Dans un contexte où le terme « woke » et ses dérivés sont omniprésents dans le débat public, souvent accompagnés de polémiques sur leur impact culturel et sociétal, Élodie Baussand, fondatrice de Tenzing conseil, et Denis Maillard, co-directeur de l’Observatoire de l’engagement de la Fondation, proposent une réflexion sur leur éventuelle traduction dans le monde de l’entreprise, explorant la réalité des pratiques identitaires dans les organisations françaises, leur origine, leur portée et leur perception. Loin d’une invasion massive, ces phénomènes apparaissent davantage comme des réponses aux attentes sociétales ou des initiatives marketing que comme un tournant structurel.
« Woke », « wokisme », « wokistes », ces mots sont sur toutes les lèvres, sous toutes les plumes, jetés dans le débat public la plupart du temps pour s’en méfier, les dénoncer ou en retracer l’histoire : le « virus » viendrait de la French Theory des années 1960-1970 qui aurait muté lors de son passage aux États-Unis pour nous revenir sous forme d’une fièvre identitaire. Une fièvre éditoriale également, car on ne compte pas moins d’une vingtaine d’essais sur le sujet publiés ces deux dernières années.
C’est généralement le « wokisme » en tant que phénomène culturel qui fonde ces analyses ; la sphère économique n’est pas oubliée1On pense notamment aux essais d’Audrey Millet, Woke washing. Capitalisme, consumérisme, opportunisme (Les Peregrines, 2023) et d’Anne de Guigné, Le capitalisme woke, quand l’entreprise dit le bien et le mal (La Cité, 2022)., mais les auteurs montrent généralement comment le capitalisme digère toute manifestation identitaire, dans la voie tracée par Daniel Bell2Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979. ou Luc Boltanski et Ève Chiapello3Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.. En revanche, on trouve peu de littérature sur l’entreprise elle-même et la façon dont ces phénomènes s’inviteraient dans le bureau des directeurs de ressources humaines (DRH).
Quelques livres font exception cependant. Comme celui de Laure Béréni sur Le management de la vertu4Laure Béréni, Le management de la vertu. Diversité en entreprise à New York et à Paris, Paris, Presses de Sciences Po, 2024. qui interroge les politiques de diversité entre obligations légales et injonctions morales, ou celui de Brice Couturier et Erell Thevenon, L’entreprise face aux revendications identitaires5Brice Couturier et Erell Thevenon, L’entreprise face aux revendications identitaires, Paris, PUF, 2023. qui se centre sur la question « woke » en entreprise. Toutefois, malgré une grande érudition sur les origines du « wokisme » et un propos mesuré, ce dernier ouvrage s’en tient à des exemples quasi exclusivement anglo-américains. Comme c’est le cas, encore récemment, avec le dernier livre de Julia de Funès6Julia de Funès, La vertu dangereuse. Les entreprises et le piège de la bien-pensance, Paris, L’Observatoire, 2024. dans lequel la philosophe spécialiste du management cite majoritairement des références datant, en réalité, de la mort de George Floyd en 2020 et se trouve dans l’incapacité de produire des cas hexagonaux lorsqu’elle évoque des réunions non mixtes se tenant, selon elle, dans des entreprises aujourd’hui. Si bien qu’on se demande s’il est possible de trouver, en France, des exemples d’entreprises livrées aux affres du « wokisme », en dehors des cas rabâchés de L’Oréal ayant retiré le mot « blanc » de certains produits, de Lego annonçant stopper – uniquement – la publicité de ses jouets à l’effigie des forces de l’ordre ou d’une boutique Nike fermée pour la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage, mais aussi de ces formations au management faisant droit au nouveau langage néo-féministe, d’enquêtes internes traduites de l’anglais insistant sur la race et le genre ou encore de la révision du catalogue de l‘Opéra de Paris dans le sens d’une plus grande inclusion des minorités visibles… De fait, tous ces phénomènes existent mais restent relativement marginaux dans l’océan du capitalisme français. D’où la situation dans laquelle nous nous trouvons où certains se persuadent d’un tournant « woke » de ce même capitalisme quand on peine, au contraire, à en trouver les preuves. A contrario, s’il n’existe pas en France d’entreprises « woke », pourquoi tant d’observateurs et d’auteurs ont-ils alors l’impression d’en voir partout ? Comment expliquer ce paradoxe ?
L’introuvable entreprise « woke »
Pour comprendre pourquoi l’entreprise « woke » semble introuvable, le mieux est de repartir de la définition du « wokisme » telle qu’on la découvre dans le livre de Brice Couturier et Erell Thevenon qui nous semble prendre en compte l’ensemble des manifestations, circonscrites aujourd’hui essentiellement aux États-Unis ou dans la sphère universitaire, parfois aussi dans le monde culturel :
« Le wokisme est une idéologie qui prend sa source dans une “déconstruction” préalable des savoirs (renvoyés à l’origine ethnique et sexuelle de leurs créateurs), transmue certaines identités collectives en mouvements politiques (“identity politics”) et redéfinit les rapports sociaux selon une logique conflictuelle binaire, opposant des catégories “victimisées” de manière institutionnelle (“racisme d’État”, etc.) à des catégories structurellement dominantes (blancs, mâles, hétérosexuels) »7Brice Couturier et Erell Thevenon, op. cit., 2023, p. 18.. Les « wokes » ont alors en commun de voir derrière toute différence, et non pas seulement à travers l’inégalité ou les discriminations réelles, un « système de domination » qui structure la civilisation occidentale et en constitue son péché originel. Ce qui aboutit paradoxalement « à excuser les comportements individuels inspirés par le racisme ou le sexisme dans la mesure où ils apparaissent ainsi comme prédéterminés par le “système” lui-même ». C’est ici que se trouve la face la plus sombre du phénomène.
Si l’on s’en tient à cette définition, il n’y a en effet rien dans les entreprises françaises qui s’apparente à du « wokisme ». Par ailleurs, toute demande de reconnaissance qui émerge des salariés ou toute proposition d’inclusion émanant des directions d’entreprise ne sont pas forcément le signe des manifestations « wokes ». C’est précisément ce qu’il va nous falloir expliquer. Cependant, le paradoxe que nous avons évoqué – si l’entreprise « woke » n’existe pas, pourquoi a-t-on l’impression de la voir ? – tient sans doute à l’ambiguïté propre au « wokisme » et à l’épithète « woke ». Ce dernier mélange et amalgame, en effet, des attitudes et des phénomènes divers, de l’acceptable au plus problématique.
