La réforme des retraites a remis en débat la question du temps libre, dont la conquête constitue de longue date un point d’ancrage de la pensée socialiste. Mais quel rôle l’État a-t-il à jouer dans l’organisation de ce temps ? Paul Klotz plaide pour que ce soit bâtie une politique viable et durable spécifiquement dédiée au temps libre, élaborée de manière résolument démocratique, afin que l’État puisse réellement « changer la vie ».
Une brève philosophie du temps libre
Le temps fut d’abord une notion brumeuse, ondoyant avec la perception humaine de la durée. Son balancement régulier suivait le rythme des saisons, le va-et-vient du soleil. Le temps était alors essentiellement qualitatif, sa dimension sensible ne se manifestant qu’au tempo des cloches et des heures canoniales.
Mais, avec l’invention de l’horloge mécanique dans l’Europe médiévale, l’érection croissante de beffrois dans les zones urbaines et l’apparition de montres à gousset dès le XVIIe siècle, le temps se drape d’une rationalité mécanique. À la place des mouvements de la lumière, la vie de la cité s’articule autour du martèlement des secondes et impose au citoyen une conduite à tenir. La scansion des heures fournit rapidement un solde officiel au travail, au loisir et au sommeil. La ponctualité s’érige comme une vertu nouvelle sur laquelle les Réformateurs, tels que Jean Calvin, insistent1Jean-Claude Schmitt, « Temps », dans Florian Mazel (dir.), Nouvelle Histoire du Moyen-Âge, Paris, Seuil, 2021.. Simultanément, à côté de leurs revendications pécuniaires, les ouvriers demandent une limitation de leur temps de travail. Le temps quitte alors le champ qualitatif de la perception pour devenir l’outil, quantitatif, de la comptabilité politique et sociale.
Avec la fin du XVIIIe siècle, le temps s’accélère : l’invention de la télégraphie par signaux, par les frères Chappe en 1794, réduit le délai des échanges officiels et fluidifie les chaînes de commandement. Il devient possible de donner rapidement des ordres, d’un bout à l’autre du pays, tandis que les machines-outils accroissent l’exigence de productivité. En 1770, Frédéric Japy, père de l’industrie moderne, développe pour la première fois l’industrie des montres en inventant une machine permettant aux enfants, dès l’âge de neuf ans, de couper jusqu’à cinq mille vis par jour, contre cinq cent auparavant2Edmond Soreau, « Les inventions françaises sous la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, 31e année, juillet 1959.. Ce temps mécanisé prend toute son ampleur durant le XIXe siècle, tandis qu’il devient le mètre universel de la cadence des chaînes de production. Il constitue alors la presse sous laquelle s’exerce l’inarrêtable recherche d’efficience, en même temps qu’il s’institue en objet de lutte et de conquête sociale. Dans ce cadre, le philosophe marxiste Paul Lafargue fera ainsi de la dévitalisation du temps libre son ennemi.
En 1883, dans Le droit à la paresse3Paul Lafargue, Le droit à la paresse, Paris, La Découverte, 2010 [1883]., il évoque la « folie » que fait entrer la classe bourgeoise dans l’esprit des prolétaires : « Cette folie, écrit-il, est l’amour du travail, la passion furibonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture ». La thèse que défend Lafargue est simple :si l’Ancien Régime marquait la domination du clergé sur la société, la révolution française a inauguré l’hégémonie d’une bourgeoisie commerçante et industrielle s’imposant aux ouvriers. Pire, cette classe bourgeoise pousserait les prolétaires à travailler au-delà des réels besoins économiques afin de susciter des crises de surproduction permettant, à leur tour, de justifier une diminution des salaires qui leur sont versés. Au cœur de ce travail hypertrophié, l’ensemble des moralistes, des institutions religieuses, politiques et philosophiques, seraient par ailleurs alliés aux intérêts des capitalistes pour diffuser, auprès des prolétaires, une culture du travail sans cesse plus coercitive.
Ainsi, la conquête du temps libre entre dans le champ idéologique et constitue rapidement un point d’ancrage de la pensée socialiste. Sous le Front populaire, cette thématique deviendra prépondérante avec la création, le 4 juin 1936, d’un sous-secrétariat d’État aux Loisirs et aux Sports dirigé par Léo Lagrange. L’adjonction du mot « loisir » à l’intitulé des fonctions de ce nouveau sous-secrétaire suscite l’ire de l’opposition, mais encourage les travailleurs, qui viennent d’accéder aux congés payés, à jouir pleinement de leur temps libre. Là encore, le droit au loisir, au sport, au temps libre s’analyse comme un moyen de lutter contre l’aliénation produite par l’industrialisation et l’urbanisation ; la revendication du grand air se dresse face à l’injonction à la productivité4Fatia Terfous, Sport et éducation physique sous le Front populaire et sous Vichy : approche comparative selon le genre, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2010.. Lagrange sera ainsi l’initiateur du billet populaire, un tarif social national ferroviaire offert au travailleur qui souhaite partir en vacances. Dans la même visée, il encourage aussi le développement des auberges de jeunesse, développe les loisirs touristiques et sportifs, ou met encore sur pied des croisières populaires.
