En novembre 2018, CNN publiait un sondage selon lequel 21% des Français de 18 à 24 ans n’avaient jamais entendu parler de la Shoah, un chiffre particulièrement élevé parmi les populations européennes sondées. Un mois plus tard, la Fondation Jean-Jaurès, en partenariat avec AJC Paris, la FEPS et la Dilcrah, mesure avec l’institut de sondage Ifop un niveau similaire de méconnaissance du génocide des juifs au sein de cette catégorie de la population française.
Malgré le devoir de mémoire, malgré l’enseignement de la Shoah à l’école, malgré les commémorations annuelles, près d’un quart des jeunes Français déclare ne pas avoir entendu parler du génocide des juifs. Même si le niveau de connaissance dans l’ensemble de la population est élevé (90%), les résultats obtenus auprès des jeunes interrogent : comment expliquer ce déficit de connaissance ? Quelles conséquences cette lacune a-t-elle sur leurs perceptions des juifs en France aujourd’hui ?
La connaissance de la Shoah est fortement corrélée à l’âge, à la catégorie socioprofessionnelle et au diplôme
On note d’abord que la Shoah reste plus connue que d’autres génocides du XXe siècle : 90% des Français ont entendu parler de l’Holocauste, 85% du génocide des Arméniens et 79% du génocide des Tutsis du Rwanda. Soulignons d’emblée l’importance de la formulation de la question au sujet de la connaissance de la Shoah. En effet, il a pu être reproché au sondage réalisé pour CNN d’avoir interrogé les Français sur leur connaissance de « l’Holocauste », un terme largement employé aux États-Unis, mais moins en Europe. C’est pour éviter cet éventuel biais que cette nouvelle enquête a préféré le terme « génocide des juifs ». Pour autant, il est frappant de constater que les chiffres sont très proches malgré l’utilisation de termes différents.
Dans le détail, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle et le niveau de diplôme constituent des variables déterminantes de méconnaissance de la Shoah :
- 21% des jeunes de 18 à 24 ans n’ont jamais entendu parler du génocide des juifs, contre seulement 2% des 65 ans et plus ;
- 18% des ouvriers ne savent pas que ce qu’est la Shoah, contre 4% des cadres ;
- 18% des sans diplôme ou titulaires d’un CEP ou BEPC ignorent ce qu’est la Shoah, contre 4% des diplômés du 2e ou 3e cycle du supérieur.
Sur le plan politique, on observe une connaissance relativement similaire selon les préférences partisanes (supérieure à 90%), à l’exception des sympathisants du Rassemblement national et des Français qui ne se déclarent proches d’aucune formation politique, qui sont respectivement 12% et 15% à n’avoir jamais entendu parler de la Shoah.
Interrogés sur la période historique à laquelle a eu lieu le génocide des juifs, 79% des Français sont capables d’indiquer la Seconde Guerre mondiale (soit néanmoins onze points de moins que ceux qui disent avoir entendu parler de la Shoah). Arrive en deuxième position l’entre-deux-guerres (9%), ce qui pourrait éventuellement s’expliquer par le fait que l’émergence du nazisme, qui a conduit à l’Holocauste, a eu lieu durant cette période. Il est néanmoins marquant de constater que 10% des Français placent le génocide des juifs lors de la Première Guerre mondiale (6%), ou même avant (4%), probablement du fait d’une confusion entre les différents conflits qui ont opposé la France à l’Allemagne au cours du XXe siècle. Toujours est-il que ces résultats indiquent que le fait d’avoir entendu parler de la Shoah n’implique pas nécessairement une connaissance précise des différentes dimensions historiques de l’Holocauste.
Dans un contexte d’attentats antisémites, les Français adhèrent davantage à la lutte contre l’antisémitisme et sont sensibles au sentiment d’insécurité de leurs concitoyens juifs
L’ensemble des résultats de l’enquête indique une hausse du soutien à la lutte contre l’antisémitisme depuis 2014. Ainsi 77% des Français qualifient la Shoah de « crime monstrueux » contre 63% en septembre 2014 ; 88% soutiennent qu’il faut « lutter contre l’antisémitisme et le racisme pour qu’une tragédie comme la Shoah ne se reproduise pas » contre 85% en 2014 et 85% pensent qu’il faut « enseigner la Shoah aux jeunes générations afin d’éviter que cela ne se reproduise » contre 77% en 2014. La perception de la gravité de l’Holocauste et la nécessité de se prévenir d’une répétition tragique de l’histoire fait donc encore davantage consensus alors que la France a été frappée depuis 2015 par plusieurs attentats, dont celui de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes en janvier 2015, et que le Premier ministre alertait l’opinion publique en novembre 2018 quant à la recrudescence des actes antisémites en France (+ 69% sur les neuf premiers mois de 2018). Dans ce contexte, les Français sont une majorité à penser que les Français juifs se sentent en insécurité (53%) et à comprendre ce ressenti (58%).
