L’importance du lien national

Dans cette troisième note d’une série sur l’immigration, Smaïn Laacher, sociologue et directeur de l’Observatoire du fait migratoire et de l’asile de la Fondation, analyse le lien entre le départ contraint, l’appartenance à une communauté d’origine, l’identité et la question récurrente du sol comme objet de propriété.

L’exil n’est ni une nostalgie ni une douleur, c’est inséparablement une expulsion (mettre en dehors de) et un mouvement (une série de déplacements dans le temps et dans l’espace et une modification du système de référence). Et c’est bien, à mes yeux, le clandestin qui incarne idéalement cette expulsion et ce mouvement. Ce n’est pas tant ce qu’il va trouver ailleurs, chez les autres, ou pour quelles raisons il quitte sa demeure, qui doit être soumis à l’examen et à l’analyse. Ce n’est faire injure à personne de dire que ce sont là autant de questions sans cesse posées et reposées et dont les réponses deviennent d’une banalité ennuyeuse. Ce qui mérite attention, c’est bien plutôt ce qui paraît a priori secondaire ou mineur. Partir de chez soi pour entrer par effraction dans la nation d’autrui et devenir un hôte abusif, c’est prendre la responsabilité de se défaire de ses liens et donc de se délier d’une identité totale (civile et sociale) reconnue. C’est aussi accepter, contraint et volontairement, d’être porté et de se transporter loin de sa terre.

Ni nostalgie ni douleur, mais inséparablement expulsion et mouvement, ai-je dit à propos de l’exil. Cette définition me permet alors d’avancer la proposition suivante : il faut d’abord être « membre » pour être saisi et pour se saisir des institutions nationales, c’est-à-dire pour être transformé par elle et pour, à son tour, avoir le pouvoir et la légitimité de les transformer. Les ethnométhodologues ont montré que la compétence est le propre du membre et que, précisément et conséquemment, c’est le fait d’être membre (d’en être, d’en faire partie, etc.) qui confère des connaissances adéquates et permet la participation au processus continu de création de l’organisation sociale. C’est bien ce que disent Harold Garfinkel et Harvey Sacks : « La notion de membre est le fond du problème. Nous n’utilisons pas le terme en référence à une personne. Cela se rapporte plutôt à la maîtrise du langage commun, que nous entendons de la manière suivante. Nous avançons que les gens, à cause du fait qu’ils parlent un langage naturel, sont en quelque sorte engagés dans la production et la présentation objectives du savoir de sens commun de leurs affaires quotidiennes en tant que des phénomènes observables et racontables (…)1Harold Garfinkel et Harvey Sacks, « On Formal Structures of Practical Actions », cité dans Alain Coulon, L’Ethnométhodologie, Paris, PUF, 1987. ».

Mais, en élargissant, on peut dire qu’être membre, c’est être membre d’un corps et de son esprit. À la manière des fidèles qui s’aiment parce qu’ils sont membres de Jésus-Christ, c’est-à-dire du corps de ce dernier dont ils sont un membre, dans la société « l’esprit de corps » renvoie à la relation subjective que chacun des membres d’un corps est comme par enchantement rattaché et ajusté2Pierre Bourdieu a ainsi pu souligner que « l’amour de soi dans les autres et dans le groupe tout entier que favorise le rassemblement prolongé des semblables est le véritable fondement de ce que l’on appelle “l’esprit de corps” » (Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989).. Pour la problématique qui est la mienne, le corps serait ici, pour reprendre Giorgio Agamben3Giorgio Agamben, Moyens sans fins, Paris, Rivage Poche, 2002., le « corps du sujet souverain », en un mot la nation (ou la République, etc.).Ainsi, être membre exige inséparablement l’expression d’un sentiment d’appartenance à une communauté (nationale, locale, professionnelle, etc.) et la manifestation officielle d’une reconnaissance de cette appartenance. Tous les documents d’État (imprimé, signature, cachets, etc.) ne viennent-ils pas attester de la réalité de cette appartenance mais aussi de la capacité de l’entrant à être membre du corps national (que l’on pense à la naturalisation des étrangers) ? C’est en ce sens que l’appartenance (être membre de) est proche d’une forme de solidarité.