L’ambiguïté du « wokisme » – si l’on accepte qu’il existe8En effet, les tenants de cette « déconstruction » ne se reconnaissent pas comme « wokes ». Tel est le cas de la politiste Alex Mahoudeau dans son ouvrage La panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire (Textuel, 2022) qui voit dans ce « moment woke » un exemple de « panique morale » cherchant à réduire au silence des portions de la société qui tentent de se faire enfin entendre (femmes, LGBTQIA+, minorités raciales…). Fuyant le débat, ils laissent leurs adversaires s’époumoner et dénoncer du « wokisme » dans n’importe quelle critique des discriminations, au point que certains en profitent alors pour avancer un véritable agenda réactionnaire. – tient à ce qu’il alterne en permanence une phase lumineuse ou progressiste « d’ouverture aux différences, de tolérance et de lutte contre les discriminations, qui répond à des enjeux et des réalités incontestables9Brice Couturier et Erell Thevenon, op. cit., 2023, p. 17. », et une face plus sombre faite d’excès et de dénonciations qui rappellent le plus pur style stalinien, des années 1930 et 1950, ou celui « gauchiste » des années 1960-1970. La nouveauté résidant toutefois dans le fait de « chercher en permanence des manifestations (de discriminations ou d’injustices) dans le but d’obtenir des preuves que ces discriminations sont bien “systémiques” et institutionnelles10Brice Couturier et Erell Thevenon, op. cit., 2023, p. 25. ». Difficile donc de balayer d’un revers de main tout ce que ce « grand réveil » (woke) a suscité tant la révolution en cours est profonde ; une révolution à la fois écologique, nouant un nouveau rapport à la nature, intime à travers le rééquilibrage des rapports entre les hommes et les femmes, et égalitaire enfin avec une sensibilité accrue aux discriminations.
Nous citons les termes « genre, race et climat » à dessein, car ce sont les trois thèmes autour desquels tournent actuellement les polémiques et les mobilisations faisant craindre à beaucoup le surgissement du « wokisme » dans l’entreprise.
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Abonnez-vousLe triangle de mobilisation « genre, race, climat »
On peut avancer qu’au-delà des mouvements sociaux (types « gilets jaunes » ou contestation de la réforme des retraites en 2023), les phénomènes identitaires de type « woke » s’articulent à peu près tous autour d’un triptyque que l’on appellera « triangle de mobilisation » dont les sommets sont représentés par trois variables incontournables : le genre, la race et le climat – chaque « cause » réinterrogeant alors son rapport à l’histoire dans sa propre sphère : histoire de la domination masculine, histoire coloniale ou histoire de la société industrielle, sans compter les variantes que sont l’histoire coloniale du capitalisme ou celle de « l’androcène » faisant des hommes les responsables de la crise écologique, etc. Ce triangle permet alors de penser ensemble les différentes mobilisations militantes que l’on constate aujourd’hui11Ces causes se recoupent-elles dans une forme d’intersectionnalité ? Si le vocabulaire militant a longtemps utilisé l’expression de « convergence des luttes », il lui préfère aujourd’hui celle d’intersectionnalité, expression à la fois descriptive (différentes discriminations se cumulent) et prospective (la jonction de ces luttes est l’horizon politique). Elle marque toutefois l’épuisement de la convergence elle-même par l’individualisation de chaque combat appelé désormais « activisme » : chacun choisit sa cause en fonction de son histoire, de son identité, de sa blessure, etc., ce qui empêche précisément la convergence souhaitée..
Remarquons toutefois que chaque sommet du triangle correspond à une question à laquelle les entreprises ont pour la plupart déjà répondu. Mais ce sont précisément ces réponses qui sont questionnées à nouveaux frais, parfois bousculées, et laissent alors penser que l’on a affaire à du « wokisme ».
Par exemple, l’intégration des minorités dites « visibles », issues de l’immigration postcoloniale, paraît remise en cause aujourd’hui par une nouvelle manière d’aborder cette réalité à travers un antiracisme dit « décolonial », dont l’utilisation d’un vocabulaire tiré de la sociologie tend à s’imposer – pensons au terme « racisé » par exemple. Néanmoins, on note une recomposition particulière, et pour le coup très « française », de cette question raciale. Sans nier le racisme et les discriminations dont peuvent être victimes principalement les Noirs et les maghrébins, l’histoire française n’est toutefois pas caractérisée par sa dimension raciale comme celle-ci marque l’histoire américaine : l’intégration des Noirs antillais s’est réalisée à travers leur inscription dans la Nation grâce à l’administration ; quant à la question maghrébine, elle est largement liée aux soubresauts d’une guerre d’Algérie qui n’en finit pas de hanter nos mémoires12Lire à ce sujet Arnaud Lacheret, Les intégrés, réussites de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine (Le Bord de l’eau, 2023) : l’auteur insiste notamment sur la différence de trajectoires existant entre descendants de familles algériennes et descendants de familles marocaines ou tunisiennes, ces derniers mettant seulement une génération à rejoindre la destin de la population majoritaire. – l’immigration subsaharienne liée à la colonisation étant pour sa part beaucoup plus récente. Par conséquent, la question raciale s’est recomposée de deux manières : d’une part, le territoire s’est imposé, à travers la politique de la ville et d’éducation prioritaire, comme le support principal de la lutte contre les discriminations (l’assignation à résidence des populations issues de l’immigration) ; d’autre part, la question des « Beurs », comme cela se disait dans les années 1980, a cédé la place à celle des musulmans en général13Sur le sujet, on se reportera à Nedjib Sidi Moussa, La fabrique du musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale, Montreuil, Libertalia, 2017.. C’est autour de la place de l’islam en France qu’est réinterprétée la mobilisation autour du thème de la race. En entreprise, celle-ci prend alors la forme de la gestion du fait religieux et des questions de laïcité. Cette situation tient à la nature de l’histoire française où l’opposition à la religion a toujours été déterminante dans l’affirmation de l’État à partir du XVIe siècle, puis dans la construction de la Nation.
