L’Espagne face au coronavirus : comment expliquer la prégnance de l’épidémie ?

Alors que Madrid s’est partiellement reconfinée, l’Espagne connaît une recrudescence de l’épidémie de la Covid-19, plus importante que les autres pays européens. Comment l’expliquer? Pour Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès, plusieurs facteurs jouent: la qualité du système de santé, le non-respect des consignes gouvernementales pour limiter la propagation du virus, signe de la défiance des citoyens vis-à-vis des institutions et du pouvoir, et surtout le millefeuille territorial qui a généré une bataille politique entre le gouvernement central de Pedro Sanchez et les communautés autonomes.

Les mesures d’endiguement du coronavirus en Espagne peinent à réduire l’épidémie. Plus qu’ailleurs en Europe et sans qu’il y ait d’explication, à ce jour, convaincante. L’impact de la Covid-19 avait déjà, en mars 2020, frappé durement la péninsule ibérique, davantage que toute autre région du Vieux Continent. Six mois plus tard, c’est outre-Pyrénées que le premier rebond a été enregistré. S’agit-il pour autant de la vérification du vieil adage selon lequel il y aurait une « vérité en deçà des Pyrénées » et une « erreur au-delà » ? Non. La France, la Belgique, l’Allemagne, la Suisse sont également touchées. Avec, il est vrai, une intensité moins forte, que personne, aucun expert médical, n’a été en mesure d’expliquer – c’est-à-dire de comprendre, comme beaucoup de phénomènes concernant cette maladie. À ce jour, seuls deux chefs d’État nord-américains ont donné une explication diabolisant la situation sanitaire espagnole pour mettre en valeur celle pourtant bien davantage critiquable de leurs pays respectifs, l’étatsunien Donald Trump et le mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador

La résistance de la pandémie en Espagne mérite mieux que cette polémique mal à propos. Dans l’intérêt de l’Espagne sans doute, mais aussi et peut-être davantage pour tirer des enseignements utiles aux États-Unis et au Mexique en état de déshérence sanitaire. Mais quel enseignement tirer d’un phénomène aussi insaisissable ? Peut-être n’existe-t-il pas de bonne raison, ni de moins bonne ? Peut-être y en-a-t-il plusieurs ? Peut-être que toutes ne sont pas d’ordre médical ? Peut-être y a-t-il des combinaisons mal perçues, ou passées inaperçues, entre virus, état social et politique de l’Espagne ? Peut-être devrions-nous plutôt nous pencher sur l’hétérogénéité des facteurs, croisant les données sanitaires au contexte social et sociétal qui a compliqué la compréhension et la gestion de la crise en Espagne ? Une certitude en tous les cas : ce n’est ni à Monterrey ni à Washington que l’on trouvera quelque piste utile ouvrant un entendement.

Les chiffres

Pour commencer, il faut parler des chiffres : ils placent l’Espagne, depuis mars 2020, dans le groupe des pays européens les plus touchés par la pandémie. La première vague a été particulièrement brutale. Au sommet du ressac, fin mars, le ministère de la Santé espagnol signalait 818 décès quotidiens. Ce chiffre est à comparer avec celui d’un peu plus de 40 enregistrés la deuxième semaine de septembre 2020. Les hôpitaux avaient été débordés par l’afflux de patients à mettre en réanimation. Ce n’est pas le cas en septembre. Cependant, selon le ministère espagnol de la Santé, le taux moyen d’occupation des lits d’hôpitaux est passé d’août à septembre de 4,3 à 8,5%. À Madrid, ce taux est de 21%. En juin, la courbe des hospitalisations s’était aplanie, avant de repartir à la hausse le 17 août, dans une mesure certes inférieure à celle du printemps, mais nettement supérieure à ce qui a été constaté dans les pays voisins. Au point de voir l’Espagne figurer dans le petit groupe de pays à transmission communautaire très élevée, selon un article de la revue The Lancet publié le 15 septembre 2020. Avec 118,8 cas signalés quotidiennement par million d’habitants, l’Espagne occupe le dixième rang mondial, aux côtés notamment du Brésil (au sixième rang mondial avec 168,4 cas quotidiens) et les États-Unis (au huitième rang mondial avec 145 cas quotidiens). Les autres pays les plus affectés en Europe – Malte et la Roumanie – ont des taux sensiblement inférieurs. Avec un bémol relatif : le taux de mortalité par million d’habitants de 0,5% en août, le même qu’en Belgique, est très éloigné de celui du Brésil (4,4%), tout en étant l’un des plus élevés d’Europe (0,2% en Italie).