Cette proposition est parfaitement résumée par deux auteurs, comme Jean-Jacques Rousseau et Émile Durkheim.
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant : tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution […] À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique. […] Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser un de ses membres sans attaquer le corps ; encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent. Ainsi le devoir et l’intérêt obligent également les deux parties contractantes à s’entraider mutuellement, et les mêmes hommes doivent chercher à réunir sous ce double rapport tous les avantages qui en dépendent. » (Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social)
« Si depuis les origines de la cité jusqu’à l’apogée de l’Empire, depuis l’aube des sociétés chrétiennes jusqu’aux temps modernes, (les corporations) ont été nécessaires, c’est qu’elles répondent à des besoins durables et profonds […] Ce que nous voyons avant tout dans le groupe professionnel, c’est un pouvoir moral capable de contenir les égoïsmes individuels, d’entretenir dans le cœur des travailleurs un plus vif sentiment de leur solidarité commune, d’empêcher la loi du plus fort de s’appliquer aussi brutalement aux relations industrielles et commerciales. Or il passe pour être impropre à un tel rôle. Parce qu’il est né à l’occasion d’intérêts temporels, il semble qu’il ne puisse servir qu’à des fins utilitaires, et les souvenirs laissés par les corporations de l’ancien régime ne font que confirmer cette impression. […] Mais il n’y a pas d’institution qui, à un moment donné, ne dégénère, soit qu’elle ne sache pas changer à temps, et, s’immobilise, soit qu’elle se développe dans un sens unilatéral, en outrant certaines de ses propriétés. […] Quand des individus se trouvant avoir des intérêts communs s’associent, ce n’est pas seulement pour défendre ces intérêts, c’est pour s’associer, pour ne plus se sentir perdus au milieu d’adversaires, pour avoir le plaisir de communier, de ne faire qu’un avec plusieurs, c’est-à-dire en définitive, pour mener ensemble une même vie morale. » (Émile Durkheim, De la division du travail social)

C’est au cours de mes enquêtes et de l’écriture que s’est construit pour moi le lien entre le départ contraint, l’appartenance à une communauté d’origine, l’identité et la question récurrente du sol comme objet de propriété, c’est-à-dire en tant qu’espace de souveraineté du « soi sur le chez soi »4Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 53., lieu où l’on est membre parmi d’autres et avec d’autres, lieu où sont déposés les morts et la langue, lieu de la dernière demeure. Partir de chez soi ne va jamais sans la conviction avouée ou secrète d’un retour chez soi. Partir pour revenir, réellement ou illusoirement, c’est cela qui donne un sens et rend acceptable l’inacceptable qui a pour nom la défection, forme euphémisée du sentiment de trahison5J’ai développé ces remarques dans mon ouvrage, Le peuple des clandestins, Paris, Calmann-Lévy, 2008.. Pour éclairer d’avantage cet enjeu fondamental, à la fois pratique et théorique, je voudrais l’examiner au travers de la notion de foyer.

Ne plus être membre d’un foyer ou la perte du lien national

Il suffit d’avoir observé des réfugiés, en Afrique par exemple, pour remarquer l’impérieuse nécessité, même en situation de détresse et de grande dépossession, de retrouver des gestes familiers, ceux qui encadraient naguère les pratiques routinières chez soi et dans son environnement proche : se chauffer, se faire à manger, se raser, se laver, rire, se réunir, etc. N’est-ce pas cela retrouver et se retrouver dans des habitudes ? Les objets qui donnaient une âme, un esprit, un pouvoir de propriété légitime sur la demeure familiale ont laissé place, par la force des choses, à la possession du strict nécessaire que l’on trimbale ici et là avec peine. Mais même quand on n’a plus rien, il reste encore soi, c’est-à-dire un corps qui oblige à se tenir debout, car les obligations à l’égard des siens sont nombreuses et n’ont pas encore été remplies.