Même chose avec la thématique du genre. « Adressée » – comme on dit aujourd’hui – à travers les négociations obligatoires ou les index concernant l’égalité femmes-hommes, elle est aussi bousculée par l’onde de choc de la « révolution #MeToo » qui demande d’aller au-delà du formalisme légal et de transformer la culture et les rapports entre les sexes. Idem pour les premiers échos des questions d’identité de genre14On peut penser que les premiers échos des questions d’identité de genre, portées par le transactivisme dans la jeunesse, finiront nécessairement par entrer à leur tour dans l’entreprise. En effet, le transgenre – celui qui « passe » d’un genre à l’autre – ne représente pas seulement un affranchissement de la différence sexuelle, il incarne aussi l’idéal d’émancipation de la société moderne : sans mauvais jeu de mot, il est celui qui « se donne à lui-même ses propres règles »… D’où la fascination qu’il exerce aujourd’hui. : congés menstruels, congés avortement, égalité des congés maternité et paternité, charge mentale des femmes, mais aussi toilettes neutres, présentation du pronom avec lequel le ou la salarié·e demande à être « genré·e », prise en compte des transitions de genre, etc., toutes ces manifestations sont aujourd’hui à la porte des entreprises, certaines y sont déjà présentes. Tout ceci reste cependant minoritaire. En effet, la vague féministe n’a pas, là encore, la même teneur qu’aux États-Unis, et les réseaux de femmes en entreprises, par exemple, se sont très largement ouverts à la mixité. Cette spécificité n’est pas due à une soi-disant opposition entre une galanterie française douce aux relations entre les sexes et un froid juridisme anglo-saxon, mais bien à la faveur d’une permanence de la question sociale, marquée principalement par cette réalité incontournable des familles monoparentales composées à plus de 85% de femmes élevant seules leurs enfants. Car les manifestations que nous venons de rappeler, aussi importantes soient-elles, apparaissent encore marginales dans un féminisme français qui demeure, quoi qu’on en dise, universaliste. En effet, le néo-féminisme identitaire semble aveugle à sa propre sociologie : il est essentiellement un combat de femmes urbaines et éduquées. S’il porte sur des questions vitales pour toutes les femmes – la violence domestique par exemple et l’ensemble des violences sexistes et sexuelles –, il s’exprime aussi à travers des thèmes qui supposent à la fois une égalité salariale quasi réalisée et des conditions matérielles à peu près satisfaites, que l’on pense à l’exaltation du clitoris et de la puissance du féminin, au tabou des règles, à celui des trois premiers mois de grossesse ou du post-partum. Il politise donc le corps – c’est son principal apport15C’est ce qu’on appelle « le tournant corporel » du féminisme. Pour une vision synthétique des différentes « vagues » du mouvement féministe, lire Camille Froidevaux-Metterie, Le corps des femmes : la bataille de l’intime, Paris, Philosophie magazine éditeur, 2018. – mais demeure réticent à penser des corps socialement situés comme ceux de ces mères seules précarisées16La dernière étude de la Fondation Travailler autrement réalisée avec Occurrence et en partenariat avec Diot Siaci et Temps commun montre que sur 100 femmes actives élevant seules leurs enfants, 73% appartiennent à ces catégories de travailleurs essentiels mais invisibles : « Les invisibles édition 2024. Des vies sous contraintes », 29 avril 2024.. Là aussi, les entreprises, surtout celles qui emploient un personnel féminin issu de milieux populaires (soin, commerce, nettoyage, restauration, etc.), se préoccupent surtout d’alphabétisation, de garde d’enfants, de transports et de violences sexuelles17Au-delà des réseaux internes dédiés aux femmes, mais le plus souvent mixtes, on pense aussi à des programmes comme « Les tremplins du cœur » pour l’insertion des femmes éloignées de l’emploi ou des solutions RH de gestion des mobilités internes comme « 1 Km à pied » ou encore les « voyages de reconnaissance » avec un droit au retour entre certains établissements de soins, par exemple. Et bien sûr les programmes de maîtrise de la lecture et de l’écriture développés avec les Greta départementaux..
Enfin, s’agissant du climat, même si l’on s’éloigne un peu de passions proprement identitaires, la transition écologique constitue aujourd’hui la cause qui mobilise le plus, non seulement la jeunesse salariée, mais aussi l’entreprise tout entière. L’expression de cet intérêt soutenu prend la forme d’un « hyper présentisme » de la jeunesse qui s’imagine « coincée » entre un hier qui ne peut plus faire loi et un demain qui ne fait pas envie ; le « tout, tout de suite » tend alors à prévaloir. Ce qui se traduit dans la société par un appel soutenu au droit, comme avec L’affaire du siècle qui a assigné l’État en justice pour inaction climatique. Mais on peut tout à fait imaginer à très court terme que des salariés activistes attaquent, à leur tour, leur employeur pour inaction climatique ou détérioration du bilan carbone de l’entreprise… En 2018, plusieurs milliers de salariés américains de Google n’avaient-ils pas dénoncé un projet d’intelligence artificielle entre leur entreprise et le Pentagone ? En France, de cette ébullition, les entreprises ne connaissent encore qu’un frémissement et le sujet est pour le moment porté par des collectifs d’un nouveau genre représentant un débouché naturel à la mobilisation spontanée de salariés préoccupés par la question climatique18Fédérés au niveau national, ceux qui sont devenus « Les collectifs » se donnent comme mission – en dehors des instances de direction ou de représentation formelles – de réunir et de coordonner des salariés engagés sur la question climatique dans le but de transformer les entreprises de l’intérieur. Conçus comme un « nouveau mouvement social », « Les collectifs » sont à la charnière de la revendication, comme pourrait le faire un syndicat, et du mode projet, comme cela se pratique dans les entreprises et le monde du conseil dans le but d’obtenir plus rapidement des résultats concrets..
Ainsi, s’il n’existe pas à proprement parler d’entreprises « woke », on enregistre néanmoins, comme on vient de le voir, un certain nombre d’indices qui montrent que, sur les trois thèmes de mobilisation, les choses évoluent. Ainsi, des sensibilités demandent à être prises en compte qui peuvent sans doute faire penser à une évolution vers une forme de « wokisme » comme certains en ont peur. Comment les entreprises répondent-elles, alors, à ces demandes ? C’est l’objet principal des politiques de diversité et d’inclusion qui sont malheureusement trop peu étudiées. Elles représentent pourtant le vecteur privilégié de possibles logiques identitaires identifiées comme « woke ».
Sous le « wokisme », la diversité et l’inclusion
« On entend par “entreprises woke”, écrivent Brice Couturier et Erell Thevenon, des entreprises qui relaient le mouvement identitariste victimaire, par leur stratégie commerciale, de communication ou leurs politiques internes, en particulier de gestion des ressources humaines (et donc) des entreprises que l’on pourrait qualifier d’aveugles, d’opportunistes, de militantes, voire de prosélytes19Brice Couturier et Erell Thevenon, op. cit., 2023, p. 67-68. ».
Dans un cadre français, cette remarque nous semble souffrir d’une indifférenciation à plusieurs niveaux, la rendant ainsi moins opérante : outre l’amalgame entre les secteurs d’activité et les tailles d’entreprises, du CAC 40 à la PME – ce qui nous permet de souligner aussi qu’il n’est pas de politiques identitaires sans moyens financiers conséquents –, il est nécessaire, en premier lieu, d’opérer une distinction entre les réponses apportées par les entreprises selon que celles-ci subiraient une revendication de la part de leur salariés ou de leurs clients – ce qui reste encore à montrer car les demandes réelles des salariés ne sont, a priori, pas toutes victimaires – ou qu’elles proposent par elles-mêmes des politiques RH ou marketing à connotations identitaires. Ce qui amènerait alors à différencier ce qui provient d’une communication de marque de ce qui ressort de politiques RH naviguant à vue… Ce qui nous amène surtout, en second lieu, à opérer une distinction entre les fonctions de l’entreprise mises en jeu dans l’introduction de logiques identitaires : communication, marketing ou RH ? Cette distinction est importante car, sans elle, on s’interdit de comprendre quelles sont les conditions nécessaires à l’introduction d’une politique identitaire dans l’entreprise. C’est ici que les politiques de diversité et d’inclusion peuvent entrer en ligne de compte comme vecteur possible des logiques identitaires.
