Les violences en France. Retour, déni et prise de conscience

Attentats, faits divers sanglants, violences sexuelles, meurtres liés au trafic de drogue, agressions d’élus… : assiste-t-on à un retour de la violence en France ? Pour poser les bons diagnostics, à partir desquels proposer les bons remèdes et ainsi réarmer la gauche politique sur un sujet sur lequel elle est souvent apparue impuissante, la Fondation lance une réflexion interdisciplinaire. Cette première note en précise les pistes de travail.

Il n’existe pas d’indicateur de la violence. Aucun outil ne permet d’en préciser ni l’ampleur, ni l’intensité. Un « fait divers », aussi horrible soit-il, ne peut représenter l’état de violence d’une société. Mais des éléments permettent de souligner, après une longue période de pacification des relations entre individus et avec les institutions, une dégradation récente et rapide, notamment sur le terrain spécifique des homicides et tentatives.

Attentats, violences militantes contre « la fin du mois » ou « la fin du monde », prise en compte de l’ampleur des violences faites aux femmes et aux enfants, règlements de comptes liés au trafic de stupéfiants, violences virtuelles transposées aussi dans le monde réel : le « sentiment d’insécurité », expression qui permettait de ne pas répondre aux questions sur la violence en dénonçant une mise en scène médiatique des profiteurs des peurs collectives, semble s’être transformé en « climat de violence ». Climat dont le nombre de victimes progresse massivement, forçant la gauche à affronter cette question, aussi ancienne qu’un débat entre Jaurès et Clemenceau, mais toujours débattue entre des « réalistes » modernes menés par Gilbert Bonnemaison depuis son rapport toujours d’actualité1Gilbert Bonnemaison, Face à la délinquance : prévention, répression, solidarité : rapport au Premier ministre, Commission des maires sur la sécurité, 1983. et des « idéalistes » largement représentés dans toutes les franges de la gauche, y compris gouvernementale, qui jugent que les débats sur l’insécurité sont exagérés et manipulés.

Tentons d’y voir plus clair.

Les images de la violence

Tout d’abord, récapitulons ces derniers mois, ces dernières années.

  • Vagues d’attentats djihadistes sur notre sol depuis 2012 avec un pic entre 2015 et 2016, prolongées jusqu’à aujourd’hui en assassinats horribles de professeurs d’histoire2Samuel Paty, assassiné le 16 octobre 2020, à Éragny-sur-Oise dans le Val-d’Oise. ou de français3Dominique Bernard, assassiné le 13 octobre 2023, à Arras dans le Pas-de-Calais., à la sortie ou bien dans leur établissement ; ou encore en « menace terroriste maximum », comme pendant les Jeux olympiques et paralympiques de l’été dernier, où plusieurs attentats, dit-on, furent déjoués4Le Monde avec AFP, « Jeux olympiques et paralympiques 2024 : « trois attentats ont été déjoués », annonce le procureur antiterroriste », 11 septembre 2024..  
  • Émeutes de banlieue en juin et juillet 2023, plus courtes certes que celles de 2006, mais plus étendues et surtout où le degré très élevé de violences lors de la destruction de bâtiments publics et du pillage de commerces a été souligné par tous les acteurs de terrain.

On pourrait – on doit même – ajouter à cette déjà longue litanie deux phénomènes criminels plus récents, indépendants certes, mais parmi les plus inquiétants, si les précédents n’interpellaient pas assez : les règlements de compte meurtriers entre trafiquants de drogue, Marseille jouant le rôle d’avant-garde, mais qui s’étendent dans un nombre croissant de villes, mêmes moyennes, et où le nombre de « victimes collatérales » grandit, en plus des très jeunes trafiquants, petites mains de mafias puissantes10Stephen Bo Jensen, Dennis Rodgers, « Marseille vue de l’intérieur : une exploration de la violence urbaine », The Conversation, 20 mars 2024.. Et puis l’augmentation – quelque peu vertigineuse – des actes antisémites, depuis le 7 octobre 2023, jusqu’à des incendies de synagogue11Gaële Joly, « Les faits antisémites en France en hausse de 192% au premier semestre 2024, par rapport au premier semestre 2023 », France Info, 7 octobre 2024. ou au viol d’une fillette à Courbevoie, parce que juive12Maxime Lévy, « Viol antisémite à Courbevoie : quel est le profil des trois agresseurs mis en examen ? », RTL.fr, 25 juin 2024..

La violence est bien de retour depuis une décennie au moins dans les images qui défilent sur nos écrans. Donc aussi dans notre imaginaire. « L’insécurité » a pris le visage d’une violence potentielle. 

Sortir du déni : le retour des violences physiques

Beaucoup diront que ce tableau des horreurs contemporaines dans notre pays est trompeur, qu’il reflète par trop ce qui est vu, au détriment de ce qui est vécu effectivement. Il existerait ainsi une France « tranquille », du moins plus protégée ou moins exposée à ces violences, les quartiers les plus aisés de nos villes ou les départements les plus touristiques de la France « instagrammable », pour reprendre les termes de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely13Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux, Paris, Seuil, 2023.. Sans nul doute, la violence n’est pas (la même) partout. Les statistiques indiquent cependant une montée des actes violents sur l’ensemble du territoire national, à des degrés différents il est vrai.

La violence physique, la violence sur les personnes, « la violence sur les corps » est bien de retour en France. Car même si elle n’avait jamais disparu, elle y a longtemps été décroissante. Nous avons longtemps vécu en Europe dans des sociétés qui se pacifiaient, s’apaisaient, où le nombre d’homicides diminuait, époque qui peut encore imprégner certaines réflexions. Le « retour » des violences commence cependant à dater : c’est bien il y a une dizaine d’années, selon les critères, voire le tournant du siècle, que l’on peut dater cette dangereuse inversion des courbes.

Le débat d’interprétations fait rage à ce propos et s’accentue : il va falloir tenter de trancher, si l’on veut proposer des réponses adéquates. Soulignons ce qui est plus qu’une nuance : les violences en France, puisque tel est le sujet de cette note qui lance un travail collectif sur la durée, ce n’est pas tout à fait ce qu’on nomme insécurité ou délinquance dans le débat public, même s’il y a d’évidentes zones de recoupement : il peut y avoir des actes délictueux sans violence – un cambriolage ou un vol de voitures par exemple, qui sont d’ailleurs répertoriés comme tels dans les statistiques du ministère de l’Intérieur, sans parler de la délinquance dite « en col blanc », financière notamment.

À l’inverse, il peut y avoir des actes violents gravissimes – les violences intrafamiliales notamment – qui ne correspondent pas à ce qui est le plus souvent évoqué quand il est question d’« insécurité », dans la polémique courante, alors que les victimes vivent une insécurité physique parfois extrême.

Les violences travaillent l’opinion publique en profondeur

Dans les enquêtes d’opinion, la préoccupation « insécurité » n’a de fait cessé de progresser ces dernières années. Préoccupation qui figure le plus souvent en deuxième ou troisième place après le « pouvoir d’achat », avec le système social ou l’immigration, selon les baromètres et les moments. Il y a, logiquement, une correspondance entre l’augmentation des actes violents et celle de la préoccupation « sécurité ». Celle-ci peut bien sûr varier en fonction de l’agenda médiatique et politique, mais ce n’est pas, à l’évidence un artefact sondagier, ni seulement une « construction » médiatique et idéologique. Les violences, diverses, multiples, subies ou craintes, sont non le seul sujet de l’insécurité, mais bien son cœur.

C’est si vrai que les variations socio-géographiques des violences physiques sont devenues un des moteurs du vote, comme le montre l’étude que Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach ont menée sur le vote Rassemblement national (RN) lors des dernières élections législatives. La superposition des cartes départementales est parlante, selon le critère du nombre de « coups et blessures volontaires » et celui de la densité du vote RN14Jérôme Fourquet, Sylvain Manternach, Comprendre la géographie du vote RN en 2024, Institut Terram, septembre 2024.. Elle permet, avec celles de l’immigration et de la pauvreté, de construire un indicateur de propension au vote RN très convaincant.

Rien de si nouveau que cela, d’ailleurs. Dans une étude publiée à la Fondation Jean-Jaurès en 2006 que nous avions consacrée avec Alain Mergier aux « milieux populaires » (ouvriers et employés actifs), afin de comprendre leur grand éloignement de la gauche le 21 avril 2002, leur rejet de la construction européenne en 2005 et leur attraction pour le vote Front national de l’époque, nous avions relevé trois facteurs essentiels qui se combinaient : « le descenseur social », autrement dit le déclassement éprouvé ; « les échecs de l’intégration », c’est-à-dire les difficultés scolaires ou sécuritaires qu’une partie de l’immigration pouvait susciter dans notre pays ; et, troisième facteur… « la violence potentielle » ! Violence potentielle dans les relations interpersonnelles, avec cette règle du « pétage de plomb » qui peut faire dégénérer une banale confrontation en violences physiques.

Rien de nouveau, donc, sinon une extension socio-géographique de cette « violence potentielle », subie ou ressentie, dans d’autres catégories sociales et en d’autres lieux, et une amplification politique et électorale du vote RN. Puisque celui-ci a rien moins que doublé depuis, comme on l’a sans doute remarqué.

La prise de conscience des « violences de l’intime »

Notre tableau initial ne décrit cependant qu’une partie des violences, celles en effet dont des images de vidéo-surveillance ou de smartphone témoignent.

À côté des violences physiques les plus « spectaculaires », dans l’espace social ou public, celui de la rue le plus souvent, il y a les violences silencieuses ou invisibles, pour lesquelles le nombre de plaintes ou de condamnations ne reflète que très imparfaitement leur réalité : les violences sexistes et sexuelles, les violences intrafamiliales, mais aussi les violences sur les « esprits », les violences psychologiques.

Ces violences « intimes », « privées », non seulement il faut en parler, et surtout ne pas les minorer, mais il faut leur donner le même statut. Notre point de vue doit être d’abord celui des victimes, toutes les victimes, pour appréhender correctement – et décemment – notre sujet. En ne reprenant pas à notre compte une répartition « politique » insidieuse ou inconsciente des violences, hautement contestable : les violences dont s’occuperait en priorité une droite dite « sécuritaire », les « autres » violences que privilégierait une gauche dite « féministe », avec une minoration croisée de la violence de l’autre camp, celle qui déplaît ou dérange, parce que ne rentrant pas toujours dans le schéma explicatif. La charge idéologique des discours sur les violences, aussi indéniable soit-elle, ne doit pas empêcher d’appréhender toutes les violences et de s’intéresser à toutes les victimes. Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser, au moins à titre d’hypothèse, qu’il peut y avoir des relations entre ces deux catégories de violences. Leur progression statistique est en tout cas parallèle.

Pour ces violences-là d’ailleurs, ne faudrait-il pas parler, plutôt que de « retour » de la violence, de sa « révélation » et de sa prise de conscience ? Elles sont ancestrales dit-on, ces violences sexistes et sexuelles, ce qui est une façon de les banaliser ou de s’y résigner. Certains préfèrent dire « systémiques », faisant corps avec le système du patriarcat. Difficile dans ce domaine, vu le long silence, lâche, gêné ou réprobateur qui les a entourées, de savoir si elles ont augmenté, si elles sont à peu près constantes, ou bien si elles diminueraient, sous l’influence de cette prise de conscience, malgré la hausse des dépôts de plainte – cette dernière hypothèse est audacieuse… Les statistiques des violences intrafamiliales en particulier témoignent-elles de la « libération de la parole », de l’amélioration de l’accueil dans les commissariats, qui poussent les victimes à ne plus avoir honte, à ne plus garder pour elles la violence qu’elles ont subie ? Pas de réponse incontestable, a priori, à cette question. Mais bien un début de prise de conscience, a minima.

Des « affaires » successives, dans le sillage du mouvement #MeToo, qui ont marqué le cinéma français et mis en cause des personnalités connues ou plus récemment le procès dit de Mazan, qui implique des « hommes ordinaires », beaucoup témoignent désormais, malgré une certaine confusion judiciaire, de cet autre continent de la violence, celle que les femmes subissent de la part des hommes et il faudrait aussi évoquer les violences LGBTIphobes. Et prolonger le constat jusqu’à cette violence encore plus invisible et aussi terrifiante, dans le silence des familles : celles que subissent les enfants.

L’importance des violences « morales »

Pour tenter d’être complet, et dépasser le seul domaine des violences physiques, celle que subissent les corps, on doit élargir le spectre à celles que subissent les esprits : les violences dites « psychologiques » ou « morales ». Ces dernières ne sont pas indépendantes des violences physiques : elles peuvent même souvent en être le prélude inquiétant. Mais elles ont leur spécificité, qui peut aller dans certains cas de harcèlement sinon jusqu’au suicide de la victime, du moins à son effondrement psychologique.

La prééminence existentielle et historique de la « violence sur les corps », qu’elle soit organisée ou crapuleuse, ou simplement dérivée des relations interpersonnelles, n’épuise pas en effet la question des violences. La violence « sur les esprits » témoigne d’une avancée récente et d’une autre prise conscience – depuis une trentaine d’années en France – dans ce que les personnes ressentent comme violence subie, sans atteinte à l’intégrité physique.

Il est ainsi très significatif que le mot « harcèlement » (sexuel ou moral) soit devenu un mot-clef de notre époque, à tel point que le code pénal a suivi la prise de conscience et les témoignages sur cette forme pernicieuse de violences. Le harcèlement a ses victimes au sein des familles, à l’école, au travail, dans la rue comme sur le web. Sans doute le mot « emprise » est-il voué au même destin, malgré les débats qu’il suscite, et le besoin de définitions et de délimitations précises qu’il suppose.

Est-ce grâce à la plus grande sensibilité contemporaine aux violences, ou bien à l’individualisme de nos sociétés, souvent critiqué mais qui ici aurait son avers positif, que ce continent longtemps mal nommé ou ignoré des violences psychologiques a trouvé enfin une reconnaissance, une visibilité et des sanctions ?

C’est la question des vulnérabilités, des maltraitances, de la violence de ceux qui exercent un pouvoir ou une domination, parfois des institutions elles-mêmes dans la façon dont elles « gèrent » les victimes, qui est ici en jeu. Violences moins médiatisées, encore que la prise de conscience ne cesse de progresser à leur sujet – on peut songer aux scandales des Ehpad15Victor Castanet, Les fossoyeurs, Paris, Fayard, 2022. –, violences moins objectivables sans doute que la violence physique, bien que les enquêtes de victimisation soient, ici aussi, de très utiles outils. Mais violences désormais incontournables dans l’appréhension des violences en France, de leur évolution et de leur intensité.

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Les violences, destructrices du contrat social et de la légitimité de l’État

Violences physiques, de multiples sortes, violences psychologiques : elles mettent chacune en cause l’autorité et la légitimité de l’État – l’efficacité des forces de l’ordre et la capacité de sanction et de protection de la justice. Mais elles rongent aussi la confiance interpersonnelle, dans la vie sociale et affective. Autrement dit, elles détruisent toutes ce qu’il est convenu d’appeler le « contrat social », ou le « vivre-ensemble », fondateur mais surtout assurance-vie d’une société, d’un État, d’un pays : ne pas avoir peur pour son intégrité physique et morale. 

La violence « sur les corps » a été première dans la réflexion et la philosophie politiques, parce qu’elle réveille les peurs de « l’état de nature », auraient dit les philosophes du XVIIIe siècle. Le risque de « mort violente », de guerre de « tous contre tous », donne sa légitimité première à l’État. Les efforts de construction de celui-ci comme du « processus de civilisation » ont justement visé à la maîtriser, à la canaliser et à la punir, à défaut de pouvoir tout à fait l’éradiquer.

Elle est aussi la plus « objectivable », grâce à des statistiques criminelles anciennes comme le taux d’homicides, de tentatives d’homicide, le nombre de « coups et blessures volontaires », ou de plaintes pour agressions sexuelles et viols, ce qui permet des comparaisons dans le temps. C’est un diagnostic partagé qu’en Europe, cette violence physique a bien diminué pendant cinq cents ans, guerres du XXe siècle mises à part. Mais c’est aussi un constat inquiétant que, depuis une grosse dizaine d’années en France, les statistiques indiquent une remontée de cette violence « mortelle ». Il convient de rendre compte de cette tendance, récente à l’échelle de l’histoire, mais prégnante dans l’actualité, c’est-à-dire d’en analyser les causes et autant que possible d’y porter remède.

L’effort séculaire de maîtrise et de réduction de la violence physique, exercé par l’État, semble en panne depuis le début du XXIe siècle, et il faut comprendre pourquoi, et comment renouer avec son efficacité ancienne. Le chiffre de 500 000 victimes annuelles est avancé, il dit le défi lancé à l’autorité de l’État comme à la confiance des citoyens dans leurs institutions et leurs semblables. Violences qui se déroulent d’abord dans la sphère des relations interpersonnelles, mais dont les institutions elles-mêmes peuvent être l’objet, comme les agents des multiples « guichets » de services aux personnes le savent. La violence politique, c’est un fait notable dans une démocratie qui s’est « radicalisée » ; la violence militante et collective est aussi de retour à travers des affrontements de groupuscules d’ultra-gauche ou d’ultra-droite avec la police ou avec des groupes de population, ou dans les agressions d’élus – sans oublier les attentats terroristes, qui pour être d’inspiration religieuse n’en sont pas moins politiques. 

La bataille des interprétations

Il y a bien des interprétations en circulation dans le débat public pour expliquer ce « retour » de la violence physique. À vrai dire sans qu’aucune ne convainque à elle seule. Ces interprétations pas toujours exclusives les unes des autres sont pourtant souvent utilisées à des fins de communication politique et électorale, à travers des mots dont la signification précise n’est pas toujours définie.

Synthétisons-en cinq d’entre elles, sans prétendre à l’exhaustivité ni, à ce stade, à les juger de prime abord, même quand elles déplaisent ou rebutent, parce qu’il faudra en approfondir les attendus et arguments, et les confronter à la documentation disponible comme à l’expertise des acteurs de terrain.

  • L’explication « culturelle » sinon ethnique : « la France orange mécanique16Laurent Obertone, La France Orange mécanique, Paris, Magnus, 2013. » sombrerait dans « l’ensauvagement », à cause du laxisme judiciaire et de l’immigration massive, elles-mêmes produits d’une idéologie permissive. Ici « l’immigration » joue le rôle principal dans l’augmentation de la violence en France.
  • L’explication institutionnelle : le recul de l’autorité de l’État, sa fonction régalienne – forces de l’ordre, justice – ayant été sacrifiée sur l’autel des économies budgétaires, serait la cause première de cette « libération de la violence ». L’insuffisante présence et organisation des forces de l’ordre, la trop grande lenteur de la justice et la difficulté à exécuter des peines trop souvent aménagées conduiraient à un recul de l’État et de sa capacité de sanction et de protection.
  • L’explication « technique » ou éducative : on assisterait à la diffusion d’une « culture de la violence » dans les imaginaires, notamment de la jeunesse ou d’une partie d’entre elle, via deux vecteurs indépendants mais concomitants : les jeux vidéos et la pornographie, et plus généralement le numérique, jugés souvent hyper violents ; par ailleurs, se démultiplie le trafic de drogue, dont les méthodes se rapprochent de celles des mafias, régies par le culte de l’argent et de la force, lequel se diffuse en dehors de leurs cercles, par imitation et identification.
  • L’explication « civilisationnelle » : le long processus de « civilisation des mœurs »17Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, puis Pocket, coll. Agora, 2002, traduction de Pierre Kamnitzer., qui a produit la diminution de la violence en Europe, s’inverserait aujourd’hui en processus de « décivilisation », avec la montée de l’individualisme, la désintégration des systèmes d’encadrement collectif – de l’Église catholique aux syndicats ouvriers, de la famille à l’école – pour laisser place à une société d’individus aux désirs illimités et moins imprégnés de cultures (et de culture), dont la violence redevient un des langages.
  • L’explication « sociale » : dans une société de brutalité économique, donc de précarisation sociale, de mise en concurrence généralisée, où le seul « mérite des individus » est jugé responsable de leurs malheurs, où l’accès à la consommation, stratégique dans la construction des identités individuelles, exaspère les frustrations, les individus redeviendraient vulnérables, souvent « à cran », et la violence pourrait être une de leurs réponses.

Bien sûr, ces explications sont ici dessinées à grands traits et il en est bien d’autres ; elles reflètent des types et niveaux de réflexion différents, des plus « micro » aux plus « macro », de l’étude de cas à la « big picture », mais elles peuvent, pour certaines au moins, se combiner entre elles. Il est évident aussi que ces explications ont chacune leur arrière-fond idéologique, leurs partis pris philosophiques – et leurs utilisations politiques.

Poser le ou les bon(s) diagnostic(s) est, de façon classique, le meilleur moyen de réfléchir à des remèdes efficaces. Il convient pour la Fondation Jean-Jaurès d’écouter les protagonistes de ces explications, de les confronter à la diversité des expertises, qu’elles soient policière, judiciaire, sociale, éducative, universitaire, dans les différents domaines de la violence, dont nous avons tenté une première typologie, de la violence « publique » aux violences de l’intime et aux « violences psychologiques ». Et de s’appuyer tout autant sur les perceptions des victimes, qu’on peut appréhender par les différentes méthodologies des études d’opinion.

C’est ainsi peut-être que l’on pourra aider à réarmer une gauche politique qui a subi quelques défaites électorales et idéologiques retentissantes sur le sujet des violences, au point que trop souvent elle n’ose plus aborder le sujet au niveau national, trop sûre d’y être battue, quand elle ne préfère pas l’ignorer pour mieux le stigmatiser comme « politiquement incorrect ».

Faute stratégique majeure, sans aucun doute.

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