Avec le sous-secrétariat Lagrange, un pas est franchi : désormais, le champ du ressenti, de l’expérience vécue, figurera au rang des priorités du gouvernement. L’ère de la politique technicienne cède progressivement le pas à l’ère, nouvelle, des politiques du sensible. Au coeur de ce sensible, le temps libre s’érige en droit-créance, aux côtés du droit à l’instruction ou du droit à la santé. « Notre but simple et humain, écrit Léo Lagrange, est de permettre aux masses de la jeunesse française de trouver dans la pratique des sports, la joie et la santé et de construire une organisation des loisirs telle que les travailleurs puissent trouver une détente et une récompense à leur dur labeur »5Léo Lagrange, discours du 10 juin 1936 sur le sport et les loisirs..
Mais l’épisode du Front populaire ne suffit pas, à lui seul, à révolutionner la manière de faire la politique. Un mouvement inexorable est en marche dans les sociétés occidentales et empêche la constitution définitive d’un édifice politique tourné tout entier vers le réenchantement du monde : tout au long des XIXe et XXe siècles, la perception sensible et intime de la durée, hors de toute sanction des aiguilles, disparaît au fur et à mesure que la temporalité physiologique s’aligne sur le temps mécanique. La sonnerie du réveil retire à l’aurore le monopole du début de la journée ; dans la définition du temps de travail, les convenances personnelles sont remplacées par les heures légales ; le temps effectué à la réalisation d’une tâche devient l’outil de mesure privilégié de l’efficacité fordiste.
Face à la dépossession que constate l’individu sur sa perception et sa maîtrise du temps, un mouvement politique contraire défend toutefois, au cours des années 1970, la nécessité de se ré-accaparer certaines temporalités de la vie quotidienne. Le président de la République François Mitterrand acte ainsi, en 1981, la création d’un ministère du Temps libre au sein du gouvernement français, justifiant son existence par une célèbre citation de Cervantes : « Il faut laisser du temps au temps »6Pierre Favier, Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand, Paris, Seuil, 1990.. Au crédit de cette institution restée deux ans en exercice, peu d’actifs sont cependant dénombrables : tout au plus est-il possible de saluer la création de l’Agence nationale pour les chèques-vacances, qui bénéficiaient encore à 4,5 millions de Français en 2018. Plusieurs reproches pouvaient être adressés à cette expérimentation ambitieuse, exhumée et promue par Benoît Hamon à l’occasion de la campagne présidentielle de 2017 : tout d’abord, de ne pas avoir été suffisamment solide pour résister au tournant de la rigueur de 1983 ; ensuite, d’avoir très vite suscité la méfiance – voire la dérision – des milieux économiques et de l’administration, qui éprouvaient des difficultés à matérialiser l’action opérationnelle de l’État sur une thématique aussi transversale que le temps. Plus généralement, le mandat du ministre du Temps libre ne semblait pas saisir l’ampleur de l’objet conceptuel du temps et demeurait limité aux questions de jeunesse, de sport et de loisir.
Les politiques du temps ont cependant poursuivi leur développement au cours des années 2000, se fondant notamment sur des travaux scientifiques et philosophiques montrant les conséquences néfastes de l’accélération des rythmes de vie sur le bonheur des individus. À ce titre, la mairie de Paris a par exemple créé, en 2020, un poste d’adjoint en charge de « la ville du quart d’heure » ayant pour mission de réduire à quinze minutes le temps de trajet qui sépare les Parisiens de leurs services quotidiens (tels que l’école, le médecin, le métro, le supermarché ou encore la salle de sport). La pandémie a aussi semblé renforcer la valeur politique conférée au temps. Dans une tribune parue le 23 mai 2020 dans le quotidien Libération, 150 personnalités, principalement issues de la gauche et du monde universitaire, faisaient ainsi le constat d’un brouillage renforcé entre les temps professionnel et personnel, appelant à la mise en œuvre de politiques publiques spécifiques, destinées à garantir une meilleure qualité des temps quotidiens. Les auteurs, suivant les thèses novatrices du philosophe allemand Hartmut Rosa, imputaient notamment à l’émergence des technologies du numérique la responsabilité de cette dramatique accélération du temps.
Le constat ne laisse en effet aucune marge au doute : si les individus disposent, en tendance, d’une quantité de temps libre substantiellement plus importante aujourd’hui, par rapport aux décennies passées, ce temps libéré semble être désormais accaparé en grande partie par les activités liées au numérique, entraînant des conséquences sur l’épanouissement des citoyens et la cohésion de la cité dans son ensemble.
Que tirer de ces considérations ? Il semblerait qu’il soit plus que jamais nécessaire de penser une politique du temps libre afin de renforcer la sobriété de nos sociétés, de prévenir un usage démesurément chronophage des technologies du numérique et de permettre l’existence de moments hors du temps consacrés au renforcement de la cohésion sociale et de l’engagement politique.
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Abonnez-vousUne mutation des rapports au temps
Quantitativement, nous disposons de toujours plus de temps libre
Le temps libre dont dispose un individu, à côté du « temps physiologique »7Il s’agira ici du temps dédié au sommeil, aux soins ou aux repas. et du « temps de travail »8Comprenant le temps de travail professionnel et domestique, de trajet domicile-travail ou d’études., augmente substantiellement dès la fin des années 1970 dans les pays occidentaux. En France par exemple, le temps de travail hebdomadaire a décru de 10 heures chez les citadins9Cécile Brousse, « La vie quotidienne en France depuis 1974. Les enseignements de l’enquête Emploi du temps », Économie et statistique, n° 478-479-480, 2015. entre 1974 et 2010, tandis que le temps consacré aux loisirs augmentait, sur la même période, de 9 heures par semaine.
