L’immigration : pour un retour au réel et à notre humanité

Dans cette contribution de notre série « Asile, immigration, intégration », Chaynesse Khirouni, présidente du Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle, revient sur les conséquences de la loi « immigration » pour les départements qui ont en charge des politiques publiques touchant au social, médico-social voire du sanitaire. Pour l’élue, les départements doivent davantage œuvrer à l’accompagnement et l’insertion des mineurs étrangers isolés.

Parmi les nombreuses analyses sur la loi « immigration », il serait nécessaire de retenir tout particulièrement le plaidoyer prononcé par la Défenseure des droits, Claire Hédon, devant la commission des lois de l’Assemblée nationale. Elle dénonçait les excès du texte et des amendements retenus par le gouvernement. Elle insistait, avec justesse, sur le fait que plusieurs dispositions de la loi « tendent à banaliser le recours à la contrainte à l’égard des étrangers, en l’autorisant largement, quel que soit le degré de menace représenté par l’étranger et […] quel que soit son degré de vulnérabilité »1Audition devant les rapporteurs de la commission des lois de l’Assemblée nationale – Projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, 17 novembre 2023..

Ce n’est pas une loi « sur » l’immigration mais « contre » les migrants

Cette loi repose en effet sur une dynamique cynique. Elle mobilise le droit des étrangers pour sanctionner les troubles à l’ordre public et recourt au droit pénal pour sanctionner le non-respect du droit des étrangers. Elle amalgame ainsi le migrant au délinquant et légitime la restriction des droits et des libertés des étrangers. Elle repose sur une illusion dévastatrice : l’immigration se traite par la brutalité à l’égard du migrant dont il faudrait précariser les conditions de vie afin d’en maîtriser les flux.

La droite républicaine a perdu sa boussole morale

Ce texte n’est pas une loi « sur » l’immigration mais une somme de mesures « contre » les migrants. La nuance dans la préposition n’est pas rhétorique. Elle est idéologique. Elle traduit le lent glissement de la figure de l’étranger orchestré par l’extrême droite depuis maintenant quarante ans. L’étranger est dangereux pour ce qu’il est, potentiellement et intrinsèquement. Nous sommes au cœur du logiciel de l’extrême droite de toujours, d’Antoine de Rivarol à Jean-Marie Le Pen en passant par Charles Maurras et Renaud Camus. Et c’est bien pour cette raison que ses dirigeants ont considéré que cette loi traduisait leur victoire. Une victoire sur une droite républicaine, aux rangs de laquelle figure la majorité présidentielle, qui a perdu sa boussole morale et humaniste. Une droite qui renie l’héritage du Conseil national de la résistance, du gaullisme social ou encore de Simone Veil.

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La gauche peine à ramener la nation des Lumières vers ses valeurs

Mais si ces dérives, qui menacent notre démocratie, doivent être dénoncées, la gauche républicaine et sociale ne parvient pas davantage à mobiliser une majorité de Français autour d’un projet alternatif. Elle peine à ramener la nation des Lumières, de Victor Hugo et de Louise Michel, vers les valeurs qui ont fait d’elle celle des droits de la personne humaine. Nous avons fait fausse route en n’opposant au discours xénophobe de l’extrême droite que le combat antiraciste. Il est et demeure vital, essentiel comme celui contre l’antisémitisme. Mais il est insuffisant car il est incomplet. La mission historique de la gauche républicaine et sociale est de défendre d’abord celles et ceux qui n’ont que leur travail pour vivre et, parmi cette foule, les plus vulnérables. L’étranger est l’un des nombreux visages de cette vulnérabilité, tout comme les ouvriers et les employés, menacés par le chômage de masse né dans les années 1970.

Peut-être n’avons-nous pas pris la mesure des inquiétudes que faisaient naître, dans le monde du travail, les effets cumulés d’une crise économique systémique et d’une immigration insuffisamment accompagnée. Une immigration souvent vécue comme un facteur de fragilisation du marché du travail et de stagnation des salaires et du pouvoir d’achat. Et ces populations ont en outre été amenées à vivre ensemble, à partager les mêmes espaces principalement urbains. Notre République y a-t-elle créé les conditions de la concorde ? A-t-elle su y assurer l’une de ses grandes raisons d’être, à savoir la cohésion sociale ? Qui oserait affirmer que notre modèle d’intégration n’est pas défaillant ?