Malheureusement, le bilan des politiques de diversité et d’inclusion conduites depuis quarante ans (souvent en relais de la politique de la ville) n’a pas encore été tiré. En effet, si les entreprises sont depuis longtemps convaincues de l’intérêt de diversifier la culture, l’expérience, les parcours ou l’origine de leurs salariés, on assiste toujours, en matière de diversité, à une incorporation de problématiques extérieures à l’entreprise sans toujours en mesurer les effets réels.
On a d’abord connu ce que l’on pourrait appeler « l’entreprise providence » : celle à qui l’on a demandé de réparer ce que l’État n’arrivait pas à régler, faisant en sorte que l’entreprise ressemble à ce que la société dit d’elle-même ; ce fut l’occasion d’actions mi-sociales mi-identitaires allant du recrutement de publics défavorisés à la valorisation des minorités dites « visibles » en passant par la banalisation de l’homosexualité. Mais peu à peu, la diversité a cédé le pas à « l’entreprise inclusive » dont l’objectif est que chacun puisse s’épanouir, être soi-même et en confiance. Et ce dans une logique d’implication fondée sur la subjectivisation du travail – donner le meilleur de soi-même. Chaque salarié a alors été prié de venir avec sa personnalité, sa créativité et donc… son identité. Les demandes singulières concernant la religion, le genre, les régimes alimentaires ou la présence d’animaux au travail deviennent par conséquent plus complexes à satisfaire. C’est pourquoi les politiques de diversité ont pris récemment un tournant « communautaire » dans une acception large de ce terme : on peut alors parler d’une « entreprise miroir » se demandant à qui ou à quoi, c’est-à-dire à quelle communauté, celle-ci souhaite ressembler. La plupart du temps à ses clients, parfois à d’autres parties prenantes.
Les politiques de diversité et d’inclusion, sur lesquelles aucune entreprise ne peut plus faire l’impasse aujourd’hui, reflètent moins « l’assaut wokiste » tant redouté qu’une mise en conformité commerciale avec la société multiculturelle dans laquelle l’entreprise évolue. En effet, au-delà du ressenti occasionné par les éléments de langage utilisés par des entreprises « bienveillantes », « dédiées à faire grandir » ou « accueillant les singularités », l’inclusion et la diversité sont des marqueurs de légitimité pour toutes les entreprises, notamment les cotées et les plus grandes d’entre elles. À telle enseigne que le risque aujourd’hui n’est pas tant le tournant identitaire des entreprises, dans le sens « woke » et communautariste que l’on a vu, qu’une accentuation du penchant individualiste et « singulariste » à l’œuvre depuis des décennies ; soit une individualisation de la relation aux salariés, presque à chacun d’entre eux, entraînant par contrecoup un véritable « risque salarié ». À cet égard, il est intéressant de constater que la tentative de définition de « l’entreprise républicaine » proposée par Benoît Lozé et Arielle Schwab, d’Havas Paris, montrait, en 2021, que les premiers horizons d’attente des Français à l’égard des valeurs portées par les entreprises concernaient en premier lieu le patriotisme économique, les relocalisations ou le made in France, puis l’égalité et le mérite, bien avant l’universel et la résistance à une conception communautaire de la société20Sondage Ifop pour Havas Paris sur « Entreprise et République », avril 2021..
Le « risque salarié », produit de la subjectivisation du travail
Les travaux de sociologie du management, comme ceux de Danièle Linhart par exemple21Danièle Linhart, La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Toulouse, Erès, 2015., analysent bien la logique de subjectivisation du travail à l’œuvre depuis le début des années 1970, comme une réponse à la grande crise de 1968 et aux répliques qui l’ont suivie : depuis cette époque, la pratique et le discours managériaux ont poursuivi leur course jusqu’à nous sous le signe d’une personnalisation de la relation de travail tout en demandant en permanence de l’engagement au service du collectif22Ce paradoxe est trop peu mis en avant : alors que les entreprises ne jurent que par l’équipe, le collectif ou le projet, les évaluations, les promotions et même l’attribution de jours de télétravail restent majoritairement individuelles……
Au-delà du management opérationnel des équipes, cette tendance à la subjectivisation du travail s’est précisément matérialisée à travers les actions en faveur de la diversité et de l’inclusion qui ont représenté, comme on l’a dit, les meilleurs vecteurs de l’introduction des problématiques d’identité et de singularité dans le monde professionnel. Sans que l’on n’y prenne garde, l’injonction à « être soi-même » au travail ou à « venir comme vous êtes », qui en découle logiquement, s’est révélée en réalité paradoxale. En effet, la promotion dans le cadre du travail d’une amélioration de soi-même promeut non seulement une logique d’identité puisque le salarié est sommé de se présenter avec sa créativité, sa personnalité et pour tout dire son identité, mais elle peut, sans le vouloir, transformer également ce même salarié en un « risque augmenté » pour son employeur. C’est ce qu’on remarque en ce qui concerne le fait religieux au travail : les logiques d’acceptation ou de promotion de l’identité religieuse dans le cadre professionnel peuvent in fine entrer en contradiction avec les règles communes de l’entreprise et la fragiliser – ce qui a obligé le législateur à introduire en 2016 une possibilité de neutralisation de l’espace de travail au moyen du règlement intérieur23Pour une approche exhaustive de ces questions, voir Denis Maillard, Quand la religion s’invite dans l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.. De ce point de vue, on note une contradiction possible entre, d’un côté, la vie en commun en entreprise assise sur les valeurs promues par l’entreprise et, de l’autre, un discours managérial appuyé par le code du travail.
La réalité, c’est que les principes généraux (et généreux) de bon nombre de programmes de diversité et d’inclusion masquent des problématiques plus complexes et peu souvent commentées. Ainsi, chaque scénario d’accompagnement personnalisé, entendu comme une réponse propre à toute singularité, entraîne en retour un risque de dépassement de limites et apparaît comme potentiellement vecteur d’une nouvelle gestion de risques. En d’autres termes, comment faire respecter une règle commune – la règle du jeu de l’entreprise – si l’objectif est de répondre au besoin singulier de chaque public (une règle pour chacun) ? Si bien qu’en régime de diversité, une nouvelle question se pose aux employeurs, celle de savoir quel est le risque attaché à chaque salarié ou nouvel embauché : en recrutant cette personne, quel risque peut-elle entraîner de par la satisfaction qu’elle est en droit d’attendre de sa singularité, si telle est la promesse d’inclusion de l’entreprise ?
