L’Union européenne a-t-elle encore une stratégie en matière d’élargissement ?

Les pays des Balkans occidentaux sont dans l’antichambre de l’Union européenne depuis vingt ans et les opinions publiques y sont largement favorables à l’adhésion à l’UE. Pourtant, Florent Marciacq note la « fatigue de l’élargissement » ressentie au sein de l’Union, alors que le réveil de l’Union européenne passera, selon lui, par celui de sa politique d’élargissement. À l’approche du Conseil européen du 9 mai, les responsables politiques européens l’entendront-ils de cette oreille?

Introduction

Les pays des Balkans occidentaux sont dans l’antichambre de l’Union européenne (UE) depuis près de vingt ans. Si la volonté d’adhérer à l’Union y demeure forte (près de la moitié des citoyens de la région trouvent qu’il s’agirait là d’une bonne chose), un certain désenchantement s’est installé. Tant attendue, la transformation de fond que devaient accompagner les promesses de Santa Maria de Feira (2000) et Thessalonique (2003) n’a pas eu lieu. Les pays des Balkans occidentaux, certes, font aujourd’hui partie intégrante de la géographie politique et économique européenne. Mais cette intégration a progressé sans que ne s’affirment les caractéristiques principales que doivent acquérir les États aspirant à devenir membres de l’UE. 

L’absence de convergence réelle, à peine masquée par l’illusion de mouvement donnée par des logiques institutionnelles de plus en plus complexes, ne prête guère à l’optimisme. Pour un quart des citoyens de la région, l’adhésion relève du vœu pieu ; elle n’aura jamais lieu. Dans le même temps, prospère au sein de l’UE une « fatigue de l’élargissement », apparue il y a près de quinze ans, que les dirigeants européens ne parviennent guère, ou hésitent à remettre en cause. Cette fatigue se nourrit pourtant moins des élargissements précédents que d’un malaise plus profond suscité par un modèle socio-économique européen qui peine à libérer les citoyens de leur peur du déclassement. Seuls 31% des Français sont aujourd’hui favorables à une poursuite de la politique d’élargissement. 

Or l’élargissement, malgré ses écueils, n’est pas seulement l’instrument de politique étrangère le plus efficace que l’Union a développé à ce jour. Il reflète également ce à quoi correspond le projet européen d’une Union ouverte, non figée et progressiste, émanant d’une vision inspirant les citoyens, combattant les nationalismes et transformant l’histoire du continent. Son dépérissement dans les Balkans occidentaux ouvrirait le champ à une contestation plus vive encore de ces idéaux, tant dans la région qu’au sein de l’Union. Au gré des crises économiques, sociales, migratoires et sécuritaires, cette pseudo « fatigue de l’élargissement » s’est d’ailleurs déjà muée en une fatigue de l’intégration, dont la montée des populismes ou le Brexit en sont les symptômes les plus marquants. Le réveil de l’Union passe donc par celui de sa politique d’élargissement.

L’Union intègre beaucoup…

Bien que privés du statut d’État membres, les pays des Balkans occidentaux font d’ores et déjà partie intégrante de la géographie européenne contemporaine. Plus d’un quart de leur population (soit près 6 millions de personnes) vit à l’étranger, principalement au sein de l’UE, et cette proportion ne cesse de croître faute de perspectives de développement dans la région. Entre 2010 et 2015, près de 200 000 citoyens issus des pays des Balkans occidentaux ont ainsi émigré et plus de la moitié des jeunes Albanais, Bosniens, Kosovars et Macédoniens affirment qu’ils quitteront leur pays si l’occasion se présente. Si l’absence de perspectives crédibles d’adhésion à l’UE semble renforcer ce phénomène, l’entrée dans l’UE ne suffit pas à renverser la tendance. Avant 2013, 10 000 Croates émigraient chaque année, principalement dans l’UE. Depuis 2013, leur nombre est multiplié par trois. Cette émigration et le déclin démographique de la région illustrent combien la géographie humaine des Balkans est inextricablement liée à celle de l’UE. 

