L’extrême droite au sein des Parlements européens : en France, l’embarras des formations politiques face aux députés RN

Comment les forces démocratiques en France réagissent-ils à la présence d’élus du Rassemblement national à l’Assemblée nationale ? Antoine Bristielle et Max-Valentin Robert, membres de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, livrent leur analyse de la situation française, dans le cadre d’un travail comparatif avec l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne et la Suède que la Fondation mène avec la Fondation Friedrich-Ebert sur les conséquences de la présence d’élus d’extrême droite au sein de parlements nationaux et régionaux.

En France, le second tour des élections législatives de juin 2022 réserva une surprise de taille. Alors que pendant la campagne électorale, les débats et commentaires politiques s’étaient focalisés sur la nouvelle union de la gauche (Nouvelle Union populaire écologique et sociale – Nupes) et sur ses éventuelles possibilités de succès, le RN ne semblait plus faire partie des préoccupations éditoriales. Suite à l’annonce de l’élection à l’Assemblée nationale de 89 députés du Rassemblement national, une question majeure parcourra donc les instances dirigeantes des principales formations partisanes : comment réagir face à cette percée du RN au Palais-Bourbon ?

Rappelons qu’après les élections législatives de 1986, les relations s’avéraient extrêmement tendues entre les élus de la coalition libérale-conservatrice RPR-UDF et ceux du Front national (FN). Par exemple, durant les débats portant sur le vote de confiance accordé au gouvernement Chirac, Jean-Marie Le Pen accusa le nouveau Premier ministre de pratiquer à l’encontre du FN une « espèce d’apartheid politique […] comme si vous pensiez que nous puissions transmettre le Sida ». Plus récemment, l’élection en 2014 de David Rachline et Stéphane Ravier aux postes de sénateurs suscita de vives tensions au Palais du Luxembourg. Ainsi, la sénatrice Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) Esther Benbassa justifia son refus de serrer la main du maire de Fréjus par les déclarations suivantes : « C’est un parti qui déteste ce que je suis moi, c’est un parti qui est contre le vivre-ensemble, qui attaque les musulmans français, les Français musulmans. C’est un parti qui a ses racines dans les ligues antisémites du XIXe siècle, et on ne va pas me dire qu’au nom de la démocratie je dois serrer la main. Alors j’aurais dû serrer la main d’Hitler aussi ».

Qu’en est-il de la réaction actuelle des autres partis politiques face à la présence des 89 députés RN ? Contrairement à ce que l’on observait durant les deux dernières décennies, les élections législatives de juin dernier n’ont pas permis au président d’obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Dans ces conditions particulières, le jeu parlementaire prend une importance d’autant plus grande car, d’une part, la majorité présidentielle se trouve dans l’obligation de constituer des alliances pour voter chaque texte de loi – ce qui n’est pas forcément évident au vu de la culture politique française – et, d’autre part, les pouvoirs de blocage des groupes d’opposition se trouvent renforcés.

Pour comprendre l’attitude des autres partis, il est tout d’abord nécessaire d’étudier précisément l’évolution du positionnement adopté par le Rassemblement national (partie I). En effet, d’une part, cette stratégie de dédiabolisation est à l’origine des succès électoraux du RN (partie II) et, d’autre part, elle explique en grande partie la réaction des différents partis politiques (partie III).

Le Rassemblement national : une longue marche vers la dédiabolisation

L’histoire du Front national – devenu Rassemblement national en 2018 – a été fréquemment ponctuée par des tentatives de normalisation : pour s’en convaincre, rappelons que la dernière campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen (2007) s’est caractérisée par une tonalité moins extrémiste que les précédentes, au point de revendiquer certains symboles de la culture républicaine, comme en témoigne son discours prononcé à Valmy le 20 septembre 2006. Le leader d’extrême droite rendait ainsi hommage aux armées révolutionnaires ayant défait les forces prussiennes, le 20 septembre 1792. Toutefois, ce désir de respectabilité n’a fait que se renforcer après l’accession de Marine Le Pen à la tête du parti lors du congrès de Tours (janvier 2011), qui consacra la défaite des tenants d’une ligne plus radicale rassemblés autour de la candidature de Bruno Gollnisch. La nouvelle direction du FN entreprit donc une entreprise de normalisation discursive – la fameuse « dédiabolisation », mise en place dans les instances internes du parti par Louis Aliot, ancien compagnon de Marine Le Pen et figure aujourd’hui importante du RN.