Plusieurs facteurs expliquent la part croissante de ce temps libre au sein de la journée de 24 heures : des réformes telles que le passage au 35 heures10La loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000, dite loi Aubry II. ou la hausse des congés payés11Le passage à cinq semaines est opéré par une ordonnance du 16 janvier 1982 du gouvernement Pierre Mauroy II. justifient la baisse du temps de travail professionnel ; dans le même temps, le travail domestique a décru sous l’effet de la facilitation ou de l’automatisation de certaines tâches domestiques (les ménages ont davantage recours à des plats semi-préparés, des activités comme le tricot ou le raccommodage ont été progressivement remplacées par le recours aux vêtements à bas coût, les lessives ne se font plus à la main…)12Cécile Brousse, article cité.. Cette réduction du temps total de travail s’est par ailleurs faite au bénéfice d’une plus grande égalité entre les genres : le temps de travail des femmes dédié aux tâches domestiques a diminué de 4 heures par semaine, en moyenne, entre 1974 et 2010, tandis que celui des hommes a légèrement augmenté sur la même période.
Mais cet essor du temps libre dans la vie quotidienne des individus ne saurait présenter des effets univoques. S’il conviendrait naturellement de penser qu’un élargissement du temps libre s’est traduit par une hausse de la qualité de la vie, des rapports sociaux et de la santé, de nouvelles dépendances – particulièrement numériques – ont toutefois absorbé une partie de ce temps excédentaire.
Les enquêtes « Emploi du temps », réalisées tous les dix à quinze ans par l’Insee, permettent de comprendre l’évolution de la répartition des différents volumes horaires au cours d’une journée. La dernière en date, réalisée en 2010, enseigne ainsi que, si « les Français passaient 16 minutes à jouer ou à surfer sur Internet en 1999, ce temps a doublé en dix ans [pour atteindre 32 minutes en moyenne]. Cette activité dépasse la lecture et la promenade et se place aujourd’hui au deuxième rang, encore loin derrière la télévision »13Layla Ricroch et Benoît Roumier, « Depuis 11 ans, moins de tâches ménagères, plus d’Internet », Insee Première, n°1377, novembre 2011.. Depuis 2010, l’essor de l’utilisation d’Internet et des smartphones a conduit le temps qu’un Français passe en ligne à 2 heures et 26 minutes par jour en moyenne14Médiamétrie, L’Année Internet 2021, 10 février 2022., dont 1 heure et 46 minutes consacrée aux réseaux sociaux15Global Web Index, Digital 2022. Global overview report, 2022.. Plus spécifiquement, en 2021, un Français passait en moyenne 19 heures par semaine sur Internet et 6 heures à regarder des vidéos en ligne16ARCEP, Baromètre du numérique – Édition 2021, 1er juillet 2021.. Ces transformations des usages du temps libre concernent notamment les plus jeunes : les 13-19 ans passaient ainsi, en 2022, en moyenne 18 heures par semaine à surfer sur Internet et 9 heures 25 par semaine à jouer aux jeux vidéos, soit davantage de temps numérique que de temps scolaire, lequel n’est que de 26 heures hebdomadaires au collège17Ipsos, Bayard, Unique Heritage Media, Etude Ipsos Junior Connect’ 2022, 2022..
Parallèlement à la gigantesque excroissance d’un « temps numérique » dans la vie humaine, une étude conduite sur la base d’un sondage montrait, en France, que les repas, le bricolage et le jardinage n’avaient, pour leur part, que très légèrement bénéficié de la hausse du temps libre disponible18Crédoc, Consommation et modes de vie, n°268, juillet 2014..
Le temps libre dont disposent les citoyens français connaît ainsi, depuis plusieurs décennies, une constante augmentation sur le plan quantitatif, sans symétrie sur le plan qualitatif. Largement absorbé par les activités ayant trait au numérique, le temps libre supplémentaire est accaparé au détriment d’autres activités de bien-être, de socialisation ou culturelles. Pour preuve, toujours selon les enquêtes « Emploi du temps » de l’Insee, le temps consacré au sommeil et à la toilette a par exemple diminué de 12 minutes par jour entre 1986 et 2010.
Qualitativement, l’individu moderne a moins de temps pour lui
Aux premières mutations temporelles ici décrites s’ajoute en outre un phénomène d’accélération du temps. Cette thèse, notamment avancée par Hartmut Rosa dans son ouvrage Accélération. Une critique sociale du temps19Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010., fait le constat d’une accélération des rythmes de la vie sociale, qui serait devenue le trait caractéristique des sociétés contemporaines. Cette accélération tirerait sa source de trois facteurs20Bernard Drevon, « Accélération. Une critique sociale du temps. Hartmut Rosa », Idées économiques et sociales, n°177, 2014/3, pp. 78-79.. En premier lieu, l’innovation technique accélérerait les temps de transport, la production des biens et services et la communication entre les individus. En second lieu, le changement social, que Rosa définit comme un changement culturel permanent de la société touchant tout à la fois l’art, la politique, la science et les relations interindividuelles, croîtrait à un rythme supérieur à celui de la succession des générations. Enfin, le rythme de vie des individus serait caractérisé par « une recrudescence du sentiment d’urgence, de la pression temporelle contrainte engendrant du stress, ainsi que [de] la peur de ne plus pouvoir suivre ». Ces trois facteurs d’accélération du temps, technique, culturel et psychologique, agissent sur la perception des individus et contribuent à renforcer le sentiment d’une pénurie de temps, alors même que ces derniers en disposent de davantage au quotidien.