Économiquement, les Balkans occidentaux sont par ailleurs fortement intégrés dans les chaînes de production de valeur européennes. Près de 500 entreprises autrichiennes opèrent en Serbie et emploient près 15 000 personnes. L’entreprise italienne Fiat y a une importante usine, où sont assemblés 400 véhicules par jours. Et la France n’est pas en reste : en 2016, l’Hexagone a signé un accord pour la construction du métro à Belgrade et en 2018, Vinci a obtenu en concession le hub régional aéroportuaire de Belgrade. Avec une part de marché de 73%, l’UE est de loin le premier investisseur et le premier partenaire commercial de la région. Des accords de libre-échange, conclus dans le cadre de la politique d’élargissement de l’UE, et le rattachement des pays de la région aux réseaux transeuropéens des transports et de l’énergie (TENTEC et TEN-E) illustrent combien la géographie économique des Balkans est également liée à celle de l’UE. Les transferts d’argent de la diaspora représentent à eux seuls 10% du PIB de la région. 

Politiquement, les pays des Balkans occidentaux font également de plus en plus partie du paysage européen. L’UE a conclu avec eux un grand nombre d’accords, visant à les préparer à leur futur statut d’État membre. La Serbie, par exemple, participe à quatre opérations de l’UE conduites au titre de la Politique de sécurité et de défense commune. La plupart des pays de la région s’alignent en outre systématiquement avec les déclarations et positions de l’UE en matière de politique étrangère. Et leurs principaux partis politiques participent en tant que membres associés ou simples observateurs aux travaux des partis politiques européens. Tous, à l’exception regrettable du Kosovo, disposent enfin depuis près de dix ans d’accords permettant à leurs citoyens de voyager dans l’UE sans visa. 

… mais l’Union peine à transformer…

Paradoxalement, ce rattachement, ou cet ancrage, des pays des Balkans occidentaux à l’UE ne s’est guère accompagné d’une transformation de fond permettant à la région de converger vers l’UE. Le chemin à parcourir est encore long avant que les pays de la région ne puissent prétendre à satisfaire les critères de Copenhague, qui conditionnent en principe leur adhésion. 

L’absence de convergence économique, tout d’abord, s’illustre par un PIB par habitant qui, malgré une progression ces vingt dernières années, reste au même niveau quand on le rapporte au PIB par habitant moyen dans l’UE. Trois fois plus pauvres que la moyenne européenne, les économies de la région ne rattrapent guère celles de l’UE. Des extrapolations utilisant différents taux de croissance indiquent que 60 à 200 ans leur seraient nécessaires pour atteindre les moyennes européennes. En Croatie, l’adhésion, survenue en temps de crise, n’a pas été une panacée pour l’économie. Le revenu médian en 2018 est sensiblement inférieur à celui de 2010 et la baisse spectaculaire du chômage (23% en 2014 contre 9% en 2018) s’est accompagnée d’une précarisation importante du marché du travail. À cela s’ajoute la problématique de l’émigration, qui prive de plus en plus les économies de la région d’un capital humain nécessaire à la croissance et aux réformes économiques. Les plans d’investissements européens mis en place en matière de connectivité se heurtent par exemple à un manque de savoir-faire managérial et technique particulièrement handicapant dès lors qu’il s’agit de porter des projets jugés « faisables » en phase d’exécution. Cette contrainte, une fois de plus, ne disparaît pas avec l’adhésion. La capacité d’absorption des fonds européens en Croatie ne s’élève qu’à 39%. 

Plus généralement, des études se fondant sur l’expérience des pays ayant adhéré en 2004 indiquent que plusieurs décennies seront nécessaires aux pays de la région pour adopter et appliquer l’ensemble des règles européennes constituant l’acquis communautaire de l’UE. L’Albanie et la Bosnie-Herégovine, ceretis paribus, n’y parviendraient pas avant les années 2050. Or cet acquis croît au rythme de 80 directives, 1200 régulations et 700 décisions par an. Si la solution la plus attrayante est d’accélérer l’adoption des lois émanant de l’UE par le biais de procédures accélérées, le résultat obtenu se traduit par une dégradation du travail parlementaire, ainsi que des processus consultatifs et délibératifs indispensables à l’enracinement démocratique. Le Monténégro, chef de file dans la région en matière d’adoption de l’acquis, en est un bon exemple. L’harmonisation de son droit et l’introduction de nouvelles procédures conformes aux règles européennes ne se sont pas toujours soldées par la disparition des pratiques informelles. 