La méconnaissance de la Shoah chez les plus jeunes est liée notamment à un manque de transmission familiale, culturelle et médiatique
Comment les Français, et en particulier les plus jeunes d’entre eux, sont-ils informés au sujet de la Shoah ? Est-ce que le détail de ces moyens d’information permet de mieux comprendre les raisons de la méconnaissance de l’Holocauste dans cette tranche d’âge ? Auprès de l’ensemble des Français, l’école occupe le haut du classement avec 58% des citations, suivi des films ou livres (41%), de la transmission familiale (17%), de la presse (16%), des commémorations (16%), des musées (11%) et enfin d’Internet (6%). Éducation nationale et productions audiovisuelles ou littéraires constituent donc en France les deux principales sources d’apprentissage de ce qu’a été le génocide des juifs.
Concernant les moins de 35 ans, l’école joue un rôle prépondérant (76%), au détriment des autres sources d’informations (30% pour les films ou livres, contre 41% en moyenne et 8% pour la transmission familiale, contre 17% en moyenne). On peut probablement y voir l’une des causes de cette méconnaissance croissante de la Shoah chez les jeunes. Certes l’Éducation nationale joue auprès de la majorité d’entre eux son rôle pédagogique, mais les relais familiaux, culturels ou médiatiques les atteignent moins que l’ensemble de la population. De fait, ces jeunes générations, si elles peuvent avoir en mémoire un cours ou une partie de leurs programmes scolaires consacrés à la Shoah, sont au quotidien moins exposées à la mémoire de l’Holocauste lors de discussions familiales ou via les médias. On peut également penser que les modes d’appropriation de la culture chez les plus jeunes, et en particulier des œuvres audiovisuelles, davantage structurés par les plateformes de vidéos à la demande comme Netflix que par la télévision, ne sont pas sans conséquences sur la connaissance de la Shoah. Ces évolutions technologiques et le fonctionnement général du numérique conduisent en effet ces publics à visionner de plus en plus des contenus choisis – parmi lesquels ne figurent pas nécessairement des documentaires dédiés à l’Holocauste… – et non plus à regarder sur la télévision familiale des programmes décidés par les chaînes et qui peuvent contenir des œuvres liées à la Shoah. Au total, ce différentiel entre transmission par l’Éducation nationale et par l’environnement culturel chez les jeunes souligne bien l’importance d’une approche globale pour favoriser le devoir de mémoire.
À ces raisons exogènes peuvent s’ajouter des facteurs endogènes : il n’est pas impossible que les plus jeunes soient plus hermétiques à l’enseignement de la Shoah. Ainsi les 18-24 ans sont 7% à considérer que le nombre de juifs tués lors de la Shoah est une « exagération » contre 2% pour l’ensemble des Français, et 3% des 25 à 34 ans y voient même une « invention » contre 1% pour l’ensemble des Français. Des chiffres qui font écho aux résultats d’une autre enquête réalisée par par la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch publiée en janvier 2018 qui révélait que les plus jeunes étaient de manière générale plus sensibles aux logiques complotistes. Le fait que 9% des moins de 35 ans déclarent avoir acquis leurs connaissances du génocide des juifs principalement via Internet, contre 6% des Français en moyenne, doit également être pris en compte dans la mesure où les thèses complotistes se diffusent principalement en ligne.
On notera également que les générations les plus âgées sont celles qui citent le plus les « films ou livres, documentaires ou de fiction » et la « transmission familiale » comme vecteurs de connaissances. Ces canaux semblent moins opérants chez les plus jeunes, d’où le rôle central de l’école dans la transmission de la Shoah auprès de ce public.
La méconnaissance de la Shoah chez les plus jeunes s’accompagne d’une moindre sensibilité à la lutte contre l’antisémitisme et au sentiment d’insécurité des Français juifs
Les 18-24 ans ne sont que 64% à voir dans l’extermination de 6 millions de juifs durant la Seconde Guerre mondiale un « crime monstrueux » contre 77% pour l’ensemble des Français, soit treize points d’écart. L’Holocauste ne suscite donc pas chez eux le même niveau d’effroi que parmi leurs aînés. Nécessairement, cette distance vis-à-vis de la Shoah conduit à une moindre importance accordée à son enseignement : 81% des 18-24 ans pensent qu’il est « important d’enseigner la Shoah aux jeunes générations afin d’éviter que cela ne se reproduise », contre 85% en moyenne chez l’ensemble des Français.
Les jeunes se distinguent aussi par une sensibilité moindre à la lutte contre l’antisémitisme : 80% des 18-24 ans adhèrent à l’idée selon laquelle « on doit lutter contre l’antisémitisme et le racisme pour qu’une tragédie comme la Shoah ne se reproduise pas », contre 88% pour l’ensemble des Français, soit huit points d’écart. Enfin, malgré une histoire récente marquée par des attentats antisémites très fortement médiatisés, telles que l’attaque de Mohammed Merah contre une école juive à Toulouse en 2012 ou la prise d’otage de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes en 2015, seuls 43% des 18-24 ans pensent que les Français juifs se sentent en insécurité et 47% disent comprendre ce sentiment d’insécurité contre respectivement 53% et 58% des Français.