Pourquoi ? 

Et sans doute, avant toute chose « comment ? » afin de pouvoir répondre à la première interrogation, « pourquoi ? ». 

À première vue, les victimes espagnoles présentent les mêmes caractéristiques que celles du reste de l’Europe. Les personnes dites à risque, souffrant de maladies chroniques, âgées, résidant en maison de retraite, ont constitué la majorité des malades et des personnes décédés au printemps (71%). Les plus jeunes, et plus particulièrement les tout jeunes, ont été moins touchés par l’épidémie. Depuis août dernier, le panorama a quelque peu changé. L’épidémie a pénétré la couche intermédiaire, celle des adultes relativement jeunes et des adolescents. Les foyers de contamination ont été constatés dans les zones urbaines et industrielles, en particulier dans la capitale, Madrid, dans la deuxième concentration urbaine d’Espagne, Barcelone, à Saragosse en Aragon et au Pays Basque industriel. 

Les mesures préventives adoptées ont été identiques à celles des autres pays : mesures barrière, c’est-à-dire distanciation, port du masque, hygiène régulière des mains. Les tests ont été multipliés au fil des semaines. Des équipes de « traceurs » ont été chargées de rechercher les chaînes de contagion. Toutes ces mesures ont été accompagnées d’un confinement total ou partiel de la population. Écoles et lieux de travail ont été fermés tout comme les frontières et les liaisons internationales par route, fer ou transport aérien. Ces mesures, comme on a pu le constater dans les médias, parfois ont été appliquées avec une certaine rudesse.

La pénétration du virus et son expansion dans la population ont été assez semblables à ce que l’on a pu voir ailleurs, de Berlin à Rome. Les décisions prises pour faire face ont été de même nature et contenu. Le cas espagnol se rapproche de celui de ses voisins en Europe. Il n’y a pas, de ce point de vue, une spécificité biologique ou culturelle qui distinguerait l’Espagne des autres pays européens. Les faits constatés ne valident en rien les thèses identitaires ou nationales-identitaires de feu le comte Hermann von Keyserling. Même si l’on peut admettre que la culture espagnole est plus conviviale que d’autres, ce seul facteur ne permet pas de répondre à la question posée. Il convient de suivre d’autres pistes, tout aussi et peut-être plus décisives.

Les pistes

La première piste qui vient à l’esprit est celle de la qualité du réseau sanitaire espagnol

Le système sanitaire était-il en mesure de supporter un tel choc ? L’Espagne n’avait pas initialement assez de masques, de gel et de respirateurs. Elle a dû importer de Chine ces différents articles de santé. Des médecins reconnaissent aujourd’hui qu’au pic de la pandémie ils ont été contraints de faire des choix, d’établir des listes prioritaires, souvent en fonction de l’âge des malades ou de leur état. Cette attitude, révélant une saturation du système, a trouvé une expression syndicale et revendicative chez les personnels soignants dans le creux de la contagion en juin-juillet. Selon Amnesty international, l’Espagne a traversé une “décennie perdue” en matière de santé publique de 2009 à 2018. Les budgets de l’État central et des communautés autonomes auraient chuté de 11,21% avec des différences régionales notables. Le budget affecté aux premiers soins aurait par exemple baissé de 24% en Catalogne. L’Aragon et Madrid auraient également connu une évolution négative. Pourtant, très vite, les autorités ont refusé toute aide extérieure, que ce soit celle des partenaires de l’OTAN, celle de la Chine ou de Cuba. Elle a également refusé d’envoyer en Allemagne des malades. Symboliquement, l’Espagne a proposé d’accueillir des patients chinois, et fin avril, a envoyé 300 kilos de matériel à l’Équateur, puis dans d’autres pays d’Amérique latine.

