Face à l’interdiction des voitures thermiques prévue pour 2035, l’Allemagne, dont l’industrie automobile constitue un secteur économique vital, se trouve dans une situation singulière en Europe. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse ici les enjeux économiques, politiques et environnementaux d’un débat qui divise la coalition gouvernementale d’Olaf Scholz.
Le modèle industriel de l’Allemagne est fondé sur l’industrie automobile, et sur le succès de cette dernière sur les marchés européens et chinois.
Face à l’interdiction des voitures thermiques dès 2035, aux défis de conquérir de nouveaux marchés de voitures électriques et aux nouvelles normes d’émissions (EURO 7), l’Allemagne se trouve dans une situation singulière en Europe en raison de sa structure industrielle. L’industrie allemande doit faire face à un dilemme pour respecter les différentes réglementations imposées par l’Union européenne.
La fin des moteurs thermiques d’ici à 2035
Selon le Pacte vert, la vente des véhicules particuliers à moteur thermique sera interdite à partir de 2035. Ce calendrier a été élaboré et décidé selon la méthode européenne habituelle, et devait être approuvé début mars 2023 par le Conseil européen. Cependant, l’Allemagne, par la voix de son ministre des Transports Volker Wissing, a annoncé à la dernière minute qu’elle ne soutiendrait pas la proposition législative européenne sur la fin des moteurs thermiques en 2035, et qu’elle ne l’accepterait que si la réglementation prévoyait une possibilité de développer des carburants de synthèse utilisables dans les moteurs thermiques actuels. Ainsi, l’Allemagne a compromis deux années de consultations autour d’un élément essentiel de l’agenda climatique de l’Union européenne. Avec les réticences italiennes, polonaises et bulgares, le refus allemand empêcherait les Vingt-Sept d’obtenir la majorité qualifiée, nécessaire selon les traités européens en vigueur.
Le ministre libéral allemand Volker Wissing a bien sûr profité du changement politique en Italie, mais son ambition consiste surtout à relancer le débat entre la transition et la rupture dans une période de transformation. En tant que libéral, il défend « la main invisible du marché ». Selon lui, la question fondamentale est de savoir si l’on peut améliorer techniquement les moteurs à essence et les rendre plus propres grâce à des carburants synthétiques, les e-fuels. L’interdiction fixée à une date précise fermerait selon lui la porte à l’innovation technologique.
La coalition fédérale divisée sur la question européenne
Cette position crée des tensions au sein de la coalition allemande entre les sociaux-démocrates, les Verts et les libéraux, mais pose aussi un problème général à la gouvernance européenne. Avec un tel comportement au niveau européen, l’Allemagne doit désormais accepter d’être perçue comme un État membre qui reporte ses problèmes de rapports de force politiques internes au niveau européen. Cela contredit les assurances du chancelier et la vision européenne qu’il a lui-même définie lors de son discours de Prague. La crainte est qu’une telle tactique serve d’exemple à d’autres pour privilégier leurs intérêts nationaux au détriment de l’intérêt européen.
Par ailleurs, les libéraux cherchent une stratégie pour surmonter les différents échecs électoraux qu’ils ont subis depuis qu’ils siègent dans le gouvernement fédéral avec les sociaux-démocrates et les Verts. De leur côté, les Verts doivent prouver à leur électorat la sincérité de leurs promesses climatiques, tandis que les sociaux-démocrates ne peuvent pas ignorer, au sein de leur électorat, les intérêts des travailleurs qui craignent pour leur emploi.
De plus, le dossier de l’automobile n’est pas indifférent aux Allemands. Un récent sondage de la chaîne de télévision ARD révèle que deux tiers de la population rejettent l’idée de la fin des moteurs thermiques après 2035.