Il vaut la peine de rappeler ce qui peut paraître une évidence : l’émigration est un acte de rupture corporelle et affective d’abord avec un territoire sur lequel existaient une population et un ordre politique, culturel et moral.

Retrouver et se retrouver dans des habitudes que la violence ou le long et périlleux voyage a brisées. La religion, la puissance économique, la célébrité, la reconnaissance sociale sont autant de formes spécifiques d’un chez-soi mobile susceptible d’atténuer la douleur inhérente à la perte de la terre natale. Mais, cela vaut, il est vrai, d’abord pour les intellectuels et plus spécialement pour les écrivains. Contrairement à la déclaration de Victor Hugo qui écrit que « l’exil n’est pas une chose matérielle, c’est une chose morale, tous les coins de la terre se valent », je crois que l’exil est indissociablement matériel, moral et politique. Il paraît improbable, sauf à avoir une vision littéraire et métaphysique de l’exil, que « tous les coins de la terre se valent ». Ou alors il faut aussitôt préciser que « tous les coins de la terre se valent » dans l’absolu, en théorie ; mais en aucun cas en pratique. On éprouve l’irrépressible désir de vivre sur un sol qui ne se dérobe point à ses yeux ni sous ses pas, lorsque l’on est dépourvu des ressources constitutives d’un chez-soi mobile. Il faut posséder une maison à soi, une terre à soi, un pays à soi, une nationalité à soi pour faire mine de ranger du côté des postures réactionnaires ces éléments pourtant au fondement de ce que l’on appelle, souvent avec solennité, la citoyenneté. Le désir de terre natale, chez tous les réfugiés que j’ai rencontrés lors de mes enquêtes, est à mille lieues d’une vision nationaliste de la nation. Que l’on soit un immigré ordinaire, un clandestin en transit, un demandeur d’asile ou un réfugié, la notion de terre natale revêt la même signification : l’émigration est un acte de rupture corporelle et affective d’abord avec un territoire sur lequel existait une population enracinée dans un ordre politique, culturel et moral.

Mais, s’il est vrai de dire que l’émigration est la cause de la rupture, il importe de rappeler ce fait fondamental : l’émigration en tant que phénomène social résulte de l’effondrement des structures sociales et des cadres symboliques qui maintenaient et reproduisaient la société. L’histoire de cette rupture qui est celle de ceux qui l’incarnent dans leur chair et leur malheur se confond avec l’histoire de la guerre comme forme exacerbée de la misère et de l’exclusion. Ce que deviennent les victimes des conflits qui provoquent des déplacements de populations, ce sont des personnes dépossédées d’un foyer. Rapportée à ces millions de personnes sans assignation, ou ne possédant comme seule identité publique et seule condition sociale que celle de « réfugié », la notion de foyer recouvre des enjeux fondamentaux souvent peu explicités.

Originellement, le foyer ne désigne pas seulement l’espace domestique et sa morale, ni la patrie (homeland) pour laquelle on sacrifie sa vie. Même si l’espace domestique et la patrie ont quelques similitudes structurales. Dans les deux cas, ce sont des lieux de protection des personnes qui se présentent sous forme d’abri et d’asile et des lieux où il existe des biens qui sont la propriété de la famille, de la nation ou du foyer national. Mais le foyer est aussi et avant tout un espace central d’où procèdent les choses et les événements. Il est le centre du monde non pas au sens topographique, mais au sens existentiel ; il est le lieu où se réunit la famille et qui se confond avec la famille, lieu de la chaleur et lieu où on fait du feu, lieu où on est à l’abri, lieu où l’asile est possible. C’est un lieu où l’on habite, certes, mais c’est un lieu où l’on peut revenir et un lieu où l’on peut se réfugier (au sens du refuge et non de la protection juridique). Voilà pourquoi le foyer est le lieu d’où l’on part mais aussi le lieu où l’on revient nécessairement : rentrer dans son foyer, c’est aussi rentrer dans son pays natal comme on revient chez soi. Sans foyer, la vie se fragmente, perd de son unité et de son sens.