Cette nouvelle stratégie se traduisit tout d’abord sur le plan mémoriel : Marine Le Pen va jusqu’à désavouer son père en 2014, suite à de nouvelles provocations antisémites de ce dernier, en déclarant que « le Front national condamne de la manière la plus ferme toute forme d’antisémitisme, de quelque nature que ce soit ». De même lorsque l’ancien dirigeant du FN réitéra ses propos qualifiant les chambres à gaz de « détail de l’histoire », Marine Le Pen affirma être « en profond désaccord sur la forme et le fond » avec son père, ce qui entraîna son exclusion du parti le 20 août 2015.

Cette stratégie de normalisation se poursuivit ensuite sur une autre thématique : l’Union européenne. Alors que jusqu’en 2017, le FN avait maintenu – et même accentué – une position hostile à l’intégration européenne et à l’euro1Emmanuelle Reungoat, « Le Front national et l’Union européenne. La radicalisation comme continuité », dans Sylvain Crepon, Alexandre Deze et Nonna Mayer (dir.), Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2015, pp. 225-246., le départ de Florian Philippot, alors bras de droit de Marine Le Pen, entraîna une marginalisation des partisans d’une ligne souverainiste « dure ». Cette atténuation idéologique se manifesta pleinement durant la campagne pour les européennes de 2019, durant laquelle sa tête de liste (Jordan Bardella) soutint que « l’Europe, ça peut être aussi quelque chose de bien » et que « pour l’instant, la sortie de l’euro n’est plus une priorité ». Enfin, et de manière plus contre-intuitive, la candidature du polémiste réactionnaire Éric Zemmour à l’élection présidentielle de 2022 a pu contribuer à accorder au Rassemblement national un surcroît de dédiabolisation sur un autre type d’enjeux : les questions identitaires. Par effet de contraste, la radicalité du discours zemmourien sur l’islam et l’immigration a pu paradoxalement adoucir l’image du RN dans une partie de l’opinion publique. Pendant la dernière campagne présidentielle, Marine Le Pen semblait d’ailleurs avoir compris l’intérêt qu’elle pouvait tirer de la concurrence menée par l’ancien polémiste, comme l’illustre la déclaration suivante : « Je retrouve chez Éric Zemmour toute une série de chapelles qui, dans l’histoire du Front national, sont venues puis reparties remplies de personnages sulfureux. Il y a les catholiques traditionalistes, les païens et quelques nazis. »

Les succès politiques de cette stratégie de dédiabolisation

À n’en pas douter, la stratégie de dédiabolisation du Rassemblement national a largement fonctionné d’un point de vue électoral. Lors de la présidentielle de 2002, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour était analysée comme une sorte d’accident de l’histoire, dû à une multiplicité de facteurs, dont notamment la division de la gauche lors du premier tour. D’ailleurs, la victoire de Jacques Chirac au second tour fut écrasante, avec plus de 82% des voix. En 2017, la présence de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle ne relevait plus de la surprise, tant elle était anticipée depuis de nombreux mois par les instituts de sondages et les observateurs de la vie politique. Néanmoins, la marche demeurait trop haute pour espérer l’emporter lors du second tour, le « plafond de verre » de l’extrême droite semblant imbrisable. Force est de constater cependant que lors de la présidentielle de 2022, ce plafond de verre s’est légèrement fissuré : pour la deuxième fois consécutive, Marine Le Pen était bien au second tour de la présidentielle mais, plus encore, l’écart de voix entre la candidate du Rassemblement national et Emmanuel Macron, qui était de huit millions en 2017, s’est réduit à cinq millions en 2022.

Si cette dédiabolisation produit des effets dans les urnes, elle en impulse également dans l’opinion publique. Disons-le avec force : jamais le Rassemblement national n’a été aussi banalisé aux yeux des Français. Des données longitudinales nous permettent d’illustrer le phénomène. À la question « la société que prône ce parti est globalement celle dans laquelle je souhaite vivre », 32% des Français répondent favorablement lorsque le RN est mentionné, soit une augmentation de 5 points en l’espace d’un an.

Graphique 1. Évolution des traits d’image positifs associés au Rassemblement national2Données issues de l’enquête Fractures françaises, réalisée par Ipsos par la Fondation Jean-Jaurès, Le Monde et le Cevipof.

