Depuis plusieurs semaines, la campagne présidentielle semble se structurer autour d’une opposition entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, et particulièrement sur un segment électoral au sein duquel ils obtiennent à ce jour des scores très proches : la « France du travail ». Analyse, pour l’Observatoire de l’opinion, par Chloé Morin, sa directrice, et Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop.
Depuis plusieurs semaines, la campagne présidentielle semble se structurer autour d’une opposition frontale entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Bénéficiant notamment des difficultés des représentants des partis de gouvernement, ces deux candidats sont à ce jour au coude-à-coude dans les intentions de vote avec un socle de 25-26% et – sauf surprise ultime, dans une campagne qui en a déjà beaucoup comptées – il existe une incertitude quant à leur ordre d’arrivée au soir du premier tour.
Tout semble opposer ces deux sérieux prétendants au second tour. En premier figure leur idéologie ou leur vision du monde : d’un côté, se trouve Emmanuel Macron, le candidat d’une France ouverte, pro-européenne, optimiste et confiante, y compris sur les questions liées à la mondialisation. De l’autre, se déploie une candidate qui, sous couvert de rendre au peuple sa souveraineté, prône une fermeture des frontières, une sortie de l’euro et de l’Europe telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, et plus largement appelle de ses vœux un retour à des « valeurs » que nous aurions perdues, un âge d’or au sens « girardetien », si l’on suit Raoul Girardet, dans son ouvrage Mythes et mythologies politiques de 1986.
Cet antagonisme Emmanuel Macron-Marine Le Pen s’avère encore plus prononcé lorsque l’on examine la sociologie de leur électorat : d’un côté une France des jeunes, des ouvriers, des moins diplômés, plus éloignée des grands centres métropolitains ; de l’autre une France plus diplômée, plus aisée, surreprésentée parmi les cadres supérieurs, les classes moyennes et comptant de nombreux retraités.
Pour autant, malgré tout ce qui les différencie, il existe un terrain sur lequel Emmanuel Macron et Marine Le Pen se livrent une bataille acharnée, un segment électoral essentiel à capter pour tout « aspirant » à la magistrature suprême, au sein duquel ils obtiennent à ce jour des scores très proches : la « France du travail ».
Cette France active constitue traditionnellement une clef majeure explicative du vote présidentiel. Acquise au discours de Nicolas Sarkozy lors de la campagne de 2007 sur la valeur travail et sa reconnaissance (le « Travailler plus pour gagner plus »), cette « France qui se lève tôt » s’est largement détournée du candidat de l’UMP en 2012, au point qu’il y fut devancé par François Hollande et Marine Le Pen au soir du premier tour (Nicolas Sarkozy obtenait ainsi, par exemple, 22% des votes des 35-49 ans, contre 25% pour le candidat socialiste et la candidate frontiste, le retard du candidat UMP dans le salariat étant encore plus élevé).
Cette « France du travail » s’est ensuite massivement « donnée » à Marine Le Pen à toutes les élections intermédiaires du quinquennat de François Hollande, sanctionnant fortement ce dernier. C’est en effet dans cette France des catégories générationnelles intermédiaires, des salariés et des classes moyennes que la délégitimation du bilan des deux derniers locataires de l’Élysée sur les enjeux socio-économiques et, par là, le choix du Front national comme vote d’alternative ont particulièrement opéré.
Or, depuis le début de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron apparaît comme le premier et le seul candidat à venir contester à Marine Le Pen son hégémonie dans ces segments électoraux composant la « France du travail » – que François Fillon, pénalisé par le brouillage de sa campagne lié aux affaires, apparaît bien en peine de séduire.
Le fondateur d’En Marche ! obtient ainsi 24% des intentions de vote des 35-49 ans, et Marine Le Pen 30% ; il recueille respectivement 26% chez les actifs et 29% parmi les professions intermédiaires (29% et 23% en faveur de la candidate frontiste) ; les deux candidats font quasiment jeu égal dans le salariat (27% contre 29% pour Marine Le Pen) et parmi les « classes moyennes inférieures » (25% contre 26%).