Hartmut Rosa identifie par ailleurs le temps numérique, qui accapare une grande partie du temps libre, comme le vecteur et le symptôme de cette accélération, en prenant l’exemple du courrier : « rédiger un email prend deux fois moins de temps qu’une lettre. Là où écrire dix lettres prenait deux heures, écrire dix emails n’en prend qu’une. Mais au lieu de gagner une heure, nous prenons deux heures pour écrire vingt emails. C’est de là que vient le stress : nous avons plus de choses à faire »21Interview au journal Le Monde, 1er avril 2016.. Si les technologies du numérique ont, en pratique, réduit le temps nécessaire à la réalisation d’un grand nombre de tâches, elles ont cependant renforcé la dépendance des individus à l’exigence de performance et de productivité. Il n’est pas ici question de porter une vision décliniste des sociétés contemporaines en arguant du fait que le temps numérique serait nécessairement moins fécond sur les plans intellectuels et sociaux que d’autres usages du temps.
Force est de constater, toutefois, que l’accroissement d’un certain type de temps numérique entraîne une baisse du temps consacré aux engagements personnels ou aux activités de socialisation réelles, propices au bien-être. L’enjeu n’est donc pas tant de condamner sans nuance certains usages du temps, mais de revendiquer une plus grande diversité des pratiques du temps libre et de renouer avec l’inertie des réseaux humains22Structurellement comme empiriquement, le déplacement des activités physiques vers l’espace numérique favorise des phénomènes d’addiction, pousse à la productivité et remplace la complexité des réseaux humains en créant des liens instantanés vers l’objet de la recherche, là où il faudrait « réellement » mobiliser l’inertie des réseaux humains (avec les avantages et inconvénients de cette inertie).. Pour reprendre un mot de Paul Celan, « il est temps qu’il soit temps » de repenser le temps23Paul Celan, « Corona », Pavot et mémoire, Paris, Éd. Christian Bourgois, 1987..
Repenser le temps
La chose est entendue : si les sociétés modernes connaissent une nouvelle abondance du temps liée au progrès technique et social, les intervalles de temps supplémentaires vécus par les individus semblent presque tout entiers accaparés par de nouveaux usages, notamment numériques, et de nouvelles pratiques de consommation. Plus que jamais, le temps constitue un point d’entrée idéal pour transformer le vécu des personnes, alors même que son appréhension politique demeure minime. Renouer avec des temporalités plus douces, apprécier souverainement le temps qui passe, mesurer toute l’esthétique de la lenteur : voilà quelle doit être l’ambition de l’État à l’égard du citoyen, tant sur un plan opérationnel qu’au niveau abstrait et symbolique, pour mener à bien la transition écologique et renforcer la cohésion sociale.
Temps et environnement
D’une part, la crise environnementale et la nécessaire transition écologique qu’elle implique sont toutes les deux étroitement liées à la pathologie moderne de l’accélération du temps. Les raisons de la crise écologique tiennent pour partie à l’impératif de productivité et d’accumulation dans les sociétés capitalistes : autant de vecteurs de rétrécissement du temps. Le débat récent sur les vols intérieurs, auquel la loi « Climat et résilience » de 2021 a apporté une première réponse, illustre bien les liens contraires unissant temps et environnement : la culture de la rapidité a mis l’emploi du train pour les longs trajets au ban des pratiques modernes, au profit de vols courts, souvent vides, et extrêmement polluants. Mais plus encore, cette culture de l’accélération semble aller de pair avec un enlaidissement du monde : le rythme lent du voyage, l’observation des paysages, la lecture et l’ennui n’ont plus le vent en poupe. La recherche permanente d’optimisation du temps est, en ce sens, souvent constitutive d’un rejet de l’inconnu et de la découverte.
Une prise de conscience croissante de l’inanité de certains de nos modes de vie et de consommation se fait toutefois jour, et peut entraîner des mutations économiques, comme le soutiennent Dominique Bourg et Johann Chapoutot dans un essai chez Gallimard24Dominique Bourg, Johann Chapoutot, « Chaque geste compte ». Manifeste contre l’impuissance publique, coll. « Tracts », n°44, Paris, Gallimard, 2022.. Après avoir pointé du doigt « la dévastation produite par goût de l’argent, et par nécessité d’amortir des engins toujours plus puissants, voraces et coûteux », les universitaires mettent par exemple en lumière les nouvelles méthodes de certains bûcherons qui, « effarés par le saccage mécanique, redécouvrent la pertinence du débardage animal, par des chevaux adaptés à ces travaux, percherons et comtois, rompus aux pentes difficiles des territoires de montagne » ; si « leur rendement est modeste », leur rythme « incarne physiquement une décélération dont tout le monde a un besoin vital ». Dans ce sillage, il est par ailleurs intéressant de relever que, dès 2014, le ministère chargé de la transition écologique a commandé une étude sociologique s’intéressant aux « stratégies de résistance à l’accélération du temps déployées par des citoyens français », précisant notamment « le lien entre accélération généralisée et mode de vie non durable »25Michelle Dobre, Aldo Haesler, Julien Onno et Nicolas Hossard, MODERATO (modes de ralentissement du temps quotidien) – Modes de vie innovants et tactiques de résistance à l’accélération du rythme quotidien, rapport final, Université de Caen, 2014..