Bien sûr, cette mixité fut le creuset de réussites et de grands élans de solidarité qu’illustrent par exemple les Restos du cœur ou la France « Black Blanc Beur » de 1998. Mais, au-delà de ces symboles, comment prétendre que nos idéaux de justice sociale et d’égalité des chances ont raisonné avec la même force au « ban des lieux », ont permis l’émancipation de nos concitoyens qui s’y sont trop souvent retrouvés assignés à résidence ? C’est aussi de ce contexte que se nourrissent les slogans de l’extrême droite qui font de l’immigration non pas un sujet de débat politique et économique mais un problème, un fléau. Ces mêmes discours qui transforment le migrant, pourtant sœur/frère en humanité, en un ennemi désincarné. Les idées qui sous-tendent la loi immigration opposent les précarités pour répondre par la stigmatisation à un sujet de débat non seulement légitime mais qui mériterait, au contraire, de l’apaisement, de la rigueur.

La gauche ne peut ignorer que l’immigration préoccupe nos concitoyens

C’est la raison pour laquelle la gauche ne peut ignorer que l’immigration et, plus largement, notre modèle d’intégration, préoccupent nos concitoyens. Nous devons répondre à cette inquiétude en refusant de laisser à croire que le combat qui nous oppose aux droites radicalisées se résumerait à un conflit entre la fermeté et le laxisme. Ne laissons pas à penser à nos concitoyens que l’humanisme de nos valeurs nous disqualifierait dans la mise en œuvre d’une politique publique réaliste et soucieuse des intérêts du pays. Il est aussi de notre responsabilité d’assumer un devoir de vérité et d’expliquer à nos concitoyens que les dérèglements climatiques et le chaos du monde génèrent et généreront des mouvements de population. L’immigration doit cependant être accompagnée dans le cadre d’une politique européenne concertée, inscrite dans nos valeurs humanistes et adossée à un engagement sincère aux côtés des pays d’émigration. Enfin, accompagner veut aussi dire accueillir, non seulement pour des raisons humanitaires mais aussi de brassage des connaissances et des talents ou dans une perspective démographique et économique.

En cela, faisons la démonstration par le concret ou de ce qu’il est convenu d’appeler « le terrain » pour contrer les fantasmes et les représentations et revenir ainsi au réel. Nous avons en charge au sein du département de Meurthe-et-Moselle les grandes solidarités humaines sur ce territoire ; cette collectivité intervient principalement dans le champ du social, du médico-social voire du sanitaire. Le département est ainsi chef de file des politiques publiques de l’accompagnement de la perte d’autonomie des personnes âgées ou en situation de handicap, de l’insertion, de la protection maternelle infantile ou encore de la protection de l’enfance en danger.

Retour au réel

Dans ce cadre, nous accueillons et protégeons les mineurs étrangers isolés, souvent au-delà de leurs dix-huit ans dans le cadre de contrats jeune majeur. En 2023, nous accompagnions en Meurthe-et-Moselle près de 800 jeunes migrants, pour la plupart ressortissants des pays de l’Ouest africain. Ces derniers, quand vient leur majorité, rencontrent trop souvent des difficultés à régulariser leur droit au séjour qui peut se conclure brutalement par une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) délivrée par la préfecture. Si une minorité de jeunes que nous accompagnons ne manifeste effectivement aucune volonté d’intégration dans notre pays, une grande majorité d’entre elles et eux ont un projet de vie, de formation et de réalisation personnelle et professionnelle qui répond souvent à des besoins dans ce qu’il est convenu d’appeler les métiers en tension.