Plus frappant encore, aucun parti ne fait vraiment mieux que le Rassemblement national à ce niveau : La République en marche (LREM) n’est en avance que de deux points par rapport au RN sur cette question. Un autre item est particulièrement évocateur, la capacité du parti à gouverner le pays : 39% des Français jugent que le RN en est capable, soit une augmentation de cinq points en l’espace d’un an. Par ailleurs, les autres partis et en particulier les partis de gauche souffrent largement de la comparaison avec le parti d’extrême droite : le RN dépasse très largement La France insoumise (LFI) et EE-LV (de respectivement 13 et 18 points) et vient même supplanter d’un point le Parti socialiste (PS), qui était pourtant aux responsabilités il y a encore sept ans.

Graphique 2. Comparaison des traits d’image positifs associés aux principaux partis politiques français3Données issues de l’enquête Fractures françaises, réalisée par Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès, Le Monde et le Cevipof.

L’élection, durant les législatives de cette année, de 89 députés RN peut être interprétée comme une conséquence des différentes phases de normalisation discursive précédemment évoquées – même lorsque le parti lui-même n’en était pas à l’initiative. Ce résultat constitue indéniablement un record : pour rappel, les législatives de 1986 – où la proportionnelle était en vigueur – avaient à l’époque représenté un véritable coup de tonnerre politique alors que « seulement » 35 députés frontistes avaient été élus. La législature qui s’est ensuivie fut marquée par de nombreuses provocations émanant des députés FN et, bien évidemment, de Jean-Marie Le Pen lui-même.

Attitude et votes du groupe parlementaire RN depuis juin 2022

Depuis leur succès aux législatives, les nouveaux députés RN ont reçu comme instruction, de la part de la direction de leur parti, d’éviter les provocations et les outrances afin de se présenter comme une opposition respectable. Paradoxalement, nous pouvons constater que ce désir de respectabilisation n’exclut pas nécessairement le recours à une rhétorique brutale contre une partie de leurs opposants. Ainsi, les élus du Rassemblement national ont fréquemment tenté de se présenter comme l’opposition responsable en essayant de pointer du doigt le comportement présenté comme désinvolte des députés de gauche. Dès le soir du premier tour des législatives, Jordan Bardella accusa la Nupes de vouloir « transformer l’Assemblée nationale en ZAD ». De même, dans la nuit du 21 au 22 juillet 2022, le député Jean-Philippe Tanguy ordonna aux élus de la Nupes de faire « silence, pour la France », et les qualifia de « bouffons rouges du roi Macron ». Parallèlement à cette rhétorique virulente contre la gauche, les nouveaux députés RN ont parfois suscité des polémiques extrêmement vives : à titre d’exemple, citons les controverses que suivirent les déclarations du député José Gonzalez sur l’Algérie française et l’OAS, ainsi que l’invective de Grégoire de Fournas – « Qu’il retourne en Afrique ! » – alors que s’exprimait l’élu LFI Carlos Martens Bilongo. En dépit de ces épisodes de tension, les députés RN tentèrent de se présenter comme une « opposition modèle », imprégnée de légitimisme et de déférence institutionnelle. Cette attitude est même allée jusqu’au soutien de certains textes émanant de la majorité présidentielle : par exemple, le 22 juillet 2022, les élus du Rassemblement national votèrent en faveur de la loi sur le pouvoir d’achat proposée par le gouvernement.

Mais qu’en est-il de la réaction des autres partis représentés à l’Assemblée nationale ?

L’embarras des formations politiques face à la présence massive du RN à l’Assemblée nationale

À bien des égards, les trois autres blocs politiques (Nupes, majorité présidentielle, LR) se retrouvent dans une position extrêmement compliquée face à la présence massive du Rassemblement national à l’Assemblée. Stratégiquement, et pour des raisons différentes, tous trois se trouvent sur une ligne de crête, ne sachant pas véritablement quelle position adopter. Ne souhaitant pas modifier les règles du fonctionnement de l’Assemblée nationale pour traiter de manière particulière le parti d’extrême droite, ils doivent ainsi accepter les règles du jeu pour composer avec la présence massive du Rassemblement national au Palais-Bourbon.

La Nupes face à la critique d’être des alliés objectifs du Rassemblement national

Du côté des formations constitutives de la Nupes (PS, EE-LV, Parti communiste et LFI), l’attitude majoritaire se structure autour du maintien d’un cordon sanitaire vis-à-vis de la droite radicale, voire d’un plaidoyer pour sa « rediabolisation ». À titre d’exemple, Sandrine Rousseau affirma le 28 juin 2022 sur son compte Twitter qu’« il est plus que temps de rediaboliser le RN ». C’est sur le même réseau social que Louis Boyard justifia, le jour suivant, son refus de saluer les élus du Rassemblement national : « Face à la pandémie de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie, je respecte simplement les gestes barrières ».

