Le 21 janvier 1924 mourait Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine, leader de la révolution russe d’octobre 1917, devenu depuis le chef du gouvernement soviétique et président du Conseil des commissaires du peuple. À l’occasion du centenaire de sa mort, l’historienne Adeline Blaszkiewicz-Maison revient sur ses relations avec les socialistes français et sur leurs réactions ambivalentes face à cette disparition.
La nouvelle du décès de Lénine est diversement commentée au sein de la gauche française. Depuis le congrès de Tours de décembre 1920, le mouvement socialiste est en effet divisé entre une SFIC (futur PCF) qui a rejoint l’Internationale communiste, fondée à Moscou en mars 1919, et la « vieille maison » socialiste – la SFIO – qui refuse de « courir l’aventure » aux côtés des bolchéviques d’après les termes de Léon Blum, qui en devient alors l’un des leaders. Tandis que les communistes glorifient l’héritage du « génie de la révolution » dans L’Humanité, les socialistes, tout en rendant hommage à celui qui « dans toute sa grandeur [incarne] le destin révolutionnaire de la Russie depuis 19171Nicole Racine, « La SFIO devant le bolchevisme et la Russie soviétique (1921-1924) », Revue française de science politique, vol. 21, n°2, 1971, pp. 281-315. », dressent un portrait nettement plus nuancé du régime soviétique et du bolchévisme, sans pour autant nier l’apport majeur de Lénine à l’histoire des révolutions.
Les réactions des socialistes face à la mort de Lénine disent tout de la position ambivalente de la SFIO à l’égard du bolchévisme russe, d’une part, et face au communisme français, d’autre part, qui la concurrence largement sur sa gauche.
Lénine vu par les socialistes français à l’aune du débat sur le bolchévisme
Les débats sur la nature du bolchévisme russe et sur sa place dans la tradition politique socialiste établie depuis le XIXe siècle ne datent pas de 1924. Lorsqu’a lieu l’insurrection du 25 octobre 1917, entraînant la prise du pouvoir par les bolchéviques menés par Lénine, c’est d’abord à l’aune de ses conséquences pour la France en guerre que les socialistes, à l’image de l’opinion publique française, analysent l’événement. Ainsi, la proposition des bolchéviques de paix « à tous les gouvernements et à tous les peuples », impliquant la possibilité d’une paix séparée avec l’Allemagne, pose un défi au socialisme européen, sommé de se positionner face au bolchévisme. La position des socialistes est donc d’emblée teintée d’ambivalence. S’ils ne souscrivent pas aux fantaisies antibolchéviques que l’on trouve par exemple dans les articles du Matin qui voit dans les menées révolutionnaires de Lénine un « complot […] fixé d’avance par l’Allemagne2Serge Berstein et Jean-Jacques Becker, Histoire de l’anticommunisme en France, tome 1 : 1917-1941, Paris, Olivier Orban, 1987, p. 21. », les socialistes ne font pas montre pour autant d’un enthousiasme débordant et unanime face au début de cette nouvelle expérience révolutionnaire, dont ils savent par ailleurs peu de chose. À cet égard, une poignée de militants de la gauche du parti fait exception, qui a commencé à remettre en cause le soutien que la SFIO apporte à l’Union sacrée et exprime sa solidarité nette avec les bolchéviques. C’est le cas par exemple de Pierre Brizon, qui a rencontré Lénine lors de la conférence socialiste contre la guerre organisée à Kiental en Suisse en avril 1916. En 1918, le militant socialiste français lance La Vague, hebdomadaire critique de la gauche de la SFIO, qui consacre son quatrième numéro au portrait de Lénine et ne cesse de fustiger l’antibolchévisme ambiant comme une réaction typiquement bourgeoise, hostile à un mouvement d’émancipation du prolétariat. Au sein même de cette tendance, d’autres s’inquiètent du sectarisme des compagnons de Lénine et auraient souhaité l’alliance des bolchéviques avec les autres courants du socialisme. En janvier 1918, la dissolution de l’Assemblée constituante est globalement mal reçue par les socialistes de toutes tendances. Une figure de la gauche de la SFIO, futur leader communiste, comme Charles Rappoport, condamne le fait que « la garde rouge de Lénine-Trotski a fusillé Karl Marx3Julien Chuzeville, Un court moment révolutionnaire. La création du Parti communiste en France (1915-1924), Paris, Libertalia, 2017, p. 104. ».