Je me souviens de la phrase de Hussein, un Afghan de 23 ans, rencontré dans le Nord-Pas-de-Calais lors de mon enquête sur le centre de Sangatte en 2002 : « Aujourd’hui, je tourne comme un fou autour de moi. Je suis en France comme dans une maison où je ne sais pas où sont les toilettes, la cuisine, la salle de bains. […] Je ne sais plus comment les choses sont faites ni comment elles doivent être faites. Et qui peut me dire comment elles doivent être faites ? ».

Devenir soi-même le seul centre du monde est la trace sans équivoque d’une confusion des sphères (dedans-dehors, public-privé, subjectif-objectif, national-étranger, etc.) et, au-delà, d’un effritement du sens du monde, d’un monde devenu proprement insensé. Tourner autour de soi ou avoir la planète ou le camp comme horizon sans fin, une prison à ciel ouvert et sans barreau, souligne l’absence de foyer dans lequel on ne peut plus revenir ni se réfugier.

Alors, l’absence de foyer signifie dans ce cas une absence de lieu.

Quitter son pays pour aller chercher un travail ou fuir une persécution, c’est traverser des mers et des frontières et parcourir des milliers de kilomètres, mais, dans le même geste, c’est celui d’émigrer pour devenir immigré même avec le statut de réfugié, défaire et se défaire du sens du monde ancien sans habiter aucun monde nouveau.

John Berger, dans un texte remarquable sur l’exil, analyse finement ce qui fonde le foyer comme centre du monde6John Berger, « L’exil », Lettre internationale, printemps 1985.. C’est là, dans le foyer, écrit-il, que se croisent deux lignes : la « ligne verticale » et la « ligne horizontale ». La ligne verticale est celle qui monte au ciel et qui descend jusque sous la terre, au pays des morts. La ligne horizontale représente la « circulation terrestre : toutes les routes qui mènent à travers la terre à d’autres lieux ». Au foyer, explique encore John Berger, l’on est au plus près des dieux du ciel et des morts sous la terre.

Combien de fois n’ai-je entendu lors de mes conversations avec des errants et des réfugiés que leur seule hantise, c’était de « mourir seul comme un chien », loin des leurs et de leur territoire ? N’est-ce pas cela que signifie l’expression « vouloir mourir auprès des siens » ? C’est d’ailleurs lors d’un décès dû aux conditions inhumaines du voyage clandestin, du séjour dans un camp de réfugiés ou dans un pays de transit où règnent torture et misère que chacun est ramené, avec violence, à cette terrible vérité : celui qui a quitté les siens, volontairement ou non, ne retrouvera plus jamais une nouvelle terre où se croiseront la ligne verticale et la ligne horizontale. Les deux lignes qui structuraient toute l’existence de chacun et du groupe. Loin de son foyer, la rupture sera définitive entre lui et les morts qui sont aussi ses morts. En terre d’immigration, les dieux seront devenus inaccessibles, dépourvus de leurs pouvoirs sur leurs communautés puisqu’ils seront devenus des dieux sans communauté, ni territoire, ni expressions publiques. La ligne verticale se réduira alors à sa plus simple et, d’une certaine façon, à sa plus pauvre expression, celle d’un monde vécu tournant sans cesse autour de lui-même. Quant à la ligne horizontale, elle sera débarrassée de tous ses appuis et de ses points fixes constituant « une sorte de plaine de distance nue, balayée par tout ce qui la traverse ».

Je ne mets pas sur le même plan des registres différents : la solitude et l’isolement dans des grandes villes cosmopolites et la misère et la violence qui régnaient dans la ville ou le village d’origine ; la violence symbolique de la ville d’accueil et la domination étouffante des hommes sur les femmes, etc. Bien sûr, et chacun en conviendra, mieux vaut des soucis communs, même dans un pays quelque peu suspicieux, que l’arbitraire sans recours, l’assassinat comme seul mode de règlement des conflits ou l’impossibilité de se nourrir et de nourrir sa famille.