À l’exception remarquable de la Macédoine du Nord et de son changement de régime en 2017, rien n’indique, en réalité, que les pays des Balkans occidentaux aient entamé ces quinze dernières un processus de démocratisation susceptible de les rapprocher des standards constituant l’acquis politique de l’UE. Désignés comme « partiellement libres » par Freedom House, les pays de la région connaissent des problèmes endémiques liés notamment à l’application de l’État de droit et à la captation de l’État. Seuls 54% des juges en Serbie (et 20% des citoyens serbes) estiment que la justice est impartiale. Davantage soucieuse de préserver la stabilité dans la région que d’encourager la société civile dans sa critique véhémente des réseaux d’influence, l’UE est régulièrement pointée du doigt pour son soutien tacite aux élites garantes de l’ordre établi, alors même que partout grogne la révolte. Sa circonspection à l’égard des populations locales fut particulièrement remarquée lors de l’éphémère « printemps bosnien » de 2014, puis plus récemment, lors des mouvements de protestation « justice pour David » en Bosnie-Herzégovine ou « jedan od pet miliona » en Serbie. La crainte que ces mouvements n’ébranlent la sacro-sainte stabilité dans la région semble dominer, voire paralyser l’UE. 

En l’absence de convergence économique, politique et practico-légale, il est probable que le processus d’adhésion des pays de la région demeure long et fastidieux. Il le demeurera d’autant plus qu’aux critères de Copenhague s’ajoute désormais une série de nouvelles préconditions, dont l’évaluation s’annonce particulièrement complexe. Les relations de bon voisinage, la coopération régionale et la réconciliation sont par exemple mentionnées dans la nouvelle Stratégie européenne comme « conditions préalable à l’adhésion ». Or comment mesurer la notion de réconciliation, enfouie dans l’intime subjectivité des individus ? 

S’il est évident que des progrès restent à accomplir dans ces domaines, il pourrait être tout à fait contre-productif de hâter ces processus en leur recherchant à la va-vite des solutions faussement providentielles. Ces pseudo-solutions sont en vogue depuis que Zoran Zaev et Alexis Tsipras, dans un tout autre registre et malgré de fortes oppositions dans leurs pays respectifs, sont parvenus à signer un accord résolvant, on l’espère, la question du nom en Macédoine du Nord. Parmi elles figurent par exemple l’idée, subrepticement défendue par Zagreb, d’une réforme électorale en Bosnie-Herzégovine devant mener à l’instauration d’une troisième entité croate ; ou celle, validée en premier lieu par Donald Trump et Vladimir Poutine et aujourd’hui soutenue à demi-mots par la plupart des capitales européennes (dont la France), qui envisage de résoudre la question du statut du Kosovo par un échange de territoire avec la Serbie visant à accroître l’homogénéité ethnique des États ainsi modifiés. Il va sans dire qu’une telle solution asseyant la primauté de l’ethnicité dans la constitution d’un ordre politique ne fait guère honneur à l’ethos caractérisant la construction européenne. 

Ce constat pour le moins mitigé d’une Union qui intègre beaucoup mais transforme peu est aujourd’hui source d’inquiétude. D’autant que l’Union doit en même temps faire face à diverses crises : Brexit, montée des populismes, fatigue de l’intégration, tensions exacerbées dans son voisinage oriental, défis migratoires et environnementaux, relations transatlantiques, etc. Quelle réponse stratégique l’Union entend-t-elle dès lors donner aux défis se posant à sa politique d’élargissement ? 

« La priorité, c’est l’approfondissement ! » : les écueils d’une Union frappée de myopie

La première réponse, articulée en premier lieu par la France, suggère d’opérer un repli tactique ou une forme de désengagement temporaire afin de ne pas accabler davantage une Union déjà affaiblie. Elle consiste à substituer pour un temps à l’objectif d’« élargissement » celui de « rapprochement », de maintenir, voire d’accroître l’assistance technique aux pays de la région, mais de cesser d’entretenir l’illusion d’une prochaine adhésion. Cette proposition, qui tire sa force des difficultés internes que l’Union rencontre, fait écho à un débat que l’on pensait obsolète : celui opposant l’approfondissement de l’UE à son élargissement. 