Certes, comme le montre bien Philippe d’Iribarne dans un de ses ouvrages consacré au fait religieux24Philippe d’Iribarne, Islamophobie : intoxication idéologique, Paris, Albin Michel, 2019, notamment le chapitre intitulé « Les employeurs sont-ils islamophobes ? »., recruter, c’est nécessairement anticiper un risque. Toutefois, les normes attachées aux politiques de diversité et d’inclusion, en promouvant non pas seulement l’acceptation mais bien la reconnaissance des singularités et des identités, rehaussent d’autant la menace prise à vouloir les satisfaire. Ce qui nous ramène à une question classique : la diversité joue-t-elle contre l’égalité ? Et la fierté (pride) contre le commun ? Résultat, chaque collaborateur devient un risque potentiel. Si la cartographie des risques en entreprises – le fameux Document unique – ne prend en compte que des risques généraux pouvant s’actualiser sur des individus particuliers, mais pouvant aussi – en toute logique – arriver à tout le monde, un autre type de « document unique » (au sens de l’unicité de la personne salariée) pourrait s’avérer désormais nécessaire, permettant de rattacher la gestion du risque à des individus singuliers. Mais ce faisant, on s’éloignerait manifestement de l’objet central de l’entreprise et des RH qui reste celui du travail. Si bien qu’une question se pose derrière les problématiques d’identité ou de singularité : l’entreprise doit-elle d’abord permettre à ses collaborateurs de bien vivre leur identité ou de bien vivre leur travail ?
L’entreprise en tension
Nous faisons ainsi l’hypothèse que l’introduction des problématiques identitaires n’est en effet possible que si l’entreprise se décentre de la question centrale du travail et donc du service qu’elle rend et du produit qu’elle fournit, ou encore de la reconnaissance des externalités dont elle s’estime responsable, tout ceci pour présupposer des attentes morales ou idéologiques à ses parties prenantes en se centrant sur une « cause » à défendre.
On touche ici au véritable tournant identitaire de l’entreprise française, loin d’un « assaut wokiste », mais favorisé au contraire par des logiques d’impact, de raison d’être ou de diversité et d’inclusion. Ce faisant, nous avons conscience de renverser la perspective habituelle concernant le « wokisme », puisque le risque identitaire s’apparente alors plus à une tentation émanant des directions qu’à une revendication explicite ou collective provenant des salariés – sauf à leur présupposer, là encore, des attentes morales ou politiques jamais clairement formulées. Ce qui permet de mieux prendre conscience des raisons du paradoxe que nous évoquions au départ : l’impression d’un « wokisme » en entreprise repose avant tout sur la surréaction que peuvent avoir des directions vis-à-vis de demandes leur semblant aller dans le sens des valeurs d’ouverture et d’inclusion qu’elles aimeraient incarner en externe, confondant ainsi allègrement marque employeur, marketing réputationnel et politique RH avec les préoccupations premières des salariés qui sont aujourd’hui centrées sur la place accordé au travail dans la vie, à la reconnaissance salariale et à la qualité de vie au travail.
L’élaboration de ce qu’on appelle « la marque employeur », dans un moment où l’image et la réputation d’une entreprise sont des atouts concurrentiels, s’appuie sur des présuppositions morales. En effet, on prête aux futurs salariés, surtout aux plus jeunes, des attentes particulières, progressistes ou vertueuses, à l’instar des produits ou des services que l’on propose. À ses salariés comme à ses clients, l’entreprise fait une promesse : cultiver ou acquérir une meilleure version de soi-même (a better me). Or, les imaginaires actuels du libéralisme culturel ne mobilisent un tel better me que sur un mode identitaire ou encore inclusif, fluide, ouvert, etc. Tout ce que Laurent Bouvet a pu appeler « l’âge identitaire »25Lire à ce sujet le petit essai Le péril identitaire, dans Denis Maillard, Gilles Clavreul, Jean-François Dunyach et Nathalie Wolff, Laurent Bouvet, portrait d’un intellectuel engagé, Paris, L’Observatoire, 2022., lequel ayant pris naissance aux États-Unis au milieu des années 1970 s’épanouit aujourd’hui dans l’ensemble du monde occidental. Ainsi, l’âge identitaire représente une torsion idéologique du libéralisme qui place l’affirmation des droits individuels et collectifs – déterminés par des caractéristiques de genre, de race, d’origine ou de religion – au-dessus de l’appartenance à une catégorie sociale, et plus encore à la communauté politique. Chaque événement, chaque situation mettant en scène une problématique identitaire, de #MeToo aux attentats, de l’immigration aux séries télévisées, du déboulonnage de statues aux violences policières en passant par les polémiques autour du voile islamique, tout est alors analysé sous un angle identitaire. À cette aune, les logiques identitaires à l’œuvre dans l’entreprise n’apparaissent pas tant comme le fruit d’un processus RH très complexe que comme le résultat d’une simple prescription marketing adapté aux RH – et plus largement d’une confusion entre demandes communautaires et attentes individuelles à l’âge identitaire. De ce point de vue, le recrutement des collaborateurs, c’est-à-dire le marché de l’emploi, n’est, pour les entreprises, qu’un sous-marché sur lequel s’exerce un tel marketing des valeurs.
En effet, à part les manifestations du fait religieux qui obéissent à une autre logique, on recense un nombre restreint de salariés, souvent disséminés et surtout non coordonnés, exprimant des demandes identitaires ou de type communautaire. Mais c’est le traitement appliqué ensuite et la réponse apportée par l’entreprise qui font passer ces « remontées de terrain » pour de véritables « revendications », d’autant plus sensibles que celles-ci touchent la notoriété ou l’image de marque. Il est alors plus gratifiant de les faire siennes dans une politique d’engagement plutôt que de paraître les subir… Peut-on pour autant parler d’une vague de revendications communautaires ou assistons-nous plutôt à l’émergence de normes culturelles qui prennent racine dans des usages nouveaux et isolés ?
Pour nous faire bien comprendre, partons de l’un des sommets de notre « triangle de mobilisation », le genre, et de l’exemple frappant que représente cette pratique, heureusement très marginale, de ne pas partager les ascenseurs entre hommes et femmes. L’aspiration commune à l’égalité est partagée par une absolue majorité de salariés ; elle agit donc comme une forme de revendication dont l’adhésion est maximale car le combat parle à toutes et à tous et possède quelque chose d’universel. De ce fait, les mesures mises en œuvre par les entreprises sont plus facilement acceptées. Mais on note aussi de nouveaux usages marginaux dont on parle d’abondance bien qu’il ne s’agisse en rien de pratiques majoritaires chez les femmes – tel est le cas du non-partage d’un ascenseur. Pourtant, de plus en plus fréquemment, formations et politiques de lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) préconisent d’adopter cet usage de la non-mixité ou le recommandent au titre de « bonnes pratiques » – que l’on a découvert dans certains guides contre les VSS comme pratique possible « dans les espaces restreints » – alors qu’il s’agit en réalité d’une ségrégation à des fins préventives qui, en devenant prescriptive, induit insidieusement une culture de défiance a priori.
