À quelques mois des élections législatives générales, les derniers scrutins régionaux semblent annoncer un succès électoral pour le Bharatiya Janata Party (BJP) du Premier ministre Narendra Modi. Celui-ci pourrait alors entamer un troisième mandat de chef du gouvernement. Philippe Humbert, membre de l’Observatoire Asie-Pacifique de la Fondation, décrypte le contexte politique du pays mais aussi la stratégie du BJP et de son principal représentant, Narendra Modi, et celle de l’opposition, et notamment du Congrès.
En avril et mai 2024, plus d’un milliard d’électeurs et électrices seront appelés aux urnes pour désigner leurs représentants au Lok Sabha, la chambre basse du Parlement de l’Union indienne. L’enjeu de ce scrutin est de savoir si l’Inde va accorder ou non un troisième mandat à Narendra Modi, Premier ministre depuis 2014, et si sera ainsi consolidée ou non la domination de son parti, le BJP (Parti du peuple indien), sur la scène politique de son pays.
Le BJP, conforté aux élections régionales
Les récentes élections régionales de novembre 2023 confortent dans l’ensemble le BJP et sa coalition NDA (National Democratic Alliance). Ces élections destinées à élire les membres des assemblées d’État ont eu lieu au Madhya Pradesh (72 millions d’habitants), au Rajasthan (68 millions), au Chhattisgarh (29 millions) et au Telangana (35 millions). Les résultats annoncés simultanément le 3 décembre 2023 marquent un succès pour le BJP et un échec pour le parti du Congrès, principal opposant dans ces scrutins.
En effet, le BJP consolide sa majorité sortante au Madhya Pradesh avec 163 sièges contre 60 pour le Congrès, déloge le Congrès au Rajasthan (115 contre 69) et au Chhattisgarh (54 contre 35). Le Congrès l’emporte uniquement au Telangana en battant le parti régional sortant le Bahujan Samaj Party (BSP) (64 sièges contre 39 pour le BSP et 8 pour le BJP).
À six mois des élections législatives générales de 2024, les élections régionales de 2023 montrent les faiblesses de l’opposition et en particulier du Congrès, désormais à la tête seulement de trois États sur les 28 qui composent l’Union indienne, même si les écarts en termes de nombre de voix sont peu importants :
En % | BJP | Congrès |
Madhya Pradesh | 48,5 | 42 |
Rajasthan | 41,7 | 39,5 |
Chhattisgarh | 46 | 42 |
Telangana | 13,9 | 39,4 (BSP, 37) |
Les disparités par rapport au nombre de sièges s’expliquent par une répartition plus homogène des voix pour le BJP selon les circonscriptions, qui résulte elle-même d’un meilleur management à l’échelle de chaque bureau de vote. C’est ainsi qu’au Madhya Pradesh, le BJP a su déployer des équipes, plusieurs mois avant le scrutin, pour mobiliser les électeurs appelés à voter dans les 64 000 booths (bureaux de vote).
D’autres circonstances propres à chaque État peuvent expliquer les résultats des scrutins locaux, outre le maillage de terrain. Ainsi, le succès du BJP au Madhya Pradesh est également dû aux progrès de l’agriculture dans cet État grâce à l’extension de l’irrigation et d’un système de garantie des prix agricoles mis en place par le pouvoir en place, qui a bénéficié en outre du ralliement au BJP de la prestigieuse famille Scindia, pilier historique du Congrès dans cet État. Au Rajasthan, le Congrès a payé le manque de renouvellement de ses candidats.
Il demeure que la dynamique électorale continue en faveur du BJP, en particulier dans les États du nord, a des causes profondes à rechercher dans la stratégie du BJP et la faiblesse des oppositions.
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Abonnez-vousLa stratégie du BJP
La stratégie du BJP est une combinaison d’un récit national à vocation panindienne porté par le Premier ministre et les dirigeants du BJP et, au niveau de chaque État à majorité BJP, d’une gouvernance pragmatique adaptée au terrain.
