Comprendre ce passé qui ne passe pas. Revenir sur la défaite électorale de la gauche ? Y revenir une nouvelle fois, encore et toujours ? Oui. Oui, une nouvelle fois. Oui, peut-être une dernière fois. Mais y revenir quand même. Car c’est un passé qui ne passe pas.
La défaite, pour reprendre l’heureuse formule de Jean-Christophe Cambadélis, « vous tire par la manche ». Le traumatisme, en effet, a été fort. Pour Lionel Jospin, bien sûr.
Pour des millions de femmes et d’hommes de gauche, certainement. Mais, au-delà même, pour des millions de républicains qui se sont sentis humiliés par la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Or, ce traumatisme fort n’a donné lieu qu’à une compréhension faible. Articles, livres, films, colloques, témoignages se sont multipliés et certains sont excellents – la Fondation aura l’occasion de revenir, par exemple, sur l’analyse formulée par Eric Dupin dans son dernier essai. Mais, pourtant, chacun sent plus ou moins confusément que tout n’a pas été dit et que cette étrange défaite demeure nimbée dans une part de mystère.
I – Où les paradoxes se cumulent
Il est vrai que jamais dans notre histoire politique une élection n’aura cumulé autant de paradoxes. Le premier paradoxe concerne notre démocratie. Si les élections ont pour objet de choisir une orientation politique, on peut, sans forcer le trait, soutenir que les élections n’ont pas eu lieu.
Le 21 avril, premier tour de l’élection présidentielle, a donné lieu à un choix ludique lorsque les qualifiés sont supposés connus, il peut paraître moins utile de voter pour eux que de signifier l’inflexion marginale qu’il conviendrait d’apporter en votant pour plus d’écologie ici, plus de social là, plus de République ailleurs… Le 5 mai, second tour de l’élection présidentielle, a suscité un réflexe moral, le rassemblement des républicains, la mobilisation de la jeunesse et le réveil des abstentionnistes. Les 9 et 16 juin, les élections législatives se sont structurées autour d’une logique institutionnelle il s’agissait de se prononcer pour ou contre la cohabitation. Choix ludique, réflexe moral, logique institutionnelle, les logiques successives des quatre tours de scrutin n’ont pas permis, dans un enchaînement stupéfiant, de valider une orientation politique.
Ce faisant, et c’est le deuxième paradoxe, la droite cumule une assise minimum et un pouvoir maximum. Maximum par sa durée c’est la première fois depuis 1958 que la gauche se trouve dans l’opposition pour cinq années sans que ne soient prévues d’élections nationales.
Maximum par son ampleur la droite et, pour tout dire, Jacques Chirac, concentre entre ses mains tous les leviers comme personne n’en a disposé durant cinquante ans. Au total, on se souvient du score de Lionel Jospin mais on oublie celui de Jacques Chirac comme l’a écrit Jérome Jaffré, « jamais président sortant n’a recueilli un score aussi faible, jamais président élu ne s’est appuyé sur un socle aussi étroit ».
Enfin, après la démocratie et la droite, le troisième paradoxe concerne la gauche. L’élimination du 21 avril marque, au sens plein du terme, une défaite historique. Or, celle-ci survient avec un bilan que, cinq années auparavant, l’immense majorité des Français aurait considéré tout simplement impensable – nul ne pouvait s’engager sérieusement à l’époque ne serait-ce qu’à stabiliser le chômage et celui-ci a été réduit d’un tiers…
II – Où les cycles s’achèvent
En essayant de « s’approprier intellectuellement cet échec pour mieux le dépasser politiquement », Jean-Christophe Cambadélis fixe donc l’ambition de cette Note bien singulière car elle marque non pas la fin d’un cycle mais la fin simultanée de trois cycles politiques.
Le premier cycle concerne l’Europe. La social-démocratie européenne a atteint un apogée à la fin des années quatre-vingt-dix. On parlait de « marée rose ». On répétait, presque incrédules, ces chiffres magiques la gauche dirigeait ou participait à treize des quinze gouvernements de l’Union. On espérait… Et puis les défaites ont succédé aux défaites, Italie, Autriche, Portugal, Danemark, Pays-Bas. Et puis la France. L’Allemagne demain sans doute craignait-on. Et déjà, on parlait de « reflux rose ». Mais voilà après Tony Blair, Goran Personn, le Premier ministre suédois, et Gerard Schröder, le chancelier allemand, ont gagné – et, demain, la victoire des socialistes autrichiens semble à nouveau possible.