Certes, la présidente du Front national domine très largement auprès des ouvriers (45%, contre 17%) et obtient 39% des catégories modestes au total. Mais avec 21% des intentions de vote parmi ces catégories modestes, Emmanuel Macron est le seul parmi les quatre grands candidats à obtenir un score significatif.
Dans cette bataille potentiellement décisive qui se déroule sous nos yeux, rien n’est acquis, ni pour l’un, ni pour l’autre et cette incertitude entre en résonance avec l’incertitude quant à l’écart qui sera enregistré entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Il existe aujourd’hui dans ces électorats de la « France active » un bon nombre d’hésitants et d’électeurs déclarant s’abstenir. L’indice d’abstention s’élève en effet à 39% chez les 35-49 ans, 41% chez les catégories modestes, 36% chez les professions intermédiaires, 39% chez les actifs et chez les salariés. Le comportement de ces abstentionnistes au moment du scrutin pourrait modifier significativement les rapports de force, tant on connaît pour tout scrutin l’importance que revêtent les différentiels de mobilisation entre les catégories socio-démographiques.
S’ils en venaient à s’affronter au second tour, le comportement électoral de cette France du travail pourrait s’avérer décisif. Si le second tour voyait s’affronter le 7 mai prochain Marine Le Pen et Emmanuel Macron, vers qui cette France du travail pourrait-elle majoritairement se déterminer ?
Son rapport à l’Europe apparaît en premier lieu comme moins positif que la moyenne des Français, ce qui la rapproche davantage de la candidate FN que du leader d’En marche !. En effet, selon des données Ifop pour la Fondation Robert Schuman de mars 2017, alors que 46% des Français estiment que soixante ans de construction européenne ont eu des effets plutôt positifs sur la France depuis le traité de Rome, cet avis n’est partagé que par 38% des 35-49 ans, 43% des actifs, 42% des salariés (dont 39% dans le privé). Dans ces catégories, le souhait de retour au franc est en outre un peu plus élevé que la moyenne : 37% chez les 35-49 ans, 33% des actifs, 33% des salariés, contre 28% pour l’ensemble des Français.
Cette « France du travail », à l’image de la moyenne des Français, est par ailleurs fortement marquée par les préoccupations sécuritaires. Selon des données Ifop-Fiducial pour Public Sénat et Sud Radio de mars 2017, entre 58% et 60% des catégories composant la France active considèrent qu’« On ne se sent en sécurité nulle part » (contre en moyenne 59% des Français) ; 42% à 44% jugent que « La situation du pays en matière de sécurité s’est beaucoup dégradée » (contre en moyenne 45% des Français, dont 29% à gauche, 61% à droite) ; enfin, 50 à 55% renvoient Nicolas Sarkozy et François Hollande dos-à-dos en matière de sécurité, estimant qu’aucun des deux n’a bien agi en matière de terrorisme et de gestion de la délinquance. Dans la perspective d’un duel de second tour, nul doute que Marine Le Pen cherchera à capitaliser sur ces thématiques sécuritaires dont on sait que l’actualité peut aisément les réactiver.
En revanche, sur des sujets relevant davantage des enjeux socioéconomiques, tels que la nécessité de maîtriser les déficits publics, ou encore sur le rapport aux entreprises, cette « France du travail » semble davantage pencher en faveur d’Emmanuel Macron. Selon des données Ifop pour L’Humanité de septembre 2016, 73% des 35-49 ans et des actifs, 77% des professions intermédiaires et 74% des salariés jugent que la réduction de la dette est une priorité (contre 71% de la moyenne des Français). 59% des 35-49 ans, 60% des actifs, et 57% des salariés pensent que l’État devrait donner plus de liberté aux chefs d’entreprise.
En cette fin de campagne de premier tour, puis plus encore dans la perspective d’un duel entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron au second, c’est donc peu dire que la tonalité et le contenu des débats pourraient s’avérer déterminants pour orienter les choix de ces segments de la « France du travail » vers Emmanuel Macron ou Marine le Pen.