Ce récit national est celui d’une Inde qui progresse et se développe sur le plan économique, d’une Inde active et courtisée dans le concert des nations et d’une Inde armée de l’idéologie identitaire (la langue, hindi), culturelle (hindu), régalienne (Hindu State), englobée dans le concept de l’hindutva (hindouité).
S’il est vrai que, au cours des deux dernières décennies, les majorités électorales en Inde ont été rarement corrélées avec la croissance de l’économie, le récit national du BJP met en avant les bons indicateurs macroéconomiques : +7,3% de croissance estimée et un ralentissement de l’inflation (+5,5%) pour 2023-2024, un déficit budgétaire contenu, confortant l’image d’une Inde désormais au cinquième rang mondial, promise au troisième rang en 2030 derrière les États-Unis et la Chine, et fière de ses succès technologiques emblématiques (biotechnologies, vaccins, exploration spatiale, etc.).
Sur le plan international, la présidence du G20 pendant un an a offert à l’Inde et à son Premier ministre une tribune et une visibilité mondiales, au fil de très nombreuses réunions thématiques, culminant avec l’incontestable succès de la Déclaration finale de septembre 2023 signée à Delhi par tous les pays participants et faisant de l’Inde le porte-parole du Global South pour porter la cause d’une croissance inclusive – admission de l’Union africaine au G20 –, d’un multilatéralisme rénové, de la justice climatique, de l’égalité des genres et de la digitalisation des réseaux publics d’infrastructure.
Au-delà de l’économie et de l’international, le récit national exalte les racines culturelles millénaires qui inspirent et légitiment l’hindouisme nationaliste de la majorité hindoue de la population (80%). Le militantisme de l’hindutva se développe dans tous les aspects de la vie politique et sociale, portée au niveau associatif par les réseaux Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) et ses millions de volontaires. À vocation hégémonique, sinon théocratique, l’hindutva s’oppose aux autres croyances, celles des musulmans en premier lieu, mais aussi celles des chrétiens et des autres religions, par la discrimination et souvent la violence.
L’approbation par la Cour suprême de l’Inde le 11 décembre 2023 de la suppression en 2019 de l’autonomie du Jammu-Cachemire, seul État à majorité musulmane, a été saluée comme un grand succès du Premier ministre. Elle précède de peu la « consécration » le 22 janvier 2024 du temple d’Ayodhya, construit en lieu et place d’une mosquée détruite en 1992. La mise en scène de l’événement du 22 janvier, porté sur un plan national et celui de la diaspora comme un acte historique, salué par tout l’appareil d’État du BJP, enfermant les partis d’opposition dans un dilemme (participer ou non ?) est d’ores et déjà une étape majeure de la campagne des élections de 2024.
Ce récit national irrigue la communication organisée par le gouvernement de l’Union qui dispose de puissants relais dans les médias, la presse, les réseaux sociaux, une société indienne totalement connectée (un milliard de smartphones), des contributions financières du monde des affaires et d’une arme absolue, un Premier ministre populaire, omniprésent, en campagne permanente, dont l’hagiographie est déclinée quotidiennement sur de multiples supports dans tout le pays. Et il surplombe dans les États à majorité BJP, le welfarism étant destiné à en concrétiser le bénéfice de la manière la plus directe pour les citoyens.
Il ne s’agit plus de tenir un discours sur les vertus de la macroéconomie indienne et d’engager d’ambitieuses politiques pour l’éducation ou la santé dont la perception serait lointaine pour les bénéficiaires, mais d’organiser sur fonds publics la distribution de sops (cadeaux) en nature : produits alimentaires d’usage quotidien (riz), gaz domestique, électricité, eau, toilettes publiques, bancarisation – en particulier au bénéfice des femmes –, autant d’attribuable tangibles garantis par Narendra Modi.
La crédibilité de ces promesses électorales, portées par le maillage de millions de social workers, est accrue par l’image constamment utilisée par le parti BJP du double engine, c’est-à-dire les vertus de l’alignement du pouvoir local, État ou municipalité, avec le pouvoir de l’Union à Delhi, une manière à disqualifier les promesses du même genre faites par l’opposition.