Bref, la thèse d’un cycle politique tout entier fatal à la social-démocratie était séduisante. Séduisante parce que simple. Séduisante parce que mécaniste. Séduisante parce que rassurante pour les socialistes Français. Mais elle était fausse. L’idée même de cycle politique européen mérite d’ailleurs d’être interrogée par quel miracle les peuples européens se prononceraient-ils au même moment dans le même sens alors que les débats restent quasi exclusivement nationaux ? Mais si l’idée de cycle était juste, il faudrait alors se demander si les élections françaises ne marquent pas la fin du cycle.., des défaites social-démocrates…
Le deuxième cycle concerne la France. La gauche française a ouvert, en 1995, avec Lionel Jospin et une candidature imprévue, un nouveau cycle. Celui-ci s’est refermé, en 2002, avec une défaite et un départ imprévisibles. Entre ces deux dates, un travail de reconstruction morale, idéologique et stratégique une victoire législative que la gauche n’avait jamais connue – car détachée de l’élection présidentielle un quinquennat de réformes. Et, au total, une période qui restera exceptionnelle dans l’histoire de la gauche à la fois par son unité politique, par ses progrès sociaux… et par le leadership incontesté de son leader.
Le troisième cycle concerne la Fondation Jean-Jaurès elle-même. Cette Note a été commandée « avant », bien avant l’élection présidentielle.
Elle était conçue comme un récit de cette victoire à laquelle nous espérions prendre, dans notre champ, celui de la production intellectuelle, notre modeste part avec la publication d’une série de Notes consacrées aux grandes questions d’avenir. Or, nous ouvrons aujourd’hui une nouvelle période qui appelle la définition de nouvelles méthodes et de nouveaux objectifs. Et donc, cette Note, la plus « politique » de toutes, intervient au moment précis où nous avons plus que jamais la volonté de concentrer notre réflexion sur les débats de long terme en nous appuyant davantage sur la société civile et notamment sur le monde de l’université, de la recherche, de la création… en France comme à l’étranger.
III – Où les stratégies s’éclairent
Pour qui cherche à comprendre ce qui s’est passé en ce printemps pourri, L’étrange échec constitue un outil précieux tant en raison de la personnalité de l’auteur que du contenu de sa thèse.
L’auteur, Jean-Christophe Cambadélis, est évidemment un acteur central de cette séquence politique un homme dont le témoignage est lesté par sa proximité personnelle avec Lionel Jospin et son rôle dans le choix stratégique comme l’agencement quotidien de la gauche plurielle. Mais il y a davantage Jean-Christophe Cambadélis est aussi un analyste sans pareil, dont le talent consiste à décrypter et à donner sens aux actes des différents protagonistes. Il offre, ce faisant, une grille de compréhension politique à une période qui en manque cruellement.
Et puis, il y a aussi autre chose Jean-Christophe Cambadélis est un esthète, un auteur qui possède un vrai style, un réel bonheur d’écriture, un sacré sens de la formule.
Enfin et surtout il y a la thèse. Ou, plutôt, les thèses qui émaillent cet essai et qui, au final, lui donnent son sel et sa cohérence. Ainsi de ce qu’il appelle justement « l’ambivalence française », ce noeud de contradiction qui fait que « face à ce toboggan de la modernité, la France attend, hésite, se trouble, se cabre Ainsi, encore, de ce jugement sur le bilan, de ce « souffle au cœur » qui aboutit à ce que « le mécontentement était latent, non pas contre le bilan, mais contre ses insuffisances au regard de chaque situation particulière ». Ainsi, toujours, de ce constat des rapports noués entre ces gauches très singulières » et le parti socialiste avec pour conclusion la contradiction entre un choix « stratégique » pour le Parti socialiste et « tactique » pour ses partenaires. Ainsi, enfin, de l’analyse de Lionel Jospin lui-même : son rapport à l’élection présidentielle : « au Panthéon de la gauche, il avait sa place. Voulait-il être au Panthéon de la France ? ».
Sa position pendant la campagne et notamment son « absence de réponse dans la confrontation avec des ouvriers » – ceux de lui qui « fit loupe et «privatisa » le conflit avec Jacques Chirac ». La liste, subjective, n’est pas exhaustive mais voilà autant de thèses qui méritent débat.
Ainsi, cette Note bien singulière de la Fondation Jean-Jaurès est-elle loin de ce qui avait été prévu et espéré à l’origine, il y a de longs mois, lorsque ce projet a pris corps. Ce devait être une chronique « à chaud » – la chronique de la victoire. C’est devenu une analyse « à froid » – une analyse de la défaite… On y perd peut-être en impressions. On y gagne sûrement en compréhension. Moins d’affect donc, mais plus de cohérence. Dans la période qui s’ouvre, il y en aura besoin. En attendant, il faut se plonger dans L’étrange échec en se souvenant de ce que Friedrich Sieburg écrivait en 1930 dans son célèbre « Dieu est-il Français ? » : « Pourquoi j’écris sur la France ? Parce qu’il est bon de méditer un instant à l’aspect de cette France qui s’attarde, avant que commence notre course vers un âge nouveau ». Le propos, aujourd’hui, vaut éloquemment pour la gauche.