Le néo-député LFI déplora aussi ce qu’il interprète comme une normalisation croissante de la droite populiste : « Comment ça se fait que ce qui était anormal il y a vingt ans est normal aujourd’hui ? Où sont les hommes et femmes d’État qui, comme Jacques Chirac et Simone Veil, ne composaient jamais ni avec le racisme, ni avec l’antisémitisme ? ».

Néanmoins, si la position initiale pouvait paraître on ne peut plus claire, le jeu parlementaire plaça la Nupes dans une position délicate. L’utilisation de l’article 49-3 de la Constitution par le gouvernement Borne pour faire passer le projet de loi budgétaire fut suivie du dépôt d’une motion de censure par les formations de gauche. Mais contrairement à ce que l’on observait jusqu’à présent, le groupe parlementaire du Rassemblement national décida lui aussi de voter cette motion de censure. Dans ces conditions, les ministres et les députés de la majorité présidentielle, ainsi que le président de la République lui-même, montèrent au créneau pour dénoncer ce vote commun. Jean-Luc Mélenchon, leader de La France insoumise, dut même se justifier, en déclarant solennellement qu’il n’y avait « pas d’alliance avec le RN ».

C’est donc dans une conjoncture assez compliquée que se retrouve la Nupes. Si sur le fond et sur la forme, tout est mis en place pour se différencier du Rassemblement national, le fait de constituer les deux groupes d’opposition les plus fournis entraîne une situation où les deux blocs se retrouvent parfois dans le même camp. Cette indécision concernant la façon de se comporter face au Rassemblement national à l’Assemblée s’est par ailleurs matérialisée lors du vote de motions de censure contre le gouvernement. En effet, lorsque le gouvernement ne possède pas de majorité absolue à l’Assemblée, la Constitution lui permet d’utiliser l’article 49-3. Lorsque cet article est utilisé, le texte de loi est automatiquement adopté sans vote à l’Assemblée, mais les parlementaires d’opposition peuvent voter une motion de censure contre le gouvernement. Si celle-ci est adoptée à la majorité absolue, le gouvernement se trouve dans l’obligation de démissionner. Mais le vote de la motion de censure suite à l’utilisation du 49-3 sur le projet de loi budgétaire a donné lieu à une situation inhabituelle : la Nupes et le Rassemblement national ont voté la même motion de censure. Il n’en fallait pas plus pour déclencher l’ire de la majorité présidentielle : les figures de la majorité se sont en effet relayées sur les plateaux de télévision afin de blâmer l’attitude de « désordre » et de « cynisme » de la Nupes, qui se serait compromise avec le Rassemblement national en signant la même motion de censure. L’argument est simple bien que critiquable : une motion de censure n’est pas un contre-projet de gouvernement, le rejet du gouvernement peut être la seule chose qui unit véritablement des partis décidant de voter une motion de censure commune. Pour autant, cet argument semble avoir pesé au sein des instances du Parti socialiste et d’Europe Écologie-Les Verts, qui ont décidé de ne pas signer une autre motion de censure déposée par La France insoumise et votée par les députés du Rassemblement national. La problématique posée par le Rassemblement national fait donc apparaître des lignes de fracture assez nettes au sein de la Nupes.

Les Républicains face à la porosité discursive et idéologique avec le Rassemblement national

Du côté de la droite modérée, la logique du cordon sanitaire a subi une érosion constante depuis les années de l’ancien président Nicolas Sarkozy, et le vote en faveur du FN/RN est ici interprété comme la conséquence d’un supposé non-traitement des problématiques sécuritaires par LREM. Un semblable reproche était également adressé au Parti socialiste lorsqu’il exerçait le pouvoir gouvernemental : rappelons qu’en mars 2015, Gérald Darmanin (alors député UMP) avait accusé Christiane Taubira d’être un « tract ambulant pour le FN ». Cette stratégie était toujours d’actualité durant la campagne présidentielle : le 10 janvier 2022, le compte Twitter des Républicains présenta le premier mandat d’Emmanuel Macron comme ayant été « le quinquennat de l’insécurité ». Or, tout indique qu’en ce début de législature, la convergence discursive entre LR et RN demeure à l’ordre du jour : réagissant à la nomination de Pap Ndiaye au poste de ministre de l’Éducation nationale, Gilles Platret accusa l’historien de prôner des théories qui « confinent au wokisme », tandis qu’Éric Ciotti le décrivit comme un « adepte de l’islamo-gauchisme ».