S’ajoute enfin la réforme du Women Reservation Bill voté en septembre 2023, qui prévoit de réserver aux femmes un tiers des sièges au Lok Sabha et dans les assemblées des États, annonce populaire même si sa mise en œuvre ne pourra être effective qu’à moyen terme.
Par ailleurs, outre le welfarism, le BJP et sa coalition NDA jouent un jeu politique totalement pragmatique, au niveau de chaque État, district, circonscription, pour trouver les meilleures combinaisons d’alliances entre castes et communautés. La nomination récente de chief ministers d’origine très diverse dans les trois États gagnés en décembre 2023 en est une bonne illustration.
L’opposition et l’alliance INDIA
Face à la machine politique du BJP, de ses organisations satellites et alliés du NDA, l’opposition regroupe le parti du Congrès, des partis régionaux, dominants dans certains États – comme le TMC (Trinamool Congress) au Bengale ou le DMK (Dravida Munnetra Kazhagam) au Tamil Nadu –, et de nombreux partis à fondements religieux, comme la Ligue musulmane, ou idéologique (les deux partis communistes du Bengale et Kerala).
Cette opposition, globalement majoritaire à l’échelle nationale à condition d’être unie, a constitué en 2023 une alliance baptisée Indian National Development Inclusive Alliance (INDIA) pour mener la bataille électorale de 2024. Mais à quelques mois de l’échéance, INDIA peine à se mobiliser et à formaliser un consensus sur trois sujets clefs.
D’abord, le leadership, l’incarnation : la légitimité historique du parti du Congrès s’étant affaiblie au rythme de ses défaites électorales, notamment les plus récentes, un passage de relais a été esquissé en janvier 2024 avec le choix de Nitish Kumar, chief minister du Bihar, comme national convener (organisateur national) et de Mallikarjun Kharge, président du Congrès, comme président ou chairperson de INDIA, mais ces nominations restent à être confirmées et complétées par un véritable état-major de campagne.
Ensuite, le programme (manifesto). Face au récit national du BJP, INDIA n’a pas à ce stade un contre-récit à la bonne échelle.
Il est vrai que la géopolitique offre peu d’ouverture car le multi-alignement de l’Inde est largement approuvé par l’opinion, même si des nuances existent sur l’équilibre des positions concernant Israël et la guerre en Ukraine, et la nouvelle stature de l’Inde dans le monde est plébiscitée par l’opinion.
Mais le pilier économique et social du récit du BJP est plus vulnérable. Il s’agirait pour INDIA de déconstruire la vision d’une société qui n’investit pas dans l’éducation de masse, la santé, la protection sociale, de montrer que le welfarism réduit la pauvreté mais pas les insuffisances de revenus et que l’inégalité des chances empêche le pays d’atteindre le taux de croissance à deux chiffres nécessaire pour tirer parti de sa démographie et un niveau d’emploi plus élevé dans les secteurs à forte productivité (industrie et services informels).
Le troisième pilier du récit national du BJP, l’hindutva – le nationalisme culturel –, appelle pour l’opposition un débat portant non pas sur l’hindouisme, respectable comme toute croyance, mais sur les dérives et les excès – intolérance et discriminations, violences, usage de lois d’exception dites anti-conversion contre les minorités chrétiennes dans onze États, ou encore atteintes aux libertés publiques –, et plus profondément sur les risques de fracture de la société indienne, entre les communautés et aussi entre les États du sud (Kerala, Tamil Nadu, Karnataka, Andhra Pradesh, Telangana) et les bastions du BJP de l’Inde du nord, en particulier l’Uttar Pradesh.
Une autre approche serait de débusquer le fait que l’hindutva, au nom de la nation hindoue, est une stratégie pour pérenniser la domination millénaire des castes supérieures. Le recensement par caste fait dans le Bihar en 2023, une opération sans précédent en Inde depuis 1931, a montré le poids relatif très faible des upper classes (3,5% de brahmanes). Il est significatif que le BJP ait aussitôt pris ses distances par rapport à ce recensement, alors que l’opposition pourrait en faire une revendication majeure.
