de la crise russo-ukrainienne. Néanmoins, la réalité est la suivante : si la crise liée à la pandémie de Covid-19 a montré que l’Union européenne devrait recalibrer ses relations avec Pékin, l’Allemagne a ses propres intérêts économiques en Chine. 

Mais, du point de vue de la Chine, l’Union européenne est un empire sans pays, et surtout sans troupes. Elle doit toujours se coordonner avec tous ses pays membres avant d’esquisser le moindre pas diplomatique. Habile, le président chinois Xi Jinping joue donc au vieux jeu du « diviser pour mieux régner », et semble avoir trouvé un allié européen en la personne du président français. 

Il n’est pas surprenant que la ministre des Affaires étrangères allemande ait effectué une visite officielle en Chine quelques jours seulement après celle du président français. Elle espérait que son message serait entendu par les autorités chinoises mais, contrairement à Emmanuel Macron, la ministre allemande n’a reçu qu’un accueil protocolaire de la part des autorités locales, et sa visite n’a été mentionnée que brièvement dans les journaux chinois. Son message principal, selon lequel la Chine n’avait pas condamné une seule fois l’agresseur russe pendant la guerre en Ukraine, a été reçu avec un haussement d’épaules. Pire, alors que la ministre était venue pour insister pour que Pékin continue à respecter le statu quo sur Taïwan, Wang Yi, membre du bureau politique et chef de la commission de politique étrangère du Parti communiste chinois, a au contraire demandé à l’Allemagne de soutenir une réunification pacifique de la République populaire avec Taïwan, tout comme la Chine avait soutenu la réunification allemande. 

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