Cette critique ne va cependant pas aussi loin que celle que développent des personnalités de la droite du parti qui vont jusqu’à affirmer l’extériorité du bolchévisme par rapport à la tradition socialiste européenne. Dans une controverse célèbre de la fin de l’année 1918 au sujet de l’expédition militaire alliée en Russie, Albert Thomas, qui défend celle-ci contre la majorité du parti, exhorte ses camarades à choisir entre bolchévisme et socialisme. Le député de la Seine, qui a été sous-secrétaire d’État puis ministre de l’Armement de mai 1915 à septembre 1917, est l’un des socialistes les plus critiques du bolchévisme russe, opinion qu’il diffuse largement dans la presse et en particulier dans les colonnes de L’Humanité. Le 8 novembre 1918, il y écrit : « Ou Wilson ou Lénine. Ou la démocratie née de la révolution française, fortifiée par les luttes de tout un siècle, développée par la grande République des États-Unis ou bien les formes primitives, incohérentes, brutales du fanatisme russe. Il faut choisir4Albert Thomas, « Bolchévisme ou socialisme », L’Humanité, 8 novembre 1918.. »
En face, Léon Blum refuse cette fausse alternative et répond qu’il choisit Jaurès5Léon Blum, « Il faut s’entendre », L’Humanité, 15 novembre 1918.. À un moment où la SFIO se divise sur l’attitude face à la guerre et sur la révolution russe dont l’exemple séduit une part croissante des militants, l’habile réponse de Léon Blum, qui brandit le souvenir unanime du tribun assassiné à la veille de la guerre, lui permet de contrebalancer la radicalité des propos d’Albert Thomas qui condamnait alors une partie des militants en les plaçant hors de la famille socialiste. Ainsi, dans les mois qui suivent la révolution bolchévique, quand les socialistes évoquent Lénine dans leurs débats, c’est pour exprimer des positions qui vont de la solidarité au rejet à l’égard du bolchévisme, expérience politique qui vient bouleverser le paysage socialiste européen.
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Abonnez-vousLénine, personnification de la révolution russe
Avec la formation, à Moscou, de l’Internationale communiste (IC) en mars 1919, entendant bien remplacer l’Internationale socialiste qui a failli dans sa mission internationaliste et révolutionnaire en 1914, les socialistes français sont encore plus urgemment sommés de prendre position face au bolchévisme. La scission entérinée lors du congrès de Tours des 25-30 décembre 1920 est donc la conséquence du débat sur l’opportunité de l’adhésion de la SFIO aux vingt-et-une conditions de l’IC. Si le choix final d’une majorité des délégués était en réalité connu à l’avance (à l’exception notable du pacifiste Jean Longuet), la scission fut néanmoins accélérée par l’arrivée le 28 décembre 1920 du fameux « télégramme Zinoviev », qui s’en prenait violemment à Longuet et à son groupe dépeints en « agents déterminés de l’influence bourgeoise sur le prolétariat », des accusations redoublées par Clara Zetkin qui qualifia Longuet de « réformiste opportuniste » et qui reprennent des positions formulées par Lénine quelques mois auparavant. Dès le printemps 1920, Lénine affirmait en effet que « les longuettistes sont restés en réalité les réformistes d’autrefois, couvrant leur réformisme de mots empruntés au vocabulaire révolutionnaire […]. Avec des chefs comme ceux-ci, le prolétariat ne pourra jamais réaliser sa dictature6Cité par Jean-Louis Panné, « Tours, une majorité à l’exception de “?” », dans Véronique Fau-Vincenti, Frédérick Genevée et Éric Lafon (dir.), Aux alentours du congrès de Tours. Scission du socialisme et fondation du Parti communiste, Montreuil, Musée de l’histoire vivante, 2020, p. 86. ». Malgré les attaques continues de Lénine contre la faiblesse des partis sociaux-démocrates européens qui auraient trahi leur véritable mission révolutionnaire, l’antibolchévisme que l’on observe, avec des différences de degré, chez les socialistes français n’a jamais été un antiléninisme. Lénine était incontestablement un théoricien politique et un révolutionnaire reconnu et connu directement de certains militants français qui l’avaient croisé lors de son exil en France entre 1909 et 1911. Lénine y avait en effet rencontré Paul Lafargue, Jules Guesde et même Jean Longuet ; les deux hommes avaient vécu à proximité du parc Montsouris, dans le 14e arrondissement. À quelques mois du congrès de Tours et malgré les tensions croissantes, Jean Longuet voyait encore en Lénine un authentique révolutionnaire, dont il saluait « ses longues années de dévouement7Gilles Candar, Jean Longuet (1876-1938). Un internationalisme à l’épreuve de l’histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 158. », et plus encore un « homme d’État extrêmement souple et intelligent8Ibid., p. 200. » qui saurait prendre conscience de la nécessité de préserver l’unité des partis sociaux-démocrates européens sous la bannière d’une Internationale rénovée. En octobre 1920, même un homme comme Pierre Renaudel, figure de la majorité de guerre, à la tête de la tendance droitière du parti « La vie