La majorité présidentielle ou la difficile position du « ni-ni »

Du côté de La République en marche, une position de « double cordon sanitaire » semble prévaloir : ainsi, droite radicale et gauche radicale sont chacune renvoyées dos à dos, accusées d’entretenir mutuellement une montée aux extrêmes. Cette approche semble en vigueur depuis la campagne des législatives : en effet, le soir du premier tour, Élisabeth Borne blâma le développement d’« une confusion inédite entre les extrêmes », et annonça que « nous ne céderons rien. Ni d’un côté ni de l’autre ». Ce positionnement légitima un refus de la logique de « front républicain » en cas de duel entre le RN et la Nupes : éliminé au premier tour dans sa circonscription de l’Hérault, le député sortant macroniste Jean-François Eliaou affirma par exemple qu’il se « désintéresse du sort de cette élection entre un extrémiste de gauche et une extrémiste de droite ».

Plus généralement, le parti présidentiel expliqua vouloir choisir « au cas par cas » de soutenir les candidats Nupes qui seraient au second tour face à un membre du RN, car « certains candidats de la Nupes sont extrêmes : ce sera en fonction de la personnalité de la Nupes qui est qualifiée, notamment si c’est quelqu’un qui a les valeurs de la République ». Si cette mise en équivalence se poursuit aujourd’hui jusque dans les colonnes du Palais-Bourbon, elle ne répond toutefois pas à la même logique : alors qu’en contexte électoral, gauche et droite radicales sont rejetées mutuellement au nom de la lutte contre « les extrêmes », l’attitude actuelle des députés LREM semble se caractériser par une relative « ouverture » tant à l’égard de la Nupes que du RN : les deux familles idéologiques sont toujours amalgamées, mais désormais en tant que simples représentantes de l’opposition parlementaire. Une position ayant été explicitée par Aurore Bergé, la présidente du groupe Renaissance, qui a justifié cette nouvelle ligne en mentionnant un souci de représentativité politique : « Ce n’est pas nous qui avons choisi que 89 députés du Rassemblement national aient été élus. […] Nous, nous sommes élus, ils le sont, de la même manière que les “insoumis” le sont, et je crois que ce qui est important, c’est qu’encore une fois toutes les sensibilités souhaitées et voulues par les Français puissent évidemment être représentées ».

Un point de vue également défendu par Laurent Marcangeli, chef de file des députés Horizons, parti de centre droit allié de LREM dans le groupe Renaissance : « On ne trace pas une ligne rouge où il y a les bons et mauvais députés ».

Consécutivement à ce positionnement, les députés RN Sébastien Chenu et Hélène Laporte semblent avoir été élus à la vice-présidence de l’Assemblée nationale avec le soutien de votes venus aussi bien de la droite que de LREM : les deux députés RN obtinrent respectivement 290 et 284 voix, ce qui a assuré leur succès dès le premier tour. Cette élection fut vivement critiquée à gauche, le secrétaire national de EE-LV, Julien Bayou, accusant LREM de devenir le « marchepied » de l’extrême droite, et le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, affirmant à propos des députés RN que « ce n’est pas parce qu’ils mettent une cravate qu’ils sont devenus respectables ». Côté RN, cet accès à la vice-présidence fut interprété comme l’occasion de démontrer son légalisme et sa déférence institutionnelle. Sébastien Chenu lui-même déclara : « Les députés du Rassemblement national respectent les institutions dans lesquelles ils évoluent. Ils les respectent par rapport à ceux qui les ont précédés, des éminents parlementaires, mais aussi par rapport aux millions de voix qu’ils représentent, ces millions de voix de Français qui demandent à être entendues. Ils ne demandent pas à ce qu’on se roule par terre, à ce qu’on arrive en dansant ».

Au sein du camp présidentiel, une certaine ambivalence demeure toutefois quant au degré de normalisation institutionnelle à accorder au RN. Par exemple, en ce qui concerne l’élection du président de la commission des Finances, l’insoumis Éric Coquerel fut élu au troisième tour face à son concurrent RN, Jean-Philippe Tanguy – scrutin auquel s’abstinrent de participer les députés de la majorité. La réaction du candidat RN ne se fit pas attendre, puisque ce dernier dénonça un acte de « piraterie » émanant de la Nupes et avait précédemment déclaré que « le parti du peuple, c’est le RN » ; renouant ainsi avec un discours classiquement populiste, caractérisé par une prétention à monopoliser la représentation de la société4 Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?, Paris, Gallimard coll. « Folio/Essais », 2017 [2016]..