Cet exemple montre bien comment les entreprises créent elles-mêmes le soi-disant « wokisme » en sur-réagissant face à un potentiel risque, puis en institutionnalisant une pratique individuelle (passablement incompréhensible) à travers des codes de conduite (surtout lorsque ceux-ci sont dérivés ou traduits de codes de conduite américains). Pourtant, le ratio entre l’énergie allouée au traitement de la question des discriminations et les bénéfices obtenus par une telle résolution interpelle : l’entreprise est généralement « ROIste »26En entreprise, la prise de décision et le passage à l’action s’appréhendent, logiquement, selon une calcul coût-bénéfice qui pose ensuite la question de l’évaluation des résultats selon les moyens alloués (humains, financiers, temporels, etc.) : c’est le retour sur investissement, ou ROI, en anglais. On peut évaluer l’importance d’un sujet à l’aune des moyens qui lui sont alloués. ou du moins se préoccupe de l’impact de ses pratiques dites d’inclusion ou de diversité. Or, rien de tel ici ! Personne ne mesure les conséquences de ces pratiques sur les parties prenantes, et en premier lieu sur les salariés…
L’attention disproportionnée à ce genre de « progrès », notamment en termes de communication, laisse croire à leur importance stratégique. Pourtant, pour une entreprise dont l’objectif premier est l’efficacité économique, ces questions ne sont stratégiques que dans la mesure où les solutions trouvées viennent contrer de possibles discriminations, pas les renforcer… Sans compter que leur mise en œuvre est la plupart du temps à faible impact organisationnel : elles peuvent donner l’illusion d’une action résolue et innovante en faveur de la réduction des inégalités de genre alors qu’elles ne remettent pas en question l’organisation de l’entreprise.
Il ne s’agit pas de minimiser l’importance de luttes spécifiques, mais de reconnaître que les causes communes, bien que plus coûteuses et complexes à gérer, nécessitent une attention plus approfondie. Disons-le autrement : les femmes de chambres des hôtels Ibis dans le quartier des Batignolles, à Paris, ont fait grève et manifesté pour leurs droits pendant des mois en qualité de travailleuses et non en tant que femmes ou ressortissantes de minorités visibles – quand bien même sait-on par ailleurs que la précarité touche plus particulièrement les femmes surtout lorsqu’elles sont issues de l’immigration. Il est donc assez clair que le libéralisme culturel ne pousse pas l’entreprise privée à prendre le virage des combats sociaux partant d’en bas, mais à privilégier plutôt des combats sociétaux venant d’en haut, d’où ce malaise autour du « wokisme » qui reflète en réalité un dialogue rompu. Sans compter que le contrat établi entre l’entreprise et ses salariés est rarement uniquement moral : si le salaire est la dernière chose dont on parle, c’est souvent la première que l’on regarde avant de signer son contrat de travail. Et les conditions de travail restent quoi qu’on en dise la première des revendications communes, bien avant la possibilité de devenir un meilleur soi-même – sauf à entendre cette ambition comme le fruit naturel de l’expérience professionnelle.
S’il existe en définitive des entreprises problématiques, on voit mieux désormais les difficultés qu’elles se créent elles-mêmes, mélange de plusieurs ingrédients avant le précipité « woke »…
En premier lieu, il faut des salariés représentatifs de ce que l’on appelle « l’alter-élite », c’est-à-dire jeunes, urbains, diplômés, voulant donner une dimension d’engagement à leur travail et mettre ainsi leur activité en cohérence avec leurs convictions27La notion d’« alter-élite » a été définie par les sociologues Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely dans leur ouvrage Génération surdiplômée. Les 20% qui transforment la France, Paris, Odile Jacob, 2021.. Mais face à de tels salariés qu’il s’agirait alors de satisfaire, il est nécessaire de disposer également d’une entreprise qui cherche à afficher ses « causes » et poursuit à travers celles-ci un but moral allant bien au-delà de la seule fourniture de biens et de services dont elle assume la responsabilité ou la soutenabilité. Il s’agit le plus souvent d’entreprises privées (hors du champ de l’économie sociale et solidaire), gagnées par l’imaginaire du libéralisme culturel dans des secteurs créatifs, technologiques, et pouvant s’organiser en réseau et de manière hybride. Là, les dirigeants seront eux-mêmes issus de cette alter-élite, partageant les mêmes références culturelles que leurs salariés ou les imaginant telles. Enfin, l’origine anglo-saxonne de l’entreprise ou sa présence au niveau international facilitent le précipité, puisque les codes de conduite élaborés outre-Atlantique et selon des schémas ou des références culturels américains jouent leur rôle mobilisateur. Cet éventuel « wokisme » repose alors sur l’adhésion des salariés à cette vision du monde portée par l’entreprise et l’encouragement à l’expression de revendications identitaires. Mais en réalité, le salarié est rarement l’activiste que l’on imagine. S’il cherche lui aussi la réponse à un besoin particulier (sens, temps et période de travail, diversité des situations, notamment pour multiplier les zones de relations avec ses collègues), il demeure libre et apte à décider de ce qui est bien ou de ce qui ne l’est pas : la morale individuelle n’induit ni responsabilité sociale individuelle ni moralité collective ; elle cherche en revanche une cohérence entre le discours et les pratiques d’entreprise. Il y a donc un « woke washing » comme il existe un greenwashing…
Au travail, en dehors du précipité que nous venons d’indiquer, on note relativement peu de revendications identitaires. N’est-ce pas plutôt d’un combat social autour de la qualité du travail, de la qualité de la vie au travail et de la qualité des produits issus du travail dont auraient besoin tous les salariés, qu’ils soient jeunes, urbains et diplômés ou non ? On aurait alors fait un grand pas dans la lutte contre cette nouvelle forme de paternalisme qui consiste à expliquer à des salariés ramenés à leurs « communautés » ce qui est bon pour eux.
En réalité, on le sait bien, les questions identitaires apparaissent plus importantes pour certaines catégories de la population que pour d’autres. C’est ce que nous indique par exemple l’examen de plateformes telles que Welcome to the Jungle, prisées par de jeunes professionnels diplômés et créatifs, historiquement plutôt issus de la tech : en incitant les entreprises à y publier du contenu reflétant leur engagement en termes de RSE (responsabilité sociétale des entreprises), en particulier à propos de la diversité et de l’inclusion, ces plateformes reflètent-elles les aspirations du plus grand nombre ou seulement l’imaginaire du libéralisme culturel et le marketing des valeurs que celui-ci induit pour un certain type d’entreprises ? En d’autres termes, les entreprises sont-elles réellement concernées par ces enjeux, ou bien sont-elles simplement poussées à y participer par la pression sociale et la nécessité de paraître progressistes afin d’être repérées puis choisies par leurs futurs salariés ? Voilà qui met en lumière une autre facette de ces stratégies marketing où la réponse aux exigences identitaires s’apparente plus à une simple communication qu’à la mise en place d’actions concrètes.
Ce qui est en jeu derrière tout ceci, c’est une navigation complexe entre le besoin des entreprises de maintenir une image positive d’elles-mêmes et celui de s’engager authentiquement en faveur de pratiques éthiques et responsables. Reconnaître et démêler cette dualité est crucial si les entreprises souhaitent comprendre les véritables motivations derrière d’éventuelles revendications communautaires ou individuelles afin d’y apporter des réponses adaptées. De ce point de vue, la RSE doit s’éloigner des stratégies marketing pour développer une responsabilité réellement ancrée dans la réalité sociale et territoriale de l’entreprise. Mais ceci nécessite une attention soutenue non seulement à ses propres pratiques, mais aussi à la manière dont celles-ci sont perçues par ses employés, ses clients et la société dans son ensemble.