Pourtant, partir, contraint ou non, vivre comme immigré dans la ville ou s’installer dans la condition de réfugié dans un camp, c’est immanquablement se trouver dessaisi de son foyer (le centre du monde) et penser qu’il sera toujours possible de le réaménager dans le monde des autres dont la principale caractéristique est d’apparaître, au moins dans un premier temps, comme confus et désorganisé7On lira à ce propos le très beau texte de Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, Arles, Actes Sud, 1995. En particulier le chapitre intitulé « Dans quelle mesure a-t-on besoin de sa terre natale ? », p. 81. Jean Améry était écrivain et essayiste autrichien né à Vienne le 31 octobre 1912 et mort à Salzbourg (suicide) le 17 octobre 1978..

Malheureusement, quand on émigre, il n’est pas possible d’emmener avec soi l’intersection des deux lignes comme le faisaient et le font toujours les nomades qui, sans cesse en déplacement dans des univers cohérents entre eux, en même temps qu’ils dépliaient leurs tentes dépliaient dans le même mouvement leurs deux lignes.

Dans cette configuration, la ligne horizontale et la ligne verticale ne sont pas seulement des éléments du déplacement, elles sont constitutives de l’esprit même de la circulation qui, tôt ou tard et quelles que soient les routes empruntées, mène et ramène au foyer ; le lieu d’où partent toutes les routes pour aller vers tous les lieux.

Les objets s’échangent, jamais les foyers

On n’échange pas un foyer contre un autre. Aucune négociation, aucun arrangement ne sont possibles, ni même imaginables, dans ce domaine. Le foyer est unique parce qu’il n’existe, par définition, qu’un seul centre du monde. Une fois en terre d’immigration, et cela est particulièrement vrai pour les clandestins et les demandeurs d’asile, la première expérience sera bien celle d’une conscience aiguë de la perte définitive du foyer en échange d’un hébergement. D’ailleurs, tout le dispositif en matière de logement des étrangers nouvellement arrivés, en France et en Europe, est construit sur l’idée de la prise en charge, absolument tout le contraire de l’idée de propriété de soi et de maîtrise de ses ressources. Quand, par exemple, en France les demandeurs d’asile attendent leur statut de réfugiés, ils sont hébergés (pour les plus chanceux) dans des centres de transit appelés centres d’accueil pour demandeurs d’asile. Lorsqu’ils obtiennent le statut de réfugié, ils sont accueillis dans des centres provisoires d’hébergement. Depuis quelques années, les réfugiés peuvent aussi être hébergés en centre d’hébergement et de réinsertion sociale. L’objectif est d’« accompagner » ces populations vers leur « autonomie dans le logement ». Dans l’esprit, en pratique et dans les mots, tous ces dispositifs renvoient au provisoire et à l’absence de choix.

Alors que le foyer a partie liée au sacré et à la sacralisation (aux dieux et aux morts), le centre d’accueil ou le centre d’hébergement provisoire dans lesquels sont accueillies ces populations de partout et de nulle part signe la nature profane du lieu d’habitation. Ce n’est plus l’histoire collective d’une vie que traduit le foyer mais, au mieux, le lieu anonyme où chacun peut être de nouveau nommé par son seul nom.