Ce débat, en vigueur depuis un demi-siècle au bas mot avec le Sommet de La Haye, connut un pic dans les années précédant la vague d’adhésion de 2004 avant de sombrer dans un oubli relatif. Il suppose que l’on ne peut mener de front l’élargissement et l’approfondissement ou la consolidation de l’UE ; que l’élargissement est un obstacle aux approfondissements futurs de l’UE. Ce postulat se retrouve aujourd’hui dans la Stratégie de l’élargissement de l’UE, qui stipule que « l’Union doit être plus forte et plus solide avant qu’elle ne puisse être plus grande ». Il fut également posé en ligne directrice par Emmanuel Macron lors de son discours au Parlement européen : « Je ne soutiendrai l’élargissement que si l’Europe connaît d’abord un approfondissement et une réforme ».

Si la résurgence de cette doctrine ne surprend guère compte tenu du contexte actuel, sa validité empirique reste à établir. La littérature scientifique abonde en effet d’études indiquant que les élargissements précédents n’ont pas, en tant que tels, provoqué de paralysie institutionnelle. L’Union n’a pas cessé de fonctionner en 2004. Et les défis démocratiques qui se posent aujourd’hui à l’UE en Pologne ou en Hongrie ne sont pas le seul produit de l’élargissement. Ils se posent de façon similaire en Italie et dans d’autres États membres « historiques ». Il s’agit de problèmes bien réels dont la cause est autre que celle que l’on veut bien leur prêter. 

En fait, la littérature scientifique indique même le contraire : l’élargissement joue souvent le rôle de catalyseur. Le surcroît d’hétérogénéité qui l’accompagne crée des besoins d’adaptation entraînant à leur tour des réformes internes et l’approfondissement de l’Union. Historiquement, les deux dynamiques d’élargissement et d’approfondissement sont toujours allées de pair, l’une renforçant l’autre. L’adhésion en 1981 et 1986 des pays du Sud (Grèce, Espagne, Portugal) précipita par exemple l’adoption d’une véritable politique de cohésion européenne en 1988. 

Mais le manque de fondement empirique justifiant cette nouvelle approche que l’Union semble prendre à l’encontre des pays des Balkans occidentaux n’est pas le seul écueil. Ses conséquences pourraient s’avérer autrement plus problématiques. Tout d’abord, un désengagement de l’UE, même temporaire, affaiblira en premier lieu les acteurs impliqués dans les questions les plus sensibles (état de droit, démocratisation, etc…). Ceux-ci ne disposent pas de nombreux leviers, compte tenu du paysage médiatique souvent contrôlé par l’État ou de la politisation des administrations. Avec l’ajournement des perspectives d’adhésion, leur marge de manœuvre régressa comme peau de chagrin, cependant que s’affirmeront plus encore les acteurs politiques promettant à qui mieux mieux stabilité et sécurité dans la région. 

Comment s’assurer, par ailleurs, dans le nouveau paysage politique européen, que cet ajournement ne porte pas en lui les germes d’un renvoi aux calendes grecques des perspectives d’adhésion à l’UE des pays des Balkans occidentaux ? De combien d’années ou de décennies l’Union aurait-elle besoin avant de se sentir suffisamment confiante, suffisamment forte, suffisamment solide ? Outre la crédibilité de l’Union, il convient de s’interroger sur l’influence à laquelle l’Union pourra alors prétendre. Car l’UE n’est pas le seul acteur géopolitique à se mouvoir dans la région. Son désengagement progressif ces dernières années a déjà ouvert une brèche dans laquelle la Russie, la Chine, les pays du Golf et la Turquie se sont empressés de s’engouffrer. 