Au plan plus symbolique, l’accélération du temps et la protection de l’environnement entrent en confrontation frontale. Comme l’écrit l’économiste Hadrien Lantremange, « la crise écologique peut s’interpréter comme un problème de désynchronisation entre un temps écologique contraint par des rigidités propres, et un temps social soumis à une accélération continue »26Hadrien Lantremange, Discordance des temps : temps écologique, temps économique et accélération sociale, Centre d’économie de la Sorbonne, 5 avril 2022.. Cette assertion se révèle particulièrement pertinente lorsque l’accélération du temps est comprise comme un phénomène économique étroitement lié au capitalisme moderne.
En somme, face à l’angoisse de la finitude qu’impose la nature, la société de consommation aurait opposé un modèle anti-écologique fondé sur l’accumulation et la destruction d’objets. Pour Jean Baudrillard, par exemple, « la publicité réalise ce prodige d’un budget considérable consumé à seule fin non pas d’ajouter, mais d’ôter à la valeur d’usage des objets, d’ôter à leur valeur/temps en les assujettissant à leur valeur/mode et au renouvellement accéléré27Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Folio Essais, 1996 [1978]. ». Ainsi, les fondements du système économique contemporain – et par leur entremise l’accélération du temps dans la psychologie des individus – reposent sur des représentations privilégiant un lien généralement antagoniste avec l’environnement.
Temps et cité
D’autre part, l’adhésion des citoyens au projet collectif d’organisation et d’administration de la vie de la cité semble pâtir de l’accélération du temps. En matière de participation politique, le refus de prendre le temps d’aller voter, de lire un programme de campagne, de s’informer dans la presse ou de militer au sein d’un parti est étroitement lié à la conception psychologique d’un temps toujours plus réduit. L’accélération du temps s’aligne ici, à gros traits, avec l’incitation faite à l’individu d’être sans cesse « l’entrepreneur de lui-même », seul responsable des usages de son temps et devant chercher, in fine, l’accumulation matérielle.
Mais il ne faut toutefois pas confondre les causes et les symptômes : en matière d’engagement politique, le refus de prendre le temps semble être bien plus la conséquence d’une crise de la défiance à l’égard des formes traditionnelles de représentation que le fait d’un manque effectif de temps libre. Les exemples sont légion : la rhétorique de la réforme, qui encourage l’adoption soutenue et permanente de lois nouvelles, n’a jamais été aussi présente ; la rhétorique de l’urgence et de la crise, plaçant le politique face à des impératifs et des contraintes sans cesse renouvelés, devient le terreau de l’action publique ; la réduction du débat aux slogans chocs, exprimés en cascade sur les plateaux télés, constitue enfin le nouveau médium de l’expression publique.
Toutefois, face à l’excroissance de cette société de consommation politique qui valorise le spectacle en même temps qu’elle nourrit le populisme, il est possible de penser que l’intérêt général gagnerait à ce que du temps libre supplémentaire soit dégagé chez les citoyens, puis fléché vers l’engagement. Mais comment créer de telles incitations ? Une obligation d’aller voter, comme le prévoit l’article 62 de la Constitution du royaume de Belgique, permettrait-elle par exemple aux citoyens de prendre le temps de mieux s’informer lorsque des candidats se présentent aux élections ? Faudrait-il, pour prendre un second exemple, inciter fiscalement les citoyens à participer bénévolement à des actions associatives ou caritatives afin d’aiguiser la sensibilité de ces derniers aux enjeux politiques et sociaux qui irriguent la société ?
Toutes ces questions imposent des recommandations concrètes qui, mises bout à bout, permettraient à l’État de retrouver le temps perdu et de rééquilibrer la vie des individus, dans un sens favorable à la transition écologique, la cohésion sociale et l’épanouissement individuel. Comme les politiques publiques sectorielles ayant trait à la protection de la biodiversité ou à la sécurité aérienne, le temps doit être pensé et traité par le politique. La volonté de refaire le temps libre doit devenir un nouvel horizon de l’action de l’État.
Refaire le temps
Pour ce faire, la politique du temps doit en premier lieu s’articuler autour d’axes clairs, permettant de dégager les conceptions traditionnelles du temps des sphères abstraites où elles ont pris l’habitude de s’enliser.
Quel temps libre voulons-nous ?
Cet effort de conceptualisation suppose de savoir clairement définir les modalités du temps libre souhaité. Tous les temps libres se valent-ils ? L’État peut-il juger, au plan moral, de l’usage du temps fait par ses citoyens ?
La philosophie humaniste, puis celle des Lumières, nous enseignent un certain type d’idéal vers lequel l’Homme devrait tendre pour le plus grand bien commun. Chez Rousseau, pour qui l’homme naît bon, cet idéal consiste à se départir de toutes les corruptions qu’engendre la société pour se rapprocher de la nature ; l’homme heureux est ainsi celui qui sait distinguer le superflu de l’essentiel, et qui refuse d’aller à l’encontre de la supposée vertu primitive qui le constitue. Rousseau utilise ainsi l’exemple de l’habillement, pour montrer qu’au fur et à mesure que les différences vestimentaires se creusaient entre les individus, « sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices »28Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.. L’humanisme rousseauiste serait celui de la sobriété heureuse, du choix de l’être face à celui du paraître. Cette philosophie, qui fut à l’origine du contrat social porté par les révolutionnaires en France, pourrait inspirer nos nouvelles conceptions du « bon » temps libre : un temps dédié à la sobriété, à la bienveillance, à la proximité avec ses semblables, à l’opposé d’un temps dédié à la performance et à l’ostentatoire.