Rupture à jamais et distance insurmontable

On oublie trop souvent que la protection fondée sur le droit (et non sur le lien clanique ou ethnique) est inséparable de l’existence d’un sentiment d’être protégé ou du sentiment d’avoir la certitude de ne pas se retrouver sans défenses ni recours devant l’arbitraire. Parce qu’il n’existe pas ou très peu d’associations, d’ONG, de syndicats ou d’organisations de défense des droits de l’homme susceptibles de constituer, juridiquement et moralement, cette question de la protection des personnes en problématique de simple justice (au sens de la recherche du juste) et de simple respect du droit des personnes, les étrangers (quel que soit leur statut juridique) se retrouvent sans défense dans presque tous les pays du Sud, ne pouvant en fait jamais déléguer celle-ci à des groupes spécialisés et légitimés dans la construction de causes collectives. Cette absence de délégation ou de procuration interdit d’accéder à la reconnaissance des torts et des droits équivalents et ainsi de lutter contre l’arbitraire de l’État et de ses polices. Lorsque se conjuguent les limites de la protection du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et le déni d’accueil souvent brutal des pouvoirs d’État, s’impose alors la conviction qu’il faut partir de nouveau, encore un peu plus haut, un peu plus au Nord. Autant de pays avec lesquels il n’existe pas encore de contentieux. S’en aller loin de la misère ou de la guerre pour habiter un autre pays qui, peut-être, voudra bien se faire hospitalier, ne pas songer aux conditions dramatiques du voyage pendant le voyage, ne penser qu’à arriver puis à travailler, obéir aux injonctions impératives des passeurs, se jouer perpétuellement des résistances qui cherchent à briser l’« aventure » migratoire, mobiliser chaque jour ses forces pour répondre aux lois du passage, vivre une vie soumise à l’impondérable où l’instant est le seul moment que la conscience saisit comme un tout, ne jamais s’imaginer en train d’échouer. En un mot, forcer le destin, c’est-à-dire aller contre le cours irrévocable des événements lorsque par malheur son lieu de naissance prédestine à tous les malheurs du monde. Enfin, parvenir à sa nouvelle terre d’immigration. Volontairement ou contre son gré, la différence n’est pas décisive. Et après ? Le clandestin, bien avant d’incarner la figure universelle de l’exclu, est d’abord celui qui a perdu un espace ou qui l’a abandonné parce qu’il le fallait. Plus radicalement, il est celui dont le retour dans cet espace est impossible. Les intéressés le savent en général très vite. Et les conséquences ne sont pas banales. Il ne s’agit pas d’un simple « mal du pays », de problèmes de « papiers », d’ingratitude de l’État, encore moins de « libre circulation » entravée par des institutions nationales et internationales inhumaines.

Le clandestin pendant son voyage se refuse consciemment à penser à la pénibilité et aux risques du voyage au profit du moment tant attendu de l’arrivée. Une fois arrivé, il devient un clandestin. Plus précisément, le clandestin devient pour tous et pour tout le monde un clandestin quand il cesse d’être mobile. Quand, volontairement ou contraint, il s’immobilise, vont alors l’assaillir les premières questions qui plus jamais ne le quitteront et que l’on peut ainsi résumer : qu’est-ce que l’on cède et qu’est-ce que l’on perd quand on devient un étranger, c’est-à-dire étranger à soi-même ? Ce processus s’appelle l’aliénation de soi et il est déterminé par des conditions externes. Nous ne sommes pas dans le registre de la psychologie ou de la psychiatrie. Ne plus s’appartenir ne se réduit pas à ne « plus avoir toute sa tête ». Ne plus s’appartenir signifie que l’insertion dans un collectif d’exilés ne remplacera jamais ce qui est définitivement perdu, sa terre natale, et avec elle la vérité, celle qui était naturellement subordonnée à la vérité de son groupe (celui constitué par sa famille, son clan, sa tribu, etc.), la seule reconnue, la seule qui s’imposait à tous. Mais alors que reste-t-il ? Il ne reste plus que le rapport à la vérité de sa condition d’immigré. Et le long et hypothétique travail consistant à renouer les liens par-delà la rupture et la distance. À recoller avec acharnement mais sans aucune certitude les éléments fracturés. Combien de femmes et d’hommes, aux histoires bien différentes mais dont le point commun est d’avoir quitté des pays en guerre et en ruine, incarnent parfaitement cette faute originelle qu’est l’immigration et tous les efforts accomplis au jour le jour, aussi minutieux qu’illusoires, pour dompter le désordre intérieur autant qu’extérieur ?

Être chez les autres : une anomalie ?

