L’Iran, vers la fin d’une attente

À quelques semaines de l’élection présidentielle aux États-Unis, Farid Vahid s’interroge sur les conséquences pour l’Iran de la réélection de Donald Trump ou de la victoire de Joe Biden.

L’élection de Donald Trump le 8 novembre 2016 comme président des États-Unis a semé l’inquiétude en Iran mais aussi dans les milieux diplomatiques du monde entier. Une inquiétude légitime pour les Iraniens, car dès le premier jour de son élection, le nouveau président américain adopte une position radicale vis-à-vis de Téhéran. En faisant le pari d’un regime change pour certains ou d’un meilleur accord que celui du président Obama pour d’autres, les conseillers de Donald Trump ont convaincu ce dernier de sortir de l’accord nucléaire de 2015, le JCPoA, fruit de plusieurs années de négociations intenses entre Iraniens et grandes puissances mondiales. Quatre ans plus tard, la stratégie de « pression maximale » de l’administration américaine, par ailleurs intensifiée par la crise de la Covid-19, montre ses limites. Certes, l’économie iranienne se porte extrêmement mal et la population iranienne en subit de plein fouet les conséquences, l’influence iranienne a peut-être diminué dans la région en raison de problèmes internes, mais le régime iranien n’a pas changé de nature ou de comportement. L’isolement sans précèdent de Washington au Conseil de sécurité des Nations unies au sujet du renouvellement des sanctions d’armements est le signe fort que l’accord de Vienne est toujours en vie et que les Iraniens et les autres signataires de l’accord, notamment les Européens, sont tous d’accord sur la nécessité de le sauver. Alors quel est l’avenir pour cet accord en cas d’élection de Joe Biden ? Quelle sera la réaction de Téhéran si Donald Trump est réélu ? Les réformistes et les modérés en Iran peuvent-ils toujours espérer au printemps prochain une victoire à l’élection présidentielle ? Les prochains mois, porteurs de nombreux changements, sont à scruter avec beaucoup d’attention.

Dans le cas où Joe Biden serait élu, il n’est pas absurde de dire que la République islamique d’Iran sortira géopolitiquement plus forte de cette épreuve. Les partisans du régime auront pour argument que même un président radical comme Trump et la crise de la Covid-19 n’ont pas pu renverser le système. Cela ne signifie pas pour autant que le pays se redressera, les dirigeants iraniens devant faire face à de nombreux défis dans l’année à venir. Il existe aujourd’hui une réelle crise de confiance entre la population iranienne et l’État. De plus, la crise économique atteint des niveaux très inquiétants ; la chute drastique de la valeur de la monnaie iranienne, la baisse des revenus pétroliers de 100 à 8 milliards de dollars, l’augmentation de l’inflation et le chômage de masse inquiètent sérieusement les analystes et les responsables de tous bords. Dans ce contexte, l’incompétence et la corruption de certains responsables sont très mal perçues par la population. Cela explique le discours actuel anti-corruption de quelques dirigeants qui aspirent à des postes clés dans un avenir proche, tels que Parviz Fattah qui se positionne pour la prochaine élection présidentielle ou Ebrahim Raïssi qui se présente comme potentiel éligible au poste de Guide de la Révolution.

Sur le plan de la politique étrangère, Téhéran avait fixé pour objectif de résister aux quatre années de Donald Trump avec une politique de « patience stratégique » et d’« économie de résistance ». Saeïd Hajjarian, grand théoricien des réformistes en Iran, a déclaré récemment lors d’un entretien que « le temps passe, au désavantage du pays » et que si l’État iranien ne mène pas rapidement des réformes structurelles, il sera peut-être « très vite trop tard ». Selon lui, il est nécessaire pour le gouvernement iranien de négocier avec les grandes puissances étrangères sur des sujets clivants comme le rôle de l’Iran dans la région ou le programme des missiles balistiques. La question qui se pose est la suivante : l’exécutif actuel en Iran aura-t-il la légitimité et la confiance de la population mais aussi des autres institutions du régime pour mener à bien ces négociations ? Il est évident qu’une victoire de Joe Biden ouvrira une fenêtre qui permettra au gouvernement d’Hassan Rouhani d’apaiser les tensions et la crise économique, et ainsi espérer une victoire des réformistes à l’élection de l’année suivante. Pour le professeur Zibakalam, enseignant à la faculté de droit et de sciences politiques de l’Université de Téhéran, les conservateurs iraniens ne laisseront pas le gouvernement de Rouhani conclure un nouvel accord avec les Occidentaux. Selon lui, les conservateurs souhaitent mener eux-mêmes les futures négociations, que ce soit avec Joe Biden ou Donald Trump. Un accord avec Washington améliorera la situation économique iranienne et donnera de la légitimité à celui qui aura conclu cet accord. L’hypothèse d’un président conservateur iranien qui aura la confiance du Parlement et du Guide, et qui sera assez pragmatique pour négocier avec Joe Biden ou Donald Trump, est tout à fait probable. Mais il ne faut pas être naïf : pour une grande partie des conservateurs, l’anti-américanisme est un pilier de l’idéologie et de la nature même de la République islamique. Il est en effet compliqué d’imaginer un conservateur iranien serrer la main de celui qui a ordonné l’assassinat du général Soleimani. Le rapprochement entre Téhéran et Pékin et les discussions entre les responsables des deux pays au sujet d’un « accord de coopération » de vingt-cinq ans peuvent être considérés comme une éventuelle voie de sortie pour Téhéran si Donald Trump est réélu. Malgré le slogan républicain “ni l’Est, ni l’Ouest, la République islamique” affiché à l’entrée du ministère des Affaires étrangères iranien, depuis plusieurs années une alliance stratégique entre l’Iran et l’Est s’est renforcée au point où la République islamique qui se présente comme défenseur des musulmans du monde n’a jamais réagi à l’oppression des Ouïgours par l’État chinois. En effet, l’ayatollah Khamenei avait pourtant critiqué dans ses discours la situation des musulmans en Inde, en Birmanie et plus récemment, dans les pays occidentaux à l’occasion de la republication des caricatures du Prophète par Charlie Hebdo, illustrant selon lui la « haine des appareils politiques et culturels du monde occidental vis-à-vis de l’Islam et des musulmans ».