Cette inspiration pour une nouvelle approche du temps libre résout, en sus, la question épineuse du rôle de l’État dans la prescription morale : s’il doit laisser les individus libres de déterminer l’orientation de leurs choix et leurs pratiques, l’État promeut ici un retour à la simplicité. Il n’est nullement question de prescription coercitive : dans la politique du temps, l’État doit plutôt agir comme le révélateur des excès qui accaparent le temps libre au détriment de l’épanouissement durable des individus. Il est le pédagogue dont le rôle est de ramener la pensée citoyenne à certains fondements irréductibles : l’harmonie nécessaire avec la nature, ou encore le droit à l’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle. Mais comment ces considérations conceptuelles peuvent-elles se traduire opérationnellement ?
Pour un nouveau « sous-secrétariat Lagrange »
Afin de mener convenablement une telle politique systémique, l’État pourrait se doter d’organes administratifs pouvant garantir, sur le temps long, la cohérence d’une « politique publique du temps ». La mise en œuvre d’une politique du temps libre apparaît, en effet, éminemment transversale, tant elle touche à un large ensemble de composantes, allant de la lutte contre l’addiction aux écrans à la promotion des mobilités douces et d’une nouvelle organisation de la vie dans les grandes villes. N’ayant pas saisi les multiples dimensions qu’emportait une politique du temps libre, le ministère du Temps libre créé par François Mitterrand s’est ainsi rapidement transformé en un ministère de la Jeunesse et des Sports, chargé bien plus du seul loisir que de repenser, globalement, le rapport de la société au temps.
En conséquence, seul un travail interministériel, qui réunisse à la fois les ministères de la Santé, des Solidarités, du Travail, de l’Écologie, de la Cohésion des territoires, du Logement, de la Ville, ou encore du Numérique, permettrait de mener une action réellement cohérente en faveur du « temps ». Mais une fois cet organisme interministériel chargé du temps créé, il faudrait encore s’assurer qu’il puisse avoir la voix nécessaire pour ne pas pâtir des différents arbitrages de politiques publiques.
Deux conditions apparaissent alors requises : cet organe interministériel pourrait, d’une part, être rattaché directement au président de la République, afin d’acquérir un poids institutionnel supérieur à celui d’une simple délégation interministérielle, et, d’autre part, il pourrait être dirigé par une personnalité ayant une forte autorité morale sur les thématiques du temps, en raison d’une approche philosophique ou politique particulièrement identifiable sur le sujet.
Cet organe, qui pourrait porter, par exemple, le nom de Haut-Commissariat aux rythmes de la vie (HCRV), aurait pour principale mission d’élaborer et de coordonner la mise en œuvre de politiques transversales. Or, pour conserver la cohérence de l’action publique et s’assurer de l’efficacité des mesures développées, celles-ci doivent répondre à des objectifs clairement délimités, sans quoi le prisme du « temps », en tant que notion abstraite, engloberait l’ensemble de l’action de l’État.
Dans cette perspective, une politique globale pourrait être mise sur pied, suivant une subdivision en trois niveaux : au niveau systémique, l’État devrait d’abord sensibiliser au temps qui fuit, et aux causes proprement contemporaines de l’accélération de cette fuite ; au niveau interindividuel, il devrait ensuite promouvoir de nouveaux équilibres, en bâtissant notamment un contrat durable entre les répartitions des vies professionnelles et sociales ; enfin, au niveau individuel, l’État peut œuvrer au renforcement de l’épanouissement personnel que l’individu retire d’un meilleur usage de son temps libre. Ces trois volets d’action suivent, outre un sens allant du général au particulier, une forme de chronologie : sensibiliser d’abord, changer les structures ensuite, et, peut-être, l’individu pourra-t-il remodeler in fine son vécu effectif.
Au niveau systémique, sensibiliser pour mieux comprendre et maîtriser le temps
L’idée n’est pas ici de présenter une liste exhaustive de mesures qui permettraient aux individus de mieux utiliser leur temps libre. Un tel projet nécessiterait de réunir experts scientifiques, citoyens, responsables syndicaux et politiques autour d’un ambitieux travail commun. Plusieurs idées peuvent toutefois, à ce stade de la réflexion, être avancées : d’une part, la problématique de l’addiction au numérique, particulièrement chez les jeunes, devrait figurer au premier rang des priorités du HCRV ; d’autre part, une sensibilisation accrue aux effets globaux de l’accélération du temps, tant sur l’environnement que sur la cohésion sociale, pourrait être défendue.
Par exemple, au sein de ces missions particulièrement inhabituelles, l’État pourrait renouer avec son rôle originel d’organisateur de colonies de vacances pour les jeunes issus de milieux modestes, qu’il incarnait déjà sous le Front populaire. Tel est le choix opéré notamment par la Corée du Sud, pays particulièrement frappé par des problèmes d’addiction numérique chez les plus jeunes : le ministère coréen de la Famille et de l’Égalité entre les sexes a décidé, dès 2015, de créer des camps de désintoxication numérique gratuits, ouverts à tous les mineurs. Dans ces camps, qui s’apparentent à des colonies de vacances, l’usage du téléphone est drastiquement limité, tandis que les trente minutes précédant le coucher sont consacrées à la méditation. En outre, ces colonies favorisent, pour les adolescents coréens, la rencontre avec de nouvelles personnes et le développement d’une initiation à de nouveaux loisirs, tels que la pratique artistique : en journée, les activités réalisées par les adolescents concernent principalement la peinture ou le sport.