On peut être Burundais, fuir son pays pour ne pas être « massacré » et découvrir (dans tous les sens du terme) l’Angleterre à l’aéroport de Londres, découverte qui ne se mue pas forcément en un bonheur indescriptible8Cet exemple est authentique.. Le plus souvent, contrairement à une idée largement répandue, ceux qui doivent impérativement quitter leur pays, quelles qu’en soient les raisons, ne le quittent pas pour un pays précis mais pour aller « n’importe où ». Pourquoi vouloir se rendre dans un lieu sans nom ? Est-ce que cela signifie que tous les lieux se valent ? En fait, ce n’est pas « partir n’importe où » qu’il faut entendre. Les uns et les autres9Les développements qui suivent sont les conclusions de centaines d’entretiens et d’observations que j’ai réalisés ici et là dans une dizaine de pays (Europe, Maghreb, Afrique subsaharienne, Asie). disent en réalité qu’ils voulaient partir pour n’importe où, autrement dit pour un pays qui ne ressemble pas au leur. Et qu’est-ce qu’un pays qui est perçu comme différent du sien ? Un pays où la vie n’est pas une vie si elle se réduit à la seule survie et si la seule appartenance à la communauté est réduite à sa seule identité ethnique et sexuelle. Pour Pierre : « Tous mes problèmes viennent du fait que je suis Hutu ». Pour Sue, Sierra-Léonaise, les injustices et les malheurs, en particulier lorsque l’on est une femme, ne s’exposent ni ne se partagent. Mais après avoir quitté un pays dévasté par la guerre, la misère et l’absence de droits, la vie ne se résume pas à se laisser glisser, malgré soi, dans la condition de l’immigré regrettant chaque jour la séparation et la distance qui la sépare d’avec les siens. Attendre ailleurs que chez soi éloigne de son pays ; éloigne de ce qui a été « abandonné », même si le retour devient possible, jamais le temps perdu lié à l’attente ne peut être regagné. L’attente prive d’une entrée dans le monde commun10« Le langage de la sagesse traditionnelle, langage qu’affectionnent les individus que leur condition sociale incline, de nécessité faisant vertu, à se “retirer” de l’engagement mondain, traduit bien la série des contradictions dans lesquelles une situation, en elle-même contradictoire (l’immigration), enferme ses agents : à la formule relativement optimiste “il n’y a de situation qui n’ait sa porte”, s’oppose cette autre formule paradigmatique selon laquelle “il est des morts vivants” comme il est des “vivants morts” ! » : Abdelmalek Sayad, La double absence, Paris, Seuil, 2014, p. 208.. Alors l’acte d’immigrer est ressenti comme un acte coupable, une sorte d’anomalie, en un mot partir en laissant les autres derrière soi est vécu comme une faute. Cette culpabilité fait du retour sur le passé un sentiment obsessionnel. « Pendant qu’on attend, on ne construit rien », me disait une interviewée.

Quand on n’a pas de chez soi (sans distinction : une maison et/ou un pays), on ne parle pas de choses et d’autres, et on ne parle pas non plus avec les autres. On parle entre soi de thèmes toujours identiques et sans cesse ressassés : visas, documents de voyage, papiers d’identité, de droits, de justice et d’injustice, de la famille, des souvenirs, etc. On ne parle de patrie et de terre natale qu’avec ceux qui n’en ont plus, pas avec ceux qui en ont une. Il n’est question que d’abri et de liens rompus. Sue disait que son corps était en Angleterre mais que sa tête était restée au Sierra Leone. Cette expérience est universelle une fois en terre d’immigration. Dans les deux cas, pour Sue et Pierre, mais c’est vrai pour des milliers d’autres, l’immigration forcée n’a pas fait que briser les liens avec le reste de la famille. Leur vie personnelle s’est brisée. La ligne de la continuité et de la transmission est rompue. Sue n’est pas sûre de revoir sa mère, sa génitrice, celle qui l’a portée, la rendant ainsi plus vulnérable encore ; Pierre n’est pas sûr de retrouver ses enfants disparus au Burundi emportant avec eux le sens du mot père. Ce qui est au centre de leur existence : la partie d’eux-mêmes restée au pays. Ce n’est ni une question de volonté ni une question de choix, cela ne dépend pas d’eux. L’un et l’autre n’ont aucune prise sur les effets symboliques et psychologiques de leur nouvelle situation. Sue et Pierre ne sont pas arrivés dans leur nouveau pays, ils sont arrivés dans un nouveau pays.