Ce qui est certain, c’est que la situation économique actuelle qui résulte des sanctions américaines mais aussi de la crise de la Covid-19 ne permet plus aux dirigeants iraniens de demeurer inactifs. L’élection de Joe Biden et un éventuel retour des États-Unis au sein du JCPoA mèneront à des négociations entre Téhéran et Washington sur d’autres sujets, mais ce dans le cadre de l’accord de Vienne, terrain de discussion déjà établi, et avec la participation des autres signataires (P5+1 – États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie, Chine et Allemagne). C’est pour cette raison que tous les signataires de l’accord, notamment la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne s’opposent au déclenchement par Washington d’une clause du JCPoA, connue sous le nom de snapback qui prévoit le retour de toutes les sanctions de l’ONU contre l’Iran. L’isolement diplomatique de Washington à l’ONU illustre les limites de l’unilatéralisme américain mais aussi la solidité juridique du JCPoA. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’administration américaine ne trouvera pas une solution afin de vider l’accord de tout sens.

L’accord conclu le 26 août dernier entre l’Agence de l’énergie atomique de l’Iran et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) s’inscrit dans ce contexte. L’Iran a accepté volontairement de donner accès à deux sites sur demande des inspecteurs de l’Agence. Téhéran cherche ainsi à ne donner aucun prétexte pour un éventuel retour des sanctions internationales.

L’avenir du JCPoA aura également un impact considérable sur la situation régionale. Si certaines valeurs de la République islamique et des pays européens comme la France ne sont pas compatibles, d’un point de vue purement géopolitique, un Iran stable est bénéfique pour les pays régionaux et l’Europe. Un Iran coopératif peut évidemment aider à la résolution de nombreux conflits dans la région à l’instar de la Syrie, du Yémen et du Liban. Pour ce faire, il est nécessaire que le JCPoA soit appliqué et que le dialogue soit maintenu afin d’avancer sur d’autres sujets.

Si nous pouvons dire aujourd’hui que le régime iranien a survécu à quatre ans d’acharnement et de pression maximale américains, nous pouvons également dire qu’après les élections américaines (quel qu’en soit le résultat), Téhéran devra prendre des décisions difficiles. Il est également important de préciser que s’il n’y a pas de « révolution » ou de changement de régime en Iran, ce n’est pas nécessairement parce que les Iraniens soutiennent le système. Le mécontentement est bien réel au sein de la population iranienne, et la société civile et la jeunesse iraniennes aspirent à toujours plus de liberté. Et comme l’a déclaré récemment l’ancien président de la République et chef de file des réformateurs, Mohamad Khatami, « l’État doit satisfaire le peuple car la satisfaction des demandes du peuple est la condition majeure de la survie du système ». Le ministère de l’Intérieur iranien s’inquiète d’ailleurs du taux de participation à la prochaine élection présidentielle, un taux faible favorisant les conservateurs. Les prochains moins sont donc d’une importance cruciale pour le régime mais aussi pour l’ayatollah Khamenei. Depuis trente-et-un ans qu’il est en fonction, le Guide de la Révolution, numéro un de la République islamique, souhaite préparer le terrain pour son successeur. Une réélection de Donald Trump et une intensification de la pression économique peuvent éventuellement causer des révoltes et des manifestations sans précédent, mettant à mal la stabilité du pays.

La population est la principale victime de la politique iranienne de Washington et l’issue des élections américaines sera ainsi pour elle majeure ; elle y trouvera un second souffle ou subira une montée des « durs » en Iran.

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