En France, la classe verte a longtemps constitué l’horizon utopique – pour ne pas dire uchronique – d’une éducation républicaine initiant les plus jeunes aux réalités sensorielles du monde. Dans les années 1880 et sous l’impulsion de Jules Ferry, apparaissent les premières initiatives publiques envoyant les enfants, souvent issus de milieux modestes, en vacances. Puis plus tard, avec le Front populaire, Léo Lagrange adopte un décret-loi formalisant le rôle de l’État comme grand organisateur des colonies de vacances. Aujourd’hui plus que jamais, l’État pourrait renouer avec cette mission au coût budgétaire dérisoire relativement aux bénéfices qu’elle apporte sur le capital humain et culturel des futurs citoyens. Adaptées aux enjeux de la désaddiction numérique, et alignées sur la nécessité de rapprocher le citoyen de la nature, dans un contexte de crise environnementale toujours plus exacerbée, ces nouvelles colonies de vacances pourraient constituer une piste prometteuse pour l’action publique de demain.
Dans la continuité de cette perspective, la recherche en santé publique et en sciences sociales sur l’accélération et l’aliénation du temps produites par le numérique pourrait être renforcée. La création d’une unité CNRS interdisciplinaire chargée d’analyser l’imbrication entre temps libre et numérique, dotée d’experts de haut niveau, pourrait être envisagée.
Au niveau interindividuel, favoriser l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle
Le HCRV pourrait aussi jouer un rôle dans la promotion d’équilibres renforcés entre vie professionnelle et personnelle. Avec le développement croissant du télétravail, qui concernait en 2021 près de 22% des travailleurs29Insee Focus n°263, 9 mars 2022., de nouvelles pratiques sont à imaginer afin de prévenir les déséquilibres dans la relation de travail, notamment sur le respect des horaires de travail et l’effectivité du droit à la déconnexion. Ainsi, le HCRV pourrait renforcer, dans un dialogue constant avec les entreprises, les syndicats et le ministère du Travail, l’obligation pour les entreprises refusant le télétravail à leurs salariés de motiver leur réponse.
L’urbanisme constitue encore un champ à investir : la réduction du temps passé par l’individu dans sa voiture, essentiellement dans les villes, doit figurer au rang des priorités du mandat du HCRV. Parallèlement, le renforcement de la proximité des services publics et des commerces essentiels par rapport au lieu de résidence des citoyens favoriserait le temps libre. Ainsi, des innovations, à l’image de la ville du quart d’heure, pourraient être imaginées par les collectivités locales dans toutes les grandes villes françaises, avec l’appui des moyens financiers et scientifiques de l’État. « La “ville du quart d’heure”, écrit Marco Cremaschi, qui dirige le cycle d’urbanisme de Sciences Po30Marco Cremaschi, « Ville du quart d’heure, ville des GAFA ? », Métropolitiques, 28 avril 2022., est la ville des micro-quartiers censée assurer l’accès aux principales fonctions à courte distance. L’impératif, c’est réduire les déplacements ; l’attendu, c’est une nouvelle socialité de proximité. On est loin de la métropole « turbo-capitaliste » qui promet (mais n’assure pas) des déplacements rapides en métro ou par autoroute à l’échelle de la région urbanisée. Le plan national Action cœur de ville, aujourd’hui piloté par l’ANCT et doté d’une enveloppe de 5 milliards d’euros pour cinq ans, pourrait ainsi voir son enveloppe substantiellement augmentée et ses objectifs étendus.
Au niveau individuel, encourager de nouveaux usages du temps libre
Au plan individuel, les mesures qui pourraient être prises pour favoriser un usage épanouissant du temps libre sont multiples, et résolument transversales. Ainsi, sans prétendre à l’exhaustivité, plusieurs pistes pourraient être envisagées : la gratuité des musées, déjà extrêmement répandue en France pour les 18-25 ans, pourrait être étendue à tous les musées et monuments nationaux ; en outre, cette gratuité pourrait être élargie aux opéras et aux théâtres publics pour l’ensemble des 18-25 ans. Le dispositif du Pass’Culture, pour sa part, pourrait voir son éligibilité élargie aux 15-25 ans, tandis qu’il est actuellement accessible jusqu’à 18 ans. Ces recommandations, si elles peuvent présenter un coût important pour les finances publiques, doivent aussi être pensées comme des investissements structurels sur le long terme, agissant favorablement sur le capital humain et sur la cohésion démocratique. En effet, dans une note publiée en février 2022, le Conseil d’analyse économique31Jean Beuve, Madeleine Péron et César Poux, Culture, bien-être et territoires, Conseil d’analyse économique, février 2022. montre que les dépenses publiques en faveur de la culture et la participation aux élections présidentielles sont positivement corrélées, une hausse de 100 euros de dépenses culturelles par habitant au niveau national réduisant de 1% le taux d’abstention.