En réalité, il n’y a pas de nouveau pays pour ceux qui viennent d’en quitter un. La terre natale, au sens strict, est la terre de son enfance et de sa jeunesse. Même s’ils acquièrent au fil du temps une plus grande assurance en terre d’immigration, ce qui aura été perdu l’aura été à jamais. Tout comme de la même manière, il n’y a qu’une seule enfance et qu’une seule jeunesse. Cette appartenance naturelle au monde d’autrui n’existe pas et ne peut pas exister quand on est immigré. La présence de l’immigré (qu’il soit régulier ou clandestin n’a ici aucune importance) traduit comme une anomalie dans l’ordre des sociétés et des relations entre les sociétés : il est là mais, idéalement, il devrait être ailleurs, chez lui dans son pays, sa nation, son territoire. Il est un déplacé du désordre géographique et des rapports de force entre nations, un déplacé de l’espace. Il est rare que les nouveaux arrivants, ceux qui ne se sont pas déclarés à leur hôte, restent sans activités. Dès leur arrivée dans un pays de transit ou d’installation, ils se sont mis en situation de travailler. Le travail est vécu comme une source de revenus mais aussi comme une thérapie ; le travail sert à lutter contre la culpabilité qui les ronge chaque jour qui passe. Mais, en aucun cas, le travail ne constitue, ni ne constituera un « succédané mobile de la patrie », pour reprendre la belle formule de Jean Améry11Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, 1995, p. 86.. Cela signifie, pour tous, qu’ils ne remplaceront jamais leur terre natale par le travail car ils n’ont que le travail. Un travail dans lequel il n’y a pas de distinction entre condition d’immigré et position professionnelle. Dans un espace d’interconnaissance le plus souvent fortement réduit, travailler et vivre tendent à se confondre ; on travaille pour faire vivre les siens, on travaille pour vivre et aussi parce que cela oblige à vivre lorsque les conditions d’existence sont invivables. Le travail de l’immigré par lequel l’immigré définit tout son être et par lequel la société définit tout son être sera, tout au plus, la manifestation de son honnêteté sociale.

  • 1
    Harold Garfinkel et Harvey Sacks, « On Formal Structures of Practical Actions », cité dans Alain Coulon, L’Ethnométhodologie, Paris, PUF, 1987.
  • 2
    Pierre Bourdieu a ainsi pu souligner que « l’amour de soi dans les autres et dans le groupe tout entier que favorise le rassemblement prolongé des semblables est le véritable fondement de ce que l’on appelle “l’esprit de corps” » (Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989).
  • 3
    Giorgio Agamben, Moyens sans fins, Paris, Rivage Poche, 2002.
  • 4
    Jacques Derrida, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 53.
  • 5
    J’ai développé ces remarques dans mon ouvrage, Le peuple des clandestins, Paris, Calmann-Lévy, 2008.
  • 6
    John Berger, « L’exil », Lettre internationale, printemps 1985.
  • 7
    On lira à ce propos le très beau texte de Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable, Arles, Actes Sud, 1995. En particulier le chapitre intitulé « Dans quelle mesure a-t-on besoin de sa terre natale ? », p. 81. Jean Améry était écrivain et essayiste autrichien né à Vienne le 31 octobre 1912 et mort à Salzbourg (suicide) le 17 octobre 1978.
  • 8
    Cet exemple est authentique.
  • 9
    Les développements qui suivent sont les conclusions de centaines d’entretiens et d’observations que j’ai réalisés ici et là dans une dizaine de pays (Europe, Maghreb, Afrique subsaharienne, Asie).
  • 10
    « Le langage de la sagesse traditionnelle, langage qu’affectionnent les individus que leur condition sociale incline, de nécessité faisant vertu, à se “retirer” de l’engagement mondain, traduit bien la série des contradictions dans lesquelles une situation, en elle-même contradictoire (l’immigration), enferme ses agents : à la formule relativement optimiste “il n’y a de situation qui n’ait sa porte”, s’oppose cette autre formule paradigmatique selon laquelle “il est des morts vivants” comme il est des “vivants morts” ! » : Abdelmalek Sayad, La double absence, Paris, Seuil, 2014, p. 208.
  • 11
    Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, 1995, p. 86.

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