L’Irak déchiré entre l’Iran et les États-Unis

Farid Vahid, coordinateur de Thinkestân et responsable produit chez Jahan Info, décrypte la situation politique très instable en Irak et les rapports de force en jeu – entre notamment les États-Unis et l’Iran – et le rôle et les effets « stratégiques » de la crise liée à l’épidémie de Covid-19.

L’accord de paix entre les Taliban et le gouvernement américain en Afghanistan et la situation actuelle en Lybie montrent combien l’engagement militaire d’un pays dans un autre sans bonne compréhension de ce dernier et sans vision à long terme peut provoquer un marasme. L’Irak est également un autre très bon exemple.

La situation interne de l’Irak résulte en grande partie de la corruption de ses dirigeants et de l’ingérence de puissances étrangères. En automne dernier, un grand mouvement de protestation se forme, aboutissant à la chute du gouvernement. Depuis, deux candidats au poste de Premier ministre n’ont pas obtenu le soutien du Parlement pour former un gouvernement.

Un troisième, Mustafa al-Kazemi, chef des services de renseignement irakiens depuis 2016, s’est vu confier le 9 avril dernier la responsabilité par le président de former un gouvernement. Si sa nomination est bien reçue dans l’ensemble par les partis politiques irakiens, le soutien des partis chiites est conditionné par le départ des troupes américaines du territoire irakien, ligne stratégique soutenue par l’Iran depuis l’assassinat du général Soleimani. Certaines sources suggèrent qu’al-Kazemi aurait joué un rôle dans l’élimination du général iranien par l’armée américaine, rôle démenti par une commission d’enquête parlementaire. Ancien journaliste et écrivain s’étant exilé en Iran puis en Europe sous le régime de Saddam Hussein, al-Kazemi est une personnalité respectée et connue pour son indépendance politique. Son gouvernement doit être approuvé par un vote cette semaine au Parlement. Les 22 ministères qui le composent ont été répartis de la façon suivante ; 11 ont été accordés aux partis chiites (dont les Affaires étrangères, l’Intérieur et le Pétrole), 6 aux partis sunnites (dont la Défense et l’Enseignement supérieur), 3 aux partis kurdes (dont les Finances et l’Électricité) et 2 aux autres minorités.

Même si al-Kazemi fait consensus, il ne faut pas oublier que ses prédécesseurs ont échoué et que la situation interne politique est instable en raison notamment des rivalités entre les différents groupes chiites. Le général Soleimani avait réussi à les mettre au diapason. Maintenir cette unité est un enjeu majeur pour son successeur, le général Gha’ani, celui-ci ne maîtrisant pas l’arabe et ayant moins d’expérience opérationnelle en Irak. 

Pour la République islamique d’Iran, l’Irak représente une porte d’entrée du monde arabe. Dans leur discours officiel, les responsables iraniens parlent du monde musulman dans son ensemble et critiquent la division chiite/sunnite considérée comme une stratégie des Américains pour le diviser. En pratique pourtant, Téhéran s’est appuyé sur cette identité commune religieuse pour asseoir son influence dans la région. L’Irak est ainsi le premier pas vers « l’axe de la résistance » ou ce que les Occidentaux appellent « le croissant chiite ».

Paradoxalement, alors que l’une des priorités des gouvernements américains, républicains comme démocrates, a toujours été de diminuer l’influence de l’Iran dans la région, l’invasion par les États-Unis de l’Irak en 2003 sous George W. Bush l’accélère.

Depuis la chute de Saddam Hussein, Sepah-e Qods, la branche d’opération extérieure des Pasdarans, a pu augmenter son influence politique, militaire, économique et culturelle sous le commandement du général Soleimani qui possédait une parfaite connaissance des acteurs irakiens et de la langue arabe. L’avènement de l’État islamique a été l’occasion parfaite pour la montée en puissance des milices chiites en Irak. Aujourd’hui, après cette victoire militaire, elles possèdent une légitimité auprès d’une partie de la population.

Le départ des troupes américaines d’Irak est une promesse de campagne de Donald Trump. Néanmoins, Washington n’est pas prêt à donner toute la place à l’Iran, d’où l’assassinat de Soleimani, trait d’union entre les milices chiites et les Iraniens. Selon un article du New York Times, publié le 27 mars dernier, Mike Pompeo – secrétaire d’État des États-Unis – et Robert C. O’Brien – conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump – auraient proposé une attaque de grosse ampleur contre Kataeb Hezbollah, principale milice chiite irakienne soutenue par le régime iranien. De fait, cette milice, dont le commandant a été tué en même temps que Soleimani et comprenant des milliers de membres, est investie dans la politique et l’économie, et possède des institutions caritatives et culturelles, sur le modèle des Gardiens de la révolution iraniens. Elle incarne donc d’une certaine manière le modèle d’exportation de la révolution iranienne. Le commandant des forces américaines en Irak s’est opposé à une telle attaque ; les troupes ne sont pas en nombre suffisant et pas prêtes. Il existe ainsi deux courants à Washington représentés par Mike Pompeo d’une part et les militaires d’une autre, plus pragmatiques et conscients de la dangerosité d’une telle action.

Mais les récents mouvements militaires des Américains en Irak sont des signaux inquiétants. Les plus petites bases américaines, victimes régulières d’attaques de roquettes et de manifestants, ont été évacuées et leurs troupes se sont regroupées à la base militaire Al Assad, difficile d’accès. Selon eux, le personnel a été regroupé pour mieux lutter contre la crise du Covid-19. Plus récemment, des Patriots, système de missiles d’interception anti-aérienne, ont été installés et certaines sources évoquent la volonté d’y installer l’ambassade américaine. Ce sont là les signes de préparation d’une éventuelle attaque. Les États-Unis auraient souhaité profiter de la crise du Covid-19 en Iran et de la vulnérabilité de Téhéran, mais en raison de l’ampleur de la crise sanitaire qui les touche actuellement, une opération extérieure militaire semble pour le moment peu probable.

La principale victime de cette situation est bien entendu l’Irak, sa jeunesse, sa démocratie et sa souveraineté. Il est le terrain de confrontation entre deux puissances qui se servent de ses divisions ethniques et religieuses pour asseoir leur influence. Or c’est un pays qui possède des ressources énergétiques importantes et qui bénéficie d’une position stratégique au Moyen-Orient. Bagdad doit dépasser ses problèmes de corruption pour ne pas devenir un vassal de l’Iran ou un pays satellite des intérêts américains. L’Union européenne aurait un rôle stabilisateur à jouer comme elle aurait pu avoir un rôle en Syrie ou au Yémen. Malheureusement, son manque d’unité en matière de politique étrangère ne le lui permet pas et c’est bien regrettable.

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