Il reste qu’en janvier 2024, le contre-récit national de INDIA, rendu difficile par la diversité de l’opposition, n’est pas encore formalisé et popularisé à l’échelle du pays.
Enfin, troisième sujet, le partage des sièges entre les partis dans chaque État. Ce partage associé à l’organisation de meetings communs est crucial pour éviter les rivalités entre partis d’opposition et les candidatures multiples à l’origine des échecs de 2014 et 2019. Cet exercice est à ce stade à peine engagé en raison des concurrences entre partis d’opposition. Comment coopérer pour les élections générales quand on s’est déchiré aux élections régionales ? Le Congrès ajoute à la difficulté en rechignant à abandonner son attitude hégémonique et à prendre des initiatives non concertées. Les négociations en cours entre les partis membres de INDIA dans chaque État se heurtent à de nombreuses résistances.
Perspectives
À défaut d’une cristallisation rapide de INDIA, d’un « narratif » positif et imaginatif et d’une discipline de vote, l’Inde pourrait connaître pour les cinq années à venir une trajectoire qui accentuerait les tendances de la dernière décennie :
- une économie en croissance, mais à un rythme inférieur à son potentiel et au niveau requis pour tirer avantage de la jeunesse de sa population, situation dont les racines il est vrai sont bien antérieures au règne du BJP ;
- une croissance inégale entre une population agricole trop nombreuse et globalement peu productive (15% du PNB pour 45% de la population), une industrie peu développée dominée par des groupes privés protégés par le pouvoir et un secteur des services disparate entre des activités à haute valeur ajoutée et très compétitives (services informatiques) et l’énorme domaine informel ;
- sur le plan politique, une compacité accrue de l’espace politique par affaiblissement du fédéralisme. Deux réformes très importantes dans l’agenda de Narendra Modi pour un troisième mandat pourraient y contribuer : l’instauration d’un Code civil unique et surtout la mise en œuvre en fin de mandat du principe One nation, one election, qui conduirait à organiser les élections générales et régionales aux mêmes dates, créant les conditions d’une domination plus complète du BJP.
Celle évolution serait elle-même porteuse d’un risque, celui de la fracture entre l’Inde du nord et celle du sud. Pour des raisons culturelles profondes, liées à leurs racines dravidiennes1Relatif aux Dravidiens, groupe ethnique et linguistique majoritaire dans l’Inde méridionale., les États du sud, le Kerala, le Tamil-Nadu, le Karnataka, le Telangana et l’Andhra Pradesh, sont beaucoup moins perméables à l’idéologie Hindutva que l’Hindi Belt2Région linguistique englobant des parties du nord, du centre, de l’est et de l’ouest de l’Inde où l’hindi est largement parlé. des États de la plaine du Gange dont l’Uttar Pradesh et ses 280 millions d’habitants, ce qui se reflète dans le faible nombre (30 sur 303) de députés BJP élus du sud au Lok Sabha.
Ces États sont conscients du risque de leur marginalisation à long terme, liée à la baisse de leur poids démographique. Les projections faites dans la perspective d’un recalibrage du Lok Sabha en fonction de la population montrent que les représentants des États du nord auraient à eux seuls la majorité absolue des sièges au Parlement (51% contre 18% pour ceux du sud).
L’intensité de ces tensions interrégionales potentielles dépendra du renforcement de la vision panindienne d’une Inde hindoue homogène au cours d’un troisième mandat éventuel de Narendra Modi encouragé par le succès de la dynamique électorale actuelle. En sens inverse, la résistance intérieure à l’hégémonie linguistique et culturelle hindoue et les réactions extérieures du monde musulman, notamment des influents pays du Golfe, jusqu’ici tolérants, dans le cas d’un accroissement des violences interreligieuses, pourraient freiner la montée d’un hindouisme radical.
- 1Relatif aux Dravidiens, groupe ethnique et linguistique majoritaire dans l’Inde méridionale.
- 2Région linguistique englobant des parties du nord, du centre, de l’est et de l’ouest de l’Inde où l’hindi est largement parlé.