socialiste », très hostile au bolchévisme et à l’IC, affirmait devant ses camarades de la Fédération de la Seine avoir « de l’estime pour Lénine », mais « que du mépris pour Zinovieff (sic)9AN F7/16001. Archives de surveillance policière, dossier Pierre Renaudel. Note du 25 octobre 1920 sur le congrès extraordinaire des quatre groupes de la XXe section de la Fédération socialiste de la Seine. ». Après l’épisode du télégramme appelant aux épurations nécessaires lors du congrès de Tours, c’est bien Grégori Zinoviev, alors à la tête de l’IC, qui incarne aux yeux des socialistes français l’intransigeance, la brutalité, voire l’autoritarisme de Moscou à l’égard de la SFIO et plus généralement à l’égard des partis socialistes européens10Nicole Racine, « La SFIO devant le bolchévisme et la Russie soviétique (1921-1924) », art. cité, 1971, p. 294.. Dans Le Populaire, nouvel organe de presse de la SFIO depuis que L’Humanité est devenue celui de la SFIC, on ne cesse de fustiger le « machiavélisme enfantin11André Pierre, « Les bolchéviques et le front unique du prolétariat. Les “manœuvres” de Zinoviev », Le Populaire, 11 février 1922. » de Zinoviev. Jean Longuet lui-même s’en prend aux « fanatiques de la Troisième Internationale de Zinoviev12Jean Longuet, « La politique étrangère de la Russie des Soviets », Le Populaire, 29 septembre 1921. », mais Lénine se trouve relativement épargné sous sa plume. Autrice d’une étude portant sur la SFIO devant le bolchévisme de 1921 à 1924 à partir des articles du Populaire, l’historienne Nicole Racine a bien montré que Lénine bénéficie d’une forme d’impunité bienveillante qui tient au fait qu’il personnifie à lui seul la révolution russe, dont les socialistes français dans leur ensemble ne nient pas l’audace, ni la nécessité, mais dont ils critiquent les excès13Nicole Racine, « La SFIO devant le bolchévisme et la Russie soviétique (1921-1924) », art. cité, 1971, p. 315.. Les décisions politiques de Lénine sont ainsi suivies de près par les socialistes français qui, de manière symptomatique, approuvent la mise en place de la Nouvelle Politique économique (NEP) en 1921. Ils y voient le signe de la sagesse et du réalisme économique de Lénine qui, reconnaissant l’échec de la politique économique déployée jusque-là, opère un repli stratégique qui devra permettre de rallier la paysannerie en révolte à la cause de la révolution et de redresser le pays alors dans une situation économique catastrophique14Ibid., p. 304.. Sophie Cœuré a également bien montré que la SFIO fait le choix de critiquer le « bolchévisme » pour bien le distinguer du socialisme théorisé par Karl Marx dont ils se revendiquent les héritiers en France. Ainsi, « la SFIO épargne Lénine présenté comme sage et réaliste, alors que les socialistes russes témoins des conditions de la prise du pouvoir le présentent comme un démagogue immoral15Sophie Cœuré, La grande lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique, 1917-1939, Paris, Seuil, 1999, p. 105. ».
L’image de Lénine qui se construit chez les socialistes français dans les quatre années qui précèdent sa mort dit bien tout de l’ambiguïté des positions doctrinales d’un parti grandement affaibli depuis la scission et alors en pleine reconstruction. Pour une formation politique qui continue de se revendiquer du marxisme et de la révolution, mais qui se trouve largement concurrencée sur sa gauche par une SFIC qui se présente comme une force de « régénération16Romain Ducoulombier, Camarades ! La naissance du Parti communiste en France, Paris, Perrin, 2010. » de l’idéal révolutionnaire, épargner Lénine – qui ne ménage cependant pas ses attaques contre les sociaux-démocrates et les réformistes de tous poils –, c’est épargner l’entreprise révolutionnaire russe que l’auteur des « Thèses d’avril » incarne plus que quiconque.
La mort de Lénine vue par les socialistes français
La mort de Lénine le 21 janvier 1924 vient ainsi confirmer cette image déjà presque sacralisée du révolutionnaire russe. Il faut dire qu’à cette date, Lénine n’était plus que l’ombre de lui-même. Ayant subi une énième attaque cérébrale en mars 1923 l’ayant paralysé du côté droit, il avait alors été écarté du pouvoir. S’ouvre une lutte de pouvoir entre deux personnalités : d’un côté, Joseph Staline, alors secrétaire général du Parti communiste, et Léon Trotski, ami de longue date de Lénine, alors commissaire du Peuple pour les affaires militaires et navales de l’URSS. Si Lénine n’a pas explicitement désigné de successeur, il a, quelques mois avant sa mort, rédigé une série de notes, parfois qualifiées de « testament politique », dans lesquelles il recommandait au Politburo de mettre à l’écart du pouvoir Staline, jugé « trop brutal, grossier et manipulateur », d’après une formule prémonitoire restée célèbre. Si cette rivalité de pouvoir est retracée dans les grandes lignes dans la presse française, les notes de Lénine restent pour l’heure confidentielles et les communistes français entendent d’ailleurs en limiter largement la diffusion17Ibid., p. 348..
La nouvelle du