Tel n’est pas encore manifestement le cas partout, puisque l’on voit fleurir actuellement des stratégies d’engagement (diversité et inclusion) différentes selon les postes ou les statuts. S’agissant des cadres, c’est-à-dire la plupart du temps d’un public diplômé, urbain et plutôt libéral, on présuppose qu’une politique diversité et inclusion innovante – c’est-à-dire progressiste dans le sens des standards du libéralisme culturel – représente un préalable à leur engagement. Les enquêtes qui leur sont destinées, en marge de celles portant sur les conditions de travail ou le climat social, privilégient donc des éléments identitaires permettant de détecter des leviers de motivation individuelle. Pour les autres, on se contente généralement des seuls indicateurs qualité de vie et conditions de travail (QVCT) au sein desquels les dimensions diversité et inclusion sont moins présentes puisque les travailleurs de terrain ne sont pas supposés être les bénéficiaires de ces stratégies d’engagement. Or, une politique RH ou RSE solide, incluant des éléments de diversité et d’inclusion, doit se fonder sur des remontées de terrain les plus larges possibles permettant d’identifier ce qui fait la réalité commune de l’entreprise.
Vers une responsabilité sociale partagée
Une partie des difficultés que charrient les polémiques autour du « wokisme» en entreprise réside dans le fait que les revendications dites communautaires sont d’ordre politique alors que l’entreprise n’est précisément pas structurée pour traiter de politique. De fait, l’entreprise, par sa neutralité apparente, reste un cadre de stabilité, avec un objectif clair : se développer en faisant travailler ensemble, sous des règles communes, tous ses salariés qui, par définition, ne se sont pas mutuellement choisis. Or, l’essor de la RSE et la multiplication des déclarations de raisons d’être font entrer les entreprises dans le champ des valeurs et en proximité avec les politiques publiques, sans qu’elles soient véritablement équipées méthodologiquement et culturellement pour cela – de ce point de vue, elles se rapprochent de l’expérience faite par l’économie sociale et solidaire depuis plus longtemps qu’elles. Ainsi, les dirigeants entrent dans une phase d’apprentissage de l’exercice de nouvelles responsabilités. Et dans la mesure où l’entreprise vise le risque zéro, celle-ci peut avoir tendance à donner corps d’elle-même à des revendications communautaires qui n’existent pas réellement. En s’éloignant du champ du social et du traitement des inégalités, elle tend à répondre aux aspirations de ses salariés par des politiques RH individualisées mais en réalité communautarisées. Au bout du compte, celles-là ne répondent pas aux besoins les plus pressants, mais – pire ! – font surgir une notion particulière : la responsabilité sociale individuelle (et donc le « risque salarié » associé)…
Si la RSE est bien établie, la notion de responsabilité sociale individuelle (RSI) n’existe pas dans l’entreprise. Lorsqu’on identifie une personne engagée en dehors de son travail, on parle alors de citoyenneté ; on peut éventuellement distinguer des entreprises citoyennes. Mais le concept de salarié citoyen n’est pas opérant dans un principe de co-responsabilité ou de partage des responsabilités entre l’employeur et le salarié permettant à chacun de prendre sa part dans une vision limitée de la subordination28Nous laissons de côté la question de la démocratie sociale qui postule une forme de « citoyenneté dans l’entreprise », mais dans un sens totalement différent du sens que nous lui donnons ici.. C’est pourtant ce qui est implicitement recherché dans ce chassé-croisé entre des demandes individuelles, aussi justifiables soient-elles, et des réponses parcellisées, sous forme de « pratiques bonnes », qui reviennent en définitive à faire porter par l’employeur les capacités d’engagement et d’amélioration morale de soi-même – ce qui ne peut que faire hurler au « wokisme » les observateurs… Jusqu’à présent, cette RSI ne s’est matérialisée que sous la forme d’une solidarité à l’intérieur de l’entreprise, comme avec les dons de jours de congé par exemple, ou en dehors avec le recours au bénévolat ou au mécénat auprès d’associations partenaires. Les collectifs dont nous avons parlé, forme alternative d’organisation de salariés, s’ils partent bien du désir individuel de chacun de s’engager pour la transition climatique, promeuvent plutôt une responsabilité environnementale collective…
Il convient donc de reconnaître que la responsabilité s’exerce de manière collective et que le salarié comme l’entreprise s’inscrivent dans une même continuité de responsabilité proportionnelle au rapport de force existant entre eux, sans opposition permanente. Les entreprises ont besoin de collaborateurs impliqués dans des programmes d’engagement s’adressant à tous, afin de tenir les leurs. Et les salariés peuvent aussi trouver un sens différent à leur travail et à leur entreprise en s’y engageant à leur tour. Il s’agit alors de voir comment les entreprises et les individus peuvent travailler ensemble pour promouvoir une responsabilité sociale partagée en faisant certes cause commune et non communautaire29En entreprise, le communautaire est donc l’inverse du commun. Ce constat se heurte toutefois au langage managérial et marketing venu des États-Unis qui, au contraire, entretient un flou entre les deux et notamment entre les mots « collectif » et « communauté » : le mot collectif tend à devenir une simple posture, une tournure d’esprit qui revendique de privilégier une approche collective ; de son côté, le mot communauté relève traditionnellement de la sphère culturelle ou privée, mais une fois enrôlé comme mode d’organisation en lieu et place de « collectif », il laisse entendre que des considérations intimes et spécifiques ont un rôle à jouer dans l’organisation, les règles communes et le travail..
Pour conclure, on ne peut qu’inviter les entreprises à adopter une perspective plus holistique si elles souhaitent répondre de manière responsable et à la hauteur de leurs capacités d’action aux véritables attentes – et non aux exigences – de leurs parties prenantes, parmi lesquelles leurs salariés. Pour cela, elles doivent s’assurer de distinguer l’affichage superficiel d’un réel engagement, prendre un temps préalable de réflexion pour savoir à quoi et pourquoi répondre afin de mieux satisfaire aux besoins réels exprimés. Les véritables changements nécessitent un investissement substantiel, une volonté de remettre en question les structures existantes, et une approche plus nuancée et emphatique de la responsabilité sociale qui passe à la fois par la qualité du travail, ramenant au premier plan le sens de la tâche, par la qualité de la vie au travail et celle des produits et des services issus de ce même travail. Ce n’est qu’à partir du socle que représente le travail réel que peuvent se bâtir des politiques d’engagement à la hauteur des enjeux.
- 1On pense notamment aux essais d’Audrey Millet, Woke washing. Capitalisme, consumérisme, opportunisme (Les Peregrines, 2023) et d’Anne de Guigné, Le capitalisme woke, quand l’entreprise dit le bien et le mal (La Cité, 2022).
- 2Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979.
- 3Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
- 4Laure Béréni, Le management de la vertu. Diversité en entreprise à New York et à Paris, Paris, Presses de Sciences Po, 2024.