En revanche, le gouvernement a procédé à une stratégie d’exclusion spécifique du Rassemblement national – mais aussi de La France insoumise – sur un sujet bien précis : celui de la prise en compte des amendements parlementaires. Ainsi, lors des débats d’octobre dernier autour du projet de loi de finances, le gouvernement a retenu une centaine d’amendements émanant de l’opposition, tout en excluant systématiquement ceux déposés par les deux formations précédemment mentionnées.

Conclusion   

C’est le moins que l’on puisse dire : depuis l’entrée massive du Rassemblement national au Palais-Bourbon en juin dernier, le combat contre ce parti a été plus qu’inégal. D’une part, les convergences idéologiques entre les Républicains et la formation de droite radicale sur de nombreux sujets sont manifestes, d’autre part, de nombreuses figures de la majorité présidentielle tirent de plus en plus un signe égal entre l’extrême droite et certaines formations de gauche comme La France insoumise, enfin, la gauche se retrouve parfois prise dans une logique de jeu institutionnel l’amenant à se retrouver dans le même camp que le Rassemblement national pour censurer le gouvernement.

Pour le dire autrement, la présence massive du Rassemblement national au Palais-Bourbon, dans un contexte d’absence de majorité absolue pour le parti présidentiel, est une épine dans le pied de la plupart des formations politiques, ne sachant pas très bien quelle position adopter par rapport au parti d’extrême droite. L’épisode des motions de censure à la fin du mois d’octobre dernier a par ailleurs montré à quel point ce défi stratégique pouvait menacer la stabilité de certains blocs politiques comme la Nupes. En outre, la question de l’attitude à adopter face aux élus du Rassemblement national n’est pas sans susciter des divergences internes au sein du camp présidentiel. Une certaine ambivalence demeure en effet quant au degré de normalisation institutionnelle à accorder à la droite radicale. Cette stratégie est notamment contestée par des figures de la macronie issues de la gauche, comme en témoignent les propos de François Patriat, chef de file des sénateurs macronistes (et ancien membre du Parti socialiste) : « Pas question de faire des négociations ou compromis avec le RN. C’est une question de ligne politique ».

Cette banalisation dans la façon dont le RN est traité par les autres partis de gouvernement se couple par ailleurs à la stratégie de dédiabolisation engagée depuis plusieurs années par Marine Le Pen et qui se prolonge donc encore à l’Assemblée par des éléments de communication verbale et non verbale (obligation pour les députés RN de porter le costume et la cravate, par exemple).  

Cette double dynamique est particulièrement inquiétante. Un récent sondage réalisé par l’institut Ifop refaisant le match de la présidentielle (même si bien sûr, un tel sondage ne prend pas en compte les dynamiques de campagne propres à une présidentielle) donnait les résultats suivants : aujourd’hui, Marine Le Pen serait en tête au premier tour de la présidentielle avec 30% des suffrages, soit une augmentation de 6,5 points depuis avril dernier. Au second tour, elle obtiendrait même 47% des suffrages, se retrouvant ainsi dans la marge d’erreur pour la victoire.

Ne pas abandonner la lutte contre les idées d’extrême droite est donc une nécessité impérieuse. Même si celles-ci se présentent sous un vernis plus acceptable, il ne faut pas être dupe de ce qu’elles véhiculent de manière profonde. Plus encore, il est nécessaire de bien comprendre que le vote RN grandit sur un terrain d’insatisfaction concernant l’état de fonctionnement des institutions politiques actuelles. Répondre à ces préoccupations est essentiel car plus un régime politique est à l’écoute des attentes des représentés, moins la volonté de renverser la table est importante.

  • 1
    Emmanuelle Reungoat, « Le Front national et l’Union européenne. La radicalisation comme continuité », dans Sylvain Crepon, Alexandre Deze et Nonna Mayer (dir.), Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2015, pp. 225-246.
  • 2
    Données issues de l’enquête Fractures françaises, réalisée par Ipsos par la Fondation Jean-Jaurès, Le Monde et le Cevipof.
  • 3
    Données issues de l’enquête Fractures françaises, réalisée par Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès, Le Monde et le Cevipof.
  • 4
    Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?, Paris, Gallimard coll. « Folio/Essais », 2017 [2016].

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