Cette situation finalement proche de celle qu’a connue la France ne répond pas à la question posée. Pourquoi l’Espagne a-t-elle vu le nombre de malades déborder les capacités d’accueil des hôpitaux ? Pourquoi les mesures préventives n’ont-elles pas pu endiguer correctement l’extension de la maladie ? Les informations disponibles et publiées par la presse espagnole signalent un décalage entre la mise à disposition des masques, du gel, des tests, et le rythme de la contagion. Ce décalage a persisté plus longtemps que dans les autres pays d’Europe, ce qui pourrait expliquer en partie la situation dans laquelle l’Espagne s’est trouvée et se trouve. Ces décalages ont-ils une origine particulière ? L’Espagne n’avait-elle pas les moyens financiers de faire face à ces achats massifs ? Pas plus qu’ailleurs. Les autorités ont acheté en Chine d’abord, comme tout le monde, les instruments permettant de prévenir la Covid-19. Mais ces achats se sont faits dans un climat de contestation et de concurrences politiques et régionalistes, inexistant à ce niveau en Allemagne ou en France. 

La piste d’un contexte civique en défaut

Les professionnels de santé qui se sont exprimés sont au moins d’accord sur un facteur, bien résumé par un expert en modèles mathématiques épidémiologiques : « toutes les décisions arrivent avec retard ». Un médecin spécialiste en mesures préventives ajoute même que « les décisions se prennent tardivement et mal ». Il y a en Espagne un contexte social particulier, qui freine et retarde le respect des mesures préventives et, au-delà, leur application. Une absence de citoyenneté assumée, et donc de responsabilité collective, voire chez certains une valorisation de la désobéissance civile/civique. Ce défaut de civisme est pyramidal. 

La base sociale perpétue les comportements sociaux habituels, individualistes ou localistes. Nombre de fêtes de famille et de villages ont été organisées comme « avant ». Selon le réseau espagnol de vigilance épidémiologique (Renave/Red Nacional de Vigilancia Epidemiólogica), 31% des contaminations auraient une origine familiale. 39% des cas signalés sont d’origine inconnue. Les médecins espagnols, qui se sont exprimés à ce sujet, incriminent le relâchement des mesures barrières dans les espaces sociaux familiers, là où la personne un sentiment de sécurité. Selon le même organisme, confirmant le sentiment spontané des spécialistes, les personnes contaminées depuis le 11 mai dernier sont celles des groupes d’âge ayant une vie sociale importante : les jeunes de 15 à 29 ans (24%) et les adultes de 15 à 59 ans (71%).

La piste des fragmentations décisionnelles territorialisées

La difficulté à suivre la courbe des décès suggère un élément de désobéissance civile/civique complémentaire. Le ministère de la Santé a en effet été contraint de revoir en cours de route sa méthodologie. Les chiffres publiés chaque semaine sont systématiquement présentés comme incomplets, en raison d’un retard de transmission de la part de telle ou telle « communauté autonome » (région). La région andalouse par exemple a retardé pendant deux semaines la déclaration de cas de coronavirus signalés sur la Costa del Sol. L’Espagne est un État quasi fédéral depuis l’adoption de la Constitution de 1978. Les 17 communautés autonomes, créées à ce moment-là, sont compétentes en matière de santé. Et durant cette crise, elles l’ont fait savoir, en revendiquant un plein exercice de cette capacité. La coordination indispensable afin de mutualiser les moyens disponibles, de les répartir en fonction des territoires les plus affectés n’est pas allée de soi, retardant l’adoption et l’application de mesures préventives. 

La gestion de l’état d’urgence sanitaire, décrété par le président du gouvernement, Pedro Sanchez, le 14 mars dernier a été immédiatement contestée, essentiellement en Catalogne, dirigée par une autorité indépendantiste, et à Madrid, qui est administrée par le Parti populaire (droite). Les gouvernements catalan et basque ont parallèlement signalé avec une insistance critique que, derrière cette décision, comme toute autre qui proposait une coordination nationale des moyens de combattre le coronavirus, se cachait une volonté politique visant à centraliser la politique sanitaire, pourtant de la compétence des communautés autonomes. Le 7 juin dernier, Pedro Sanchez avait fini par associer les « régions » à la prise de décision. Chaque dimanche, le président du gouvernement organise une concertation en vidéoconférence avec les responsables des communautés autonomes. Le 30 juillet 2020, une conférence présentielle des présidents des communautés et du chef de gouvernement, en présence du Roi, a été programmée et immédiatement contestée par les responsables basque et catalan. Le 25 août, le chef du gouvernement leur a délégué la pleine responsabilité de la mise en application de l’état d’urgence.