- 5Brice Couturier et Erell Thevenon, L’entreprise face aux revendications identitaires, Paris, PUF, 2023.
- 6Julia de Funès, La vertu dangereuse. Les entreprises et le piège de la bien-pensance, Paris, L’Observatoire, 2024.
- 7Brice Couturier et Erell Thevenon, op. cit., 2023, p. 18.
- 8En effet, les tenants de cette « déconstruction » ne se reconnaissent pas comme « wokes ». Tel est le cas de la politiste Alex Mahoudeau dans son ouvrage La panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire (Textuel, 2022) qui voit dans ce « moment woke » un exemple de « panique morale » cherchant à réduire au silence des portions de la société qui tentent de se faire enfin entendre (femmes, LGBTQIA+, minorités raciales…). Fuyant le débat, ils laissent leurs adversaires s’époumoner et dénoncer du « wokisme » dans n’importe quelle critique des discriminations, au point que certains en profitent alors pour avancer un véritable agenda réactionnaire.
- 9Brice Couturier et Erell Thevenon, op. cit., 2023, p. 17.
- 10Brice Couturier et Erell Thevenon, op. cit., 2023, p. 25.
- 11Ces causes se recoupent-elles dans une forme d’intersectionnalité ? Si le vocabulaire militant a longtemps utilisé l’expression de « convergence des luttes », il lui préfère aujourd’hui celle d’intersectionnalité, expression à la fois descriptive (différentes discriminations se cumulent) et prospective (la jonction de ces luttes est l’horizon politique). Elle marque toutefois l’épuisement de la convergence elle-même par l’individualisation de chaque combat appelé désormais « activisme » : chacun choisit sa cause en fonction de son histoire, de son identité, de sa blessure, etc., ce qui empêche précisément la convergence souhaitée.
- 12Lire à ce sujet Arnaud Lacheret, Les intégrés, réussites de la deuxième génération de l’immigration nord-africaine (Le Bord de l’eau, 2023) : l’auteur insiste notamment sur la différence de trajectoires existant entre descendants de familles algériennes et descendants de familles marocaines ou tunisiennes, ces derniers mettant seulement une génération à rejoindre la destin de la population majoritaire.
- 13Sur le sujet, on se reportera à Nedjib Sidi Moussa, La fabrique du musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale, Montreuil, Libertalia, 2017.
- 14On peut penser que les premiers échos des questions d’identité de genre, portées par le transactivisme dans la jeunesse, finiront nécessairement par entrer à leur tour dans l’entreprise. En effet, le transgenre – celui qui « passe » d’un genre à l’autre – ne représente pas seulement un affranchissement de la différence sexuelle, il incarne aussi l’idéal d’émancipation de la société moderne : sans mauvais jeu de mot, il est celui qui « se donne à lui-même ses propres règles »… D’où la fascination qu’il exerce aujourd’hui.
- 15C’est ce qu’on appelle « le tournant corporel » du féminisme. Pour une vision synthétique des différentes « vagues » du mouvement féministe, lire Camille Froidevaux-Metterie, Le corps des femmes : la bataille de l’intime, Paris, Philosophie magazine éditeur, 2018.
- 16La dernière étude de la Fondation Travailler autrement réalisée avec Occurrence et en partenariat avec Diot Siaci et Temps commun montre que sur 100 femmes actives élevant seules leurs enfants, 73% appartiennent à ces catégories de travailleurs essentiels mais invisibles : « Les invisibles édition 2024. Des vies sous contraintes », 29 avril 2024.
- 17Au-delà des réseaux internes dédiés aux femmes, mais le plus souvent mixtes, on pense aussi à des programmes comme « Les tremplins du cœur » pour l’insertion des femmes éloignées de l’emploi ou des solutions RH de gestion des mobilités internes comme « 1 Km à pied » ou encore les « voyages de reconnaissance » avec un droit au retour entre certains établissements de soins, par exemple. Et bien sûr les programmes de maîtrise de la lecture et de l’écriture développés avec les Greta départementaux.
- 18Fédérés au niveau national, ceux qui sont devenus « Les collectifs » se donnent comme mission – en dehors des instances de direction ou de représentation formelles – de réunir et de coordonner des salariés engagés sur la question climatique dans le but de transformer les entreprises de l’intérieur. Conçus comme un « nouveau mouvement social », « Les collectifs » sont à la charnière de la revendication, comme pourrait le faire un syndicat, et du mode projet, comme cela se pratique dans les entreprises et le monde du conseil dans le but d’obtenir plus rapidement des résultats concrets.
- 19Brice Couturier et Erell Thevenon, op. cit., 2023, p. 67-68.
- 20Sondage Ifop pour Havas Paris sur « Entreprise et République », avril 2021.
- 21Danièle Linhart, La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Toulouse, Erès, 2015.
- 22Ce paradoxe est trop peu mis en avant : alors que les entreprises ne jurent que par l’équipe, le collectif ou le projet, les évaluations, les promotions et même l’attribution de jours de télétravail restent majoritairement individuelles…
- 23Pour une approche exhaustive de ces questions, voir Denis Maillard, Quand la religion s’invite dans l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.
- 24Philippe d’Iribarne, Islamophobie : intoxication idéologique, Paris, Albin Michel, 2019, notamment le chapitre intitulé « Les employeurs sont-ils islamophobes ? ».
- 25Lire à ce sujet le petit essai Le péril identitaire, dans Denis Maillard, Gilles Clavreul, Jean-François Dunyach et Nathalie Wolff, Laurent Bouvet, portrait d’un intellectuel engagé, Paris, L’Observatoire, 2022.
- 26En entreprise, la prise de décision et le passage à l’action s’appréhendent, logiquement, selon une calcul coût-bénéfice qui pose ensuite la question de l’évaluation des résultats selon les moyens alloués (humains, financiers, temporels, etc.) : c’est le retour sur investissement, ou ROI, en anglais. On peut évaluer l’importance d’un sujet à l’aune des moyens qui lui sont alloués.
- 27La notion d’« alter-élite » a été définie par les sociologues Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely dans leur ouvrage Génération surdiplômée. Les 20% qui transforment la France, Paris, Odile Jacob, 2021.
- 28Nous laissons de côté la question de la démocratie sociale qui postule une forme de « citoyenneté dans l’entreprise », mais dans un sens totalement différent du sens que nous lui donnons ici.
- 29En entreprise, le communautaire est donc l’inverse du commun. Ce constat se heurte toutefois au langage managérial et marketing venu des États-Unis qui, au contraire, entretient un flou entre les deux et notamment entre les mots « collectif » et « communauté » : le mot collectif tend à devenir une simple posture, une tournure d’esprit qui revendique de privilégier une approche collective ; de son côté, le mot communauté relève traditionnellement de la sphère culturelle ou privée, mais une fois enrôlé comme mode d’organisation en lieu et place de « collectif », il laisse entendre que des considérations intimes et spécifiques ont un rôle à jouer dans l’organisation, les règles communes et le travail.