La diplomatie publique opérée par la Russie dans la région entretient par exemple une vision révisionniste de l’Histoire, faisant le lit des nationalismes. De même, le soutien accordé par Moscou à la Republika Srpska favorise l’irrédentisme. Partout dans la région (hormis au Kosovo), la diplomatie économique chinoise est à l’œuvre. L’Initiative 16+1, dotée d’une enveloppe presque équivalente à celle de l’UE (12 milliards d’euros pour la période 2007-2017, dont 30% pour la Serbie, 21% pour la Bosnie-Herzégovine et 7% pour le Monténégro) prévoit des investissements massifs en matière de transports et d’énergie. L’un de ses projets-phares est la construction d’une ligne de chemin de fer rapide entre Belgrade et Budapest. Mais ces investissements, nécessaires, sont en réalité des prêts d’État consentis aux mépris des règles de bonne gouvernance et des impératifs de transparence. La diplomatie culturelle turque et la poursuite des opposants gülenistes en Albanie, Kosovo, etc. au mépris des règles établies est également un facteur déstabilisant dans la région, de même que le développement de liens obscurs avec les pays du Golfe, notamment les Émirats arabes unis. Ceux-ci débouchent sur la vente de terres arables ou la conclusion d’accords commerciaux entachés d’irrégularités (Belgrade Waterfront). Les Balkans occidentaux pourraient donc être forts différents de ce qu’ils sont aujourd’hui, quand l’UE s’estimera enfin prête à s’ouvrir aux pays de la région. 

« Les Balkans occidentaux ne sont pas prêts ! » : les écueils d’une Union bercée d’illusions

La seconde réponse, articulée en premier lieu par l’Allemagne, mais aussi les Pays-Bas, la Suède ou la Finlande, suggère d’élever la barre, ou « muscler » l’approche de l’UE en matière de conditionnalité, sans pour autant sacrifier les perspectives d’adhésion. L’idée directrice est qu’une pression accrue sur les pays de la région les incitera d’autant plus à réaliser les réformes nécessaires à leur transformation. Cela passe par exemple par l’introduction de nouveaux critères, une vérification plus précise des progrès, une segmentation plus poussée du processus d’élargissement, un fractionnement plus juste des « récompenses », voire la formulation d’une critique plus franche en cas de manquement. Cette réponse part donc du principe que la méthode utilisée par l’UE ces vingt dernières années fonctionne ; il suffit juste de l’utiliser avec davantage de détermination. 

Empiriquement, là encore, ce postulat est à nuancer. La conditionnalité a permis certaines avancées remarquables, à l’instar de réforme judiciaire en Albanie par exemple. Mais elle suppose une forme de cohérence dans son application, dont l’UE a toutes les peines du monde à faire preuve. Faute de consensus, le Conseil de l’UE, auquel revient les décisions principales en matière d’élargissement, ignore depuis de nombreuses années bon nombre de recommandations essentielles de la Commission européenne ou du Parlement européen. En 2018 seulement, ces recommandations « ignorées » ont porté sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Macédoine du Nord et l’Albanie et la libéralisation du régime des visas avec le Kosovo. Et plusieurs mécanismes ont été introduits par les États membres les plus critiques pour accroître leur contrôle sur le processus par l’entremise d’obligations constitutionnelles de type référendaire en France, ou d’un droit de regard renforcé du Bundestag allemand notamment. 

Et puis une approche plus stricte avant l’adhésion ne garantit en aucune manière la résilience des réformes engagées, après l’adhésion. Là réside le véritable défi de la transformation, que le processus d’adhésion actuel, même doté d’un surcroît de rigueur, peine à relever. Porteur d’instabilité institutionnelle, ce processus repose exclusivement sur les notions d’adaptation et de conditionnalité ex ante. Il ne se soucie pas assez du suivi des nouveaux États membres, dotés au lendemain de leur adhésion d’une immense (et soudaine) autonomie légale et politique et ne les prépare pas en amont aux divers reculs et dérives susceptibles de les affecter, une fois franchi le cap de l’adhésion. Si des garde-fous institutionnels peuvent apporter une réponse à ces défis (à l’instar des mécanismes de coopération et de vérification en vigueur avec la Roumanie et la Bulgarie), leur efficacité dépend largement du rôle joué par les sociétés civiles dans les pays en question. Leur implication plus large (empowerment) est donc essentielle au succès de la politique d’élargissement. Mais elle suppose une meilleure écoute des sociétés civiles, plus critiques à l’encontre de l’approche actuelle de l’UE que les élites balkaniques ; un dialogue plus ouvert sur le rôle que l’UE devrait jouer dans la région ; et une volonté d’associer les sociétés civiles aux débats portant sur l’avenir de l’Union. 