Le marché de l’emploi national ne suffira pas à pourvoir aux besoins des métiers du lien

Parmi ces métiers, victimes d’une grave crise des vocations, figurent ceux du lien, du social et du médico-social. Ils sont au cœur des missions des départements. Ainsi, plus de 70% des établissements médico-sociaux rencontrent aujourd’hui des difficultés de recrutement2Premier baromètre FEHAP Nexem des tensions de recrutement du secteur sanitaire, social et médico-social privé non-lucratif, 19 janvier 2022.. 20% des emplois d’aide à domicile sont actuellement vacants3« Ehpad, aide à domicile… Ce qu’il faut retenir des annonces de Jean Castex pour le grand âge et la dépendance », France Info, 23 septembre 2021.. En Meurthe-et-Moselle, dans le seul secteur du domicile, ce sont près de 1 000 postes qu’il faudra pourvoir d’ici à 2027 pour parvenir à honorer les plans d’aide pour nos concitoyens âgés ou handicapés, bénéficiaires de l’allocation personnalisée d’autonomie ou de la prestation de compensation du handicap. Les fédérations d’employeurs du secteur s’inquiètent notamment des départs à la retraite à venir et évaluent les besoins à 800 000 recrutements d’ici à 20304Les métiers en 2030 : les créations d’emploi par secteurs et par métiers, Dares, 10 mars 2022.. Pour y parvenir, elles recommandent le recours à des travailleurs étrangers et, par conséquent, la sécurisation des parcours d’intégration des migrants qui s’orientent vers ces métiers.

Voilà une réalité qui devrait s’imposer dans les débats sur l’immigration : le marché de l’emploi national ne suffira pas à pourvoir aux besoins des métiers du lien alors que la population vieillit et que s’accroissent les besoins. C’est pourtant dans ce contexte que la loi « immigration » durcit les conditions d’attribution de titres de séjour pour les jeunes étrangers qui ont été pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. La loi interdit désormais aux départements d’accompagner un jeune sous OQTF quand bien même il est salarié dans un métier en tension. Et les patrons qui salarient ces jeunes sont nombreux à témoigner de leur engagement, de leur disponibilité, de leur envie de réussir leur vie dans notre pays. 

Travailler à l’orientation des mineurs étrangers isolés vers les métiers de l’aide à la personne

C’est pourquoi, même si la loi « immigration » contrarie notre ambition, nous allons nous engager plus fortement, avec nos partenaires, dans une démarche d’orientation des publics que nous accompagnons, et notamment des mineurs étrangers isolés placés sous notre protection, vers les métiers de l’aide à la personne. À l’instar du département des Landes qui déploie déjà cette dynamique, tous les métiers du social et du médico-social sont concernés. La démarche associe les accompagnants des jeunes, afin qu’ils les sensibilisent à ces métiers, mais aussi les employeurs potentiels, afin qu’ils leur présentent leurs missions et proposent des immersions voire signent des promesses d’embauche. Le projet s’appuie également sur les acteurs de la formation et de l’insertion. 

Cette action, concrète et installée dans la réalité des besoins de nos publics comme de notre société, n’est pas une utopie. Elle s’observe déjà mais de manière erratique. Il s’agit désormais d’amplifier et de systématiser ces pratiques vertueuses. Parallèlement, nous continuerons de travailler avec les services de l’État localement afin de sécuriser les parcours des jeunes migrants qui s’engagent dans cette voie. Évidemment, une telle démarche – qui s’adresse également aux allocataires du revenu de solidarité active ou aux personnes en reconversion professionnelle – serait facilitée si le législateur était plus à l’écoute des réalités du pays et moins sensible aux aveuglements xénophobes de l’extrême droite que rejoint malheureusement trop souvent la droite parlementaire.

L’image qui pourrait venir à l’esprit lorsque nous défendons le projet d’orientation des jeunes que nous accompagnons vers les métiers du lien, cette droite aux passions tristes ne peut la partager aujourd’hui. Elle parlerait en revanche à une Geneviève de Gaulle-Anthonioz, ancienne présidente de l’association ATD Quart-monde, ou à l’Abbé Pierre qui fut député de Meurthe-et-Moselle. C’est l’image d’un jeune adulte, venu d’ailleurs et devenu auxiliaire de vie, qui s’épanouit dans un service d’aide à domicile. Il apporte, jour après jour, le réconfort du soin et de sa présence à une personne que la vie a fragilisée et qui se moque bien de son origine, sa couleur de peau ou encore sa religion. Elle ne retient de lui que son humanité.

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