La Catalogne, l’une des « régions » les plus affectées, a refusé d’accorder un sort particulier à cette question, mise dans le panier des contentieux avec le pouvoir central. La désobéissance civile, reflet de la progression d’un anarchisme individualiste, général en Europe, abondé par les réseaux sociaux, a trouvé en Catalogne un terrain d’expression. En pleine crise du coronavirus, l’autorité centrale a été contestée dans la rue, pour diverses raisons saisies par opportunité – dénonciation du Roi émérite –, renforçant la légitimité de l’affirmation nationaliste locale – appel à manifester le 11 septembre, jour de la fête « nationale » catalane par le président de la Généralité, Qim Torra –, en dépit de la pandémie.

Cette rugosité territoriale a été amplifiée par un contexte politique général de défiance à l’égard de l’autorité nationale. Depuis 2018, aucun budget, en dépit des circonstances sanitaires et de leurs conséquences sur l’économie, n’a pu être adopté par un parlement fragmenté idéologiquement, mais s’unifiant sur les rejets qu’il oppose au gouvernement. Nationalistes catalans, extrême droite espagnole (Vox), Parti populaire (droite), Ciudadanos (centre-droit) l’ont jusqu’ici empêché, régionalismes et idéologies nationales pouvant se croiser dans certaines des communautés autonomes dirigées par le Parti populaire en Andalousie, Castille et Léon, Madrid, Murcie. L’installation d’un hôpital de campagne par la garde civile (équivalent de la gendarmerie nationale française) dans une banlieue de Barcelone, à la mi-mars, a été retardée par le département de la Santé catalan. Les militaires formés au traçage de la contagion, au nombre de 2000, mis à disposition par l’autorité centrale pour les communautés autonomes le 25 août dernier, ont par exemple été acceptés avec retard et réticence, en particulier par le gouvernement de la région capitale. Seules 12 communautés autonomes sur 17 avaient à la date du 9 septembre accepté de recourir à ces traceurs militaires. Le parti d’extrême droite Vox a radicalisé son discours. Il a appelé sur ses réseaux sociaux par exemple, en avril, à suspendre les applaudissements de la population adressés de leurs fenêtres au personnel de santé. Vox et le Parti populaire ont bataillé au Parlement contre un gouvernement, selon le propos de leurs responsables, « indifférent aux victimes de la Covid-19, réticent à demander à la télévision publique de mettre un ruban noir sur les écrans, à décréter un deuil national », et dont le président Pedro Sanchez persistait à mettre une cravate rouge et non noire.

Au-delà, on note un climat généralisé de contestation du pouvoir. Des personnalités, comme le chanteur Miguel Bose, soutiennent sur les réseaux sociaux les appels à la désobéissance civile, au rejet des mesures barrières, au nom des libertés individuelles. On constate un usage inédit jusqu’ici en Espagne du recours à la justice afin d’obtenir la condamnation d’un État jugé inefficient. Le parquet général de l’État a remis le 14 septembre dernier un rapport de 310 pages au Tribunal suprême répondant à plusieurs dizaines de plaintes. La garde civile s’est, de façon inattendue, associée à ce mouvement. Elle a en effet déposé les 21 mai et 1er juin, sur le bureau d’un juge d’instruction de Madrid, deux rapports mettant en cause le gouvernement pour avoir autorisé la manifestation le 8 mars organisée le jour des revendications féministes. Or cette autorisation aurait été, selon l’auteur des rapports, à l’origine de la diffusion de la maladie à Madrid. Rendus publics, ces documents ont alimenté la polémique. La magistrate en charge du dossier ayant rappelé le nécessaire devoir de réserve sur une instruction en cours, le colonel de la garde civile responsable du commandement madrilène a été relevé de ses fonctions.

Que conclure au terme de cette démarche en poupées russes ? Il n’y a pas une seule explication à l’augmentation des cas de Covid-19 en Espagne mais un faisceau de facteurs interférant les uns avec les autres : baisse des moyens affectés à la santé, culture tactile et de convivialité, latence dans les prises de décision, complexes et conflictuelles, en raison de la fragmentation décisionnelle entre État et « régions », et d’un contexte politique de confrontation à haute intensité. Si l’on voulait tenter une hypothèse explicative, unissant ces différents éléments, c’est certainement dans la faible adhésion des citoyens espagnols à un projet collectif commun que l’on pourrait l’attribuer.

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