Outre une dimension culturelle, ayant vocation à développer, chez les individus, un temps libre consacré à la découverte de nouveaux domaines, le temps libre dédié à l’engagement pourrait aussi être encouragé. Le HCRV pourrait ainsi coordonner la mise en œuvre de congés payés associatifs, qui permettraient aux citoyens, un certain nombre de jours dans l’année, d’exercer des activités bénévoles. Réciproquement, au sein des entreprises, l’engagement de salariés au sein d’activités associatives pourrait ouvrir droit à des réductions d’impôts ; une telle mesure donnerait une épaisseur supplémentaire à la responsabilité sociétale des entreprises.
Conclusion
Dans L’Argent, paru en 1913, Charles Péguy relate la transformation du rapport au temps que la modernité inaugure, au profit d’une course toujours plus folle à la recherche du profit : « De mon temps, écrit-il, tout le monde chantait. (Excepté moi, mais j’étais déjà indigne d’être de ce temps-là.) […]. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique qui à présent d’année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait32Charles Péguy, L’Argent, Paris, Gallimard, 1932 [1913].. »
C’est, au fond, cette aptitude à chanter qu’il nous faut retrouver. Certes, la mise en branle d’une politique spécifiquement dédiée au temps libre revêt une grande originalité. Mais c’est probablement en réalisant ce pas vers l’inconnu, qui suppose autant une grande audace des réformateurs qu’une bonne réceptivité des citoyens, que l’État pourra « changer la vie ». Deux facteurs apparaissent ainsi essentiels pour bâtir une politique viable et durable du temps libre : d’une part, la capacité à présenter pédagogiquement l’enjeu du temps libre constituera la clé de voûte de sa réussite ; d’autre part, pour ne pas verser dans la prescription morale et dangereuse d’une puissance publique déterminant, seule, des bons usages du temps libre, l’élaboration de cette politique publique devra être résolument démocratique.
- 1Jean-Claude Schmitt, « Temps », dans Florian Mazel (dir.), Nouvelle Histoire du Moyen-Âge, Paris, Seuil, 2021.
- 2Edmond Soreau, « Les inventions françaises sous la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, 31e année, juillet 1959.
- 3Paul Lafargue, Le droit à la paresse, Paris, La Découverte, 2010 [1883].
- 4Fatia Terfous, Sport et éducation physique sous le Front populaire et sous Vichy : approche comparative selon le genre, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2010.
- 5Léo Lagrange, discours du 10 juin 1936 sur le sport et les loisirs.
- 6Pierre Favier, Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand, Paris, Seuil, 1990.
- 7Il s’agira ici du temps dédié au sommeil, aux soins ou aux repas.
- 8Comprenant le temps de travail professionnel et domestique, de trajet domicile-travail ou d’études.
- 9Cécile Brousse, « La vie quotidienne en France depuis 1974. Les enseignements de l’enquête Emploi du temps », Économie et statistique, n° 478-479-480, 2015.
- 10La loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000, dite loi Aubry II.
- 11Le passage à cinq semaines est opéré par une ordonnance du 16 janvier 1982 du gouvernement Pierre Mauroy II.
- 12Cécile Brousse, article cité.
- 13Layla Ricroch et Benoît Roumier, « Depuis 11 ans, moins de tâches ménagères, plus d’Internet », Insee Première, n°1377, novembre 2011.
- 14Médiamétrie, L’Année Internet 2021, 10 février 2022.
- 15Global Web Index, Digital 2022. Global overview report, 2022.
- 16ARCEP, Baromètre du numérique – Édition 2021, 1er juillet 2021.
- 17Ipsos, Bayard, Unique Heritage Media, Etude Ipsos Junior Connect’ 2022, 2022.
- 18Crédoc, Consommation et modes de vie, n°268, juillet 2014.
- 19Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
- 20Bernard Drevon, « Accélération. Une critique sociale du temps. Hartmut Rosa », Idées économiques et sociales, n°177, 2014/3, pp. 78-79.
- 21Interview au journal Le Monde, 1er avril 2016.
- 22Structurellement comme empiriquement, le déplacement des activités physiques vers l’espace numérique favorise des phénomènes d’addiction, pousse à la productivité et remplace la complexité des réseaux humains en créant des liens instantanés vers l’objet de la recherche, là où il faudrait « réellement » mobiliser l’inertie des réseaux humains (avec les avantages et inconvénients de cette inertie).
- 23Paul Celan, « Corona », Pavot et mémoire, Paris, Éd. Christian Bourgois, 1987.
- 24Dominique Bourg, Johann Chapoutot, « Chaque geste compte ». Manifeste contre l’impuissance publique, coll. « Tracts », n°44, Paris, Gallimard, 2022.
- 25Michelle Dobre, Aldo Haesler, Julien Onno et Nicolas Hossard, MODERATO (modes de ralentissement du temps quotidien) – Modes de vie innovants et tactiques de résistance à l’accélération du rythme quotidien, rapport final, Université de Caen, 2014.
- 26Hadrien Lantremange, Discordance des temps : temps écologique, temps économique et accélération sociale, Centre d’économie de la Sorbonne, 5 avril 2022.
- 27Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Folio Essais, 1996 [1978].
- 28Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
- 29Insee Focus n°263, 9 mars 2022.
- 30Marco Cremaschi, « Ville du quart d’heure, ville des GAFA ? », Métropolitiques, 28 avril 2022.
- 31Jean Beuve, Madeleine Péron et César Poux, Culture, bien-être et territoires, Conseil d’analyse économique, février 2022.
- 32Charles Péguy, L’Argent, Paris, Gallimard, 1932 [1913].