Puisque beaucoup dans la région s’interrogent sur la capacité de l’UE à tenir ses promesses, un durcissement « venu du haut » de son régime de conditionnalité n’est guère susceptible d’avoir l’effet escompté. Il enverra plutôt le signal d’une Union d’autant moins encline à s’élargir qu’elle fait preuve de rigueur et d’exigence ; d’une Union qui fixe la barre assez haut pour qu’elle ne puisse être franchie ; d’une Union plus stricte envers les pays des Balkans occidentaux qu’elle ne l’est envers ses propres États-membres. 

L’avenir de l’Union passe par les Balkans occidentaux

Si le contexte actuel, tant dans l’UE que dans les Balkans occidentaux, n’incite guère à l’autosatisfecit, il importe de raviver la vision stratégique de l’UE en matière d’élargissement. Cette vision stratégique s’est estompée ces dernières années, alors même que resurgissent dans la région (et au-delà) d’importants enjeux en matière de migrations, sécurité, démocratie, géopolitique, etc. Ces enjeux affecteront l’avenir des pays de la région tout autant que celui de l’UE. L’intégration de fait, qui s’est opérée ces vingt dernières années, rend en effet l’avenir de la région indissociable de celui de l’UE. Comment l’UE, par exemple, gèrera-t-elle demain ses crises migratoires si elle « perd » les Balkans occidentaux ? Il se trouve qu’à cet égard et à bien d’autres, l’UE et les pays des Balkans occidentaux ne disposent pas de meilleur cadre pour penser cette indissociabilité que celui offert par l’élargissement ou l’adhésion. Le bilan relativement sombre que l’UE peut tirer de son Partenariat oriental mis en place il y a dix ans est ici révélateur. La recette offerte par l’UE aux pays de son voisinage oriental, tablant sur une intégration sans perspectives d’élargissement, ne fonctionne pas. 

Mais plus encore que cet entrelacement, c’est la mission originelle de l’UE qui est en jeu dans les Balkans occidentaux. Celle du projet politique d’une Union ambitieuse, ouverte, non figée et progressiste, émanant d’une vision inspirant les citoyens, combattant les nationalismes et transformant l’histoire du continent. Ce projet politique est d’une nécessité absolue dans les Balkans occidentaux. Pour les pays de la région, mais aussi pour l’Union, dont la mission historique, l’ethos et la raison d’être sont en jeu. 

Si l’UE ne peut plus compter sur le consensus tacite qui lui a permis de mener à bien ses précédents élargissements, alors il lui faut revenir aux fondamentaux. Réitérer les promesses d’adhésion, maintes fois invoquées (dernièrement à Sofia en 2018), ne suffit plus à convaincre les populations européennes. Il faut désormais réfléchir et réaffirmer le « pourquoi » : pourquoi l’élargissement demeure aujourd’hui un objectif stratégique que les processus d’intégration seuls ne parviendront pas à atteindre ? Quelle contribution l’adhésion des pays des Balkans occidentaux peut-elle faire à l’ordre politique européen ? Et à quelle Union les pays des Balkans occidentaux aspirent-ils en réalité ?

Mais ce n’est pas tout. Si les réponses stratégiques avancées par l’UE aujourd’hui comportent plusieurs écueils, alors il convient d’élargir le champ de réflexion et penser l’adhésion en dehors des cadres établis. Des contributions à cette réflexion existent. Elles proposent par exemple de réaxer l’approche de l’UE en matière de conditionnalité sur les valeurs clés défendues par l’UE ; d’identifier les leviers de croissance et de lancer un plan de développement socio-économique dans la région ; de muscler la dynamique politique propre au Processus de Berlin et favoriser l’intégration régionale ; de modifier les procédures décisionnelles au sein du Conseil ; d’introduire des mécanismes assurant un maintien de la conditionnalité après l’adhésion, voire d’introduire un statut « d’État membre à l’essai » ; d’encourager les migrations circulaires comme vecteur de modernisation et développement ; de repenser l’élargissement et l’adhésion à l’aune du principe fondateur de solidarité, etc. Ces propositions, et bien d’autres encore, préconisent un changement de prisme dans l’approche de l’Union. Seront-elles entendues ?

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