Les enjeux pour l’industrie automobile allemande
Cependant, l’industrie automobile allemande mise sur l’électrique et les constructeurs veulent plus de clarté sur l’avenir de la part du gouvernement, car les investissements déjà engagés sont énormes. Le développement de la voiture électrique est ainsi la priorité absolue de l’industrie automobile allemande. Les ingénieurs de BMW ont été les premiers à commercialiser des voitures électriques à destination du grand public. Volkswagen a annoncé des investissements encore plus importants, et Mercedes essaie de rattraper la compétitivité des constructeurs américains et chinois afin de conquérir des marchés au niveau européen. Certes, les ventes restent pour l’instant globalement modestes. En 2022, les véhicules électriques n’ont représenté que 7% des ventes du premier constructeur automobile européen, Volkswagen. Malgré des investissements colossaux de l’industrie et les promesses des différents États membre de l’Union européenne de fournir l’infrastructure nécessaire, les consommateurs n’ont pas encore pleinement accepté la transition. Une des raisons principales est surtout le prix d’achat toujours trop élevé des véhicules électriques par rapport aux voitures traditionnelles.
Le dilemme de la nouvelle norme EURO 7
Par ailleurs, un autre élément plus préoccupant pour l’industrie allemande est la demande de l’Union européenne de réduire davantage les polluants des moteurs thermiques. Les nouvelles normes antipollution (EURO 7) que l’Union européenne veut appliquer dès juillet 2025 sont beaucoup plus sévères que celles actuellement en vigueur. Elles nécessitent d’importants investissements supplémentaires pour les différents éléments dans les moteurs comme des nouveaux capteurs, ainsi que des catalyseurs plus sophistiqués. Par conséquent, la période d’implémentation ne semble pas réaliste au regard des exigences techniques, selon le PDG de Bosch, Stefan Hartung, le principal fournisseur des catalyseurs pour l’industrie automobile.
L’industrie automobile est confrontée à un dilemme fondamental si les suggestions de Bruxelles sont mises en œuvre. Les investissements devraient alors être orientés vers le développement de la voiture électrique et la formation des salariés plutôt que vers l’amélioration du moteur à combustion avec ses catalyseurs et capteurs pour réduire la pollution.
Pourquoi une si forte résistance contre l’EURO 7
L’EURO 7 suscite une forte résistance car il s’agit en quelque sorte d’un paradoxe : l’Union européenne voudrait perfectionner la technologie de réduction des polluants de la combustion, pour ensuite interdire l’utilisation du moteur thermique quelques années plus tard. Dans une lettre, les ministres-présidents des trois Länder de l’automobile que sont le Bade-Württemberg, la Bavière et la Basse-Saxe ont pressé le chancelier Olaf Scholz (SPD) de ne pas avaliser le projet actuel d’EURO 7. Ils soulignent que la norme d’émission et les conditions d’essai doivent être techniquement et économiquement réalisables. Ils réclament également des délais de mise en œuvre raisonnables, qui tiennent compte des cycles de développement des constructeurs automobiles. Juillet 2025 pour les voitures et les véhicules utilitaires légers, et juillet 2027 pour les véhicules utilitaires lourds, leur semblent beaucoup trop ambitieux sur le plan technologique.
Selon Luca de Meo, président de l’ACEA (European Automobile Manufacturer’s Association) et PDG de Renault, l’EURO 7 mettrait en péril la poursuite de la recherche sur l’e-mobilité, avec de fortes répercussions sur l’emploi. La norme risquerait également de renchérir le coût global des véhicules, et donc de rogner sur le pouvoir d’achat des citoyens.
La coalition du gouvernement allemand n’a pas encore trouvé une position unifiée. Alors que le FDP insiste pour ménager l’industrie automobile, les Verts plaident au contraire pour des règles strictes.
La position allemande et les atermoiements de la coalition au pouvoir à Berlin ont déclenché une tempête de protestations de la part de la Commission européenne et de ses partenaires. Afin de préserver la réputation et la crédibilité de son pays, le chancelier Olaf Scholz s’est résolu à intervenir lors du Conseil européen des 23 et 24 mars 2023 afin de faire émerger un compromis et de trancher le dossier des moteurs thermiques, qui pourront toujours être mis en vente à condition de fonctionner avec des e-fuels « neutres ». Une fois encore, malgré les difficultés, les frustrations et les craintes, la méthode « unie dans la diversité » de l’Union européenne continue de prouver sa capacité à faire émerger des compromis.