Emmanuel Macron et Olaf Scholz viennent de fêter le soixantième anniversaire de la signature du Traité de l’Élysée. À cette occasion, Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse l’état des relations entre Paris et Berlin.
Le 20 janvier 2023, dans l’hémicycle de la Sorbonne, les gouvernements allemand et français ont fêté l’anniversaire de la signature du Traité de l’Élysée, signé à Paris en 1963 par le chancelier allemand, Konrad Adenauer, et le président français, Charles de Gaulle.
Les Allemands étaient représentés par le chancelier Olaf Scholz, son gouvernement au complet, la présidente du Bundestag, les leaders de l’opposition, et plus de 100 députés ; et les Français par le président Emmanuel Macron, la Première ministre Élisabeth Borne et la plupart des membres du gouvernement. S’y ajoutaient des députés de l’Assemblée nationale et des représentants des institutions franco-allemandes.
La cérémonie de la Sorbonne visait à renouer avec l’euphorie des premières années du traité. L’amitié franco-allemande a été présentée comme une coopération vivante, intacte et surtout productive.
Ce traité peut être qualifié de miracle. La France et l’Allemagne montrent depuis six décennies à la communauté mondiale comment deux adversaires ont pu tirer les leçons de leurs terribles guerres et, après l’avoir entraîné dans les abîmes, devenir le moteur d’une Europe prospère et pacifique.
Mais, malgré les similitudes entre les deux pays et leurs intérêts communs, ce sont leurs divergences qui prennent souvent le pas au moment d’évoquer leur relation. De fait, qu’il s’agisse de l’avenir de l’Europe, de la politique étrangère et de sécurité ou de la politique de la culture et de l’éducation, les deux pays ont leurs différences.
L’éternelle incompréhension franco-allemande autour des États-Unis
Les relations entretenues par l’Allemagne avec les États-Unis figurent en bonne place des sujets de crispation et d’incompréhension entre Paris et Berlin. Si l’Allemagne de Konrad Adenauer souhaitait une coopération étroite avec la France, elle désirait simultanément que les États-Unis la protègent contre l’Union soviétique. Mais, dès cette époque, la France de De Gaulle voulait déjà freiner l’influence des États-Unis en Europe.
Pour l’Allemagne, les relations transatlantiques permettaient de lui assurer sa sécurité face à Moscou. Force est de constater que, malgré l’effondrement de l’URSS, les choses ont peu changé depuis. La renaissance de l’impérialisme russe, marquée par la guerre contre l’Ukraine, met en lumière la vulnérabilité de l’Europe et illustre la nécessité du soutien des États-Unis.
Par conséquent, lorsqu’il s’agit de sa sécurité, l’Allemagne a toujours tendance à faire plus confiance aux États-Unis qu’à l’Europe et ses partenaires. Les dernières décisions du gouvernement allemand le montrent bien : c’est auprès des États-Unis que l’Allemagne s’est procurée un nouveau bouclier anti-missile. Plus globalement, sur la question du soutien à l’Ukraine, l’Allemagne d’Olaf Scholz semble plus décidée à s’appuyer sur le gouvernement de Joe Biden et sur l’Otan qu’à miser sur une hypothétique coopération européenne.
Simultanément, la France d’Emmanuel Macron, dans la continuité de ses prédécesseurs, ne cesse de répéter la nécessité d’une Europe souveraine, forte et indépendante des États-Unis.
L’Allemagne prend elle-même de plus en plus conscience que les États-Unis ne seront pas pour toujours un ami proche, prévisible et focalisé sur le sort de l’Europe. De plus en plus préoccupés par leur duel avec la Chine, les Américains ont comme priorité de long terme la recherche de nouveaux partenariats, notamment dans la région du Pacifique. Les années Trump ont déjà explicitement montré que l’Europe, et donc aussi l’Allemagne, ne peuvent pas compter à 100% sur les garanties de sécurité transatlantiques.
Une récente étude d’Ipsos et de la Fondation Heinrich-Böll montre que 89% des Allemands et des Français sont convaincus de la nécessité d’un moteur franco-allemand pour renforcer la sécurité et la défense de l’Europe. Dans ce contexte, une majorité relative constate et déplore une dégradation des relations bilatérales entre la France et l’Allemagne, et ce d’autant qu’une majorité relative des citoyens des deux pays juge la politique de défense et de sécurité et, en conséquence, la crise énergétique comme les sujets prioritaires en matière de coopération entre les deux pays. L’actualité l’exige et les populations le demandent : quand bien même il s’agit là du talon d’Achille de leur relation, Paris et Berlin doivent se saisir ensemble du sujet de la sécurité européenne.
Remettre l’apprentissage de nos langues respectives au cœur de l’amitié franco-allemande
L’idée que le traité de l’Élysée a contribué à rapprocher les sociétés des deux pays est une chimère : c’est d’abord l’apprentissage et la connaissance de leur langue respective. Or, il faut faire face à un triste constat : les Français et les Allemands parlent de moins en moins la langue de leurs voisins.
L’Office fédéral de la statistique (Destatis) a publié, à l’occasion de la commémoration de la signature du traité de l’Élysée, une enquête sur l’apprentissage de la langue française en Allemagne. Il en ressort ainsi que de moins en moins d’écoliers en Allemagne apprennent le français comme langue étrangère. Durant l’année scolaire 2021-2022, c’était le cas de 1,29 million d’élèves sur 8,44 millions, soit 15,3%. Il s’agit du taux le plus faible depuis l’année scolaire 1994-1995 (15,1%). Les chiffres en France sont plus inquiétants encore : selon le journal Les Échos, en 1995, plus de 600 000 élèves apprenaient l’allemand comme première langue. Ils n’étaient que 231 000 en 2015, et seulement 147 000 en 2021.
L’école et les associations ne sont pas considérées comme les principaux moteurs de l’amitié franco-allemande. Selon l’étude Ipsos, seulement 13% des Allemands et un peu plus de 18% des Français voient l’école comme la source principale de l’amitié franco-allemande. Il n’est donc pas surprenant que les acteurs politiques soient perçus comme les principaux promoteurs du couple franco-allemand : 61% des Français et 73% des Allemands pensent que les dirigeants politiques jouent le plus grand rôle dans la coopération entre les deux pays.
Une union franco-allemande en question ?
Dans ce contexte, les festivités organisées à la Sorbonne constituaient un véritable miroir de l’état actuel de la coopération entre les deux pays.
Pour aller au-delà de ce spectacle mis en scène par et pour les hommes politiques des deux rives du Rhin, on aurait pu souhaiter que les deux pays donnent un peu plus de substance et de chaire à cette journée en initiant partout sur leur territoire des manifestations culturelles, des événements sportifs et des rencontres entre les sociétés civiles des deux pays. Paris et Berlin ont orchestré un colloque politique : il aurait fallu organiser une fête populaire.
Désormais, place au réel et à ce que le chancelier Olaf Scholz a nommé la « machine du compromis ». Même si quelques associations et clubs de réflexions, à l’image de l’Association pour un état fédéral franco-allemand, le définissent toujours comme un de leurs objectifs ultimes, le rêve de voir l’amitié franco-allemande se développer à l’avenir en une union franco-allemande est bien loin.
Avant de rêver, il importe de consolider les bases et de solidifier autant que possible une amitié franco-allemande qui ne va pas de soi. Pour ce faire, il ne faut surtout pas tenter de dissimuler les problèmes bien réels qui vont continuer à jalonner notre histoire commune. Il faut au contraire les anticiper, les expliquer, et les discuter. Il a fallu beaucoup de travail pour permettre au couple franco-allemand d’atteindre les soixante ans, mais ce travail n’est pas fini : malgré cet âge avancé, la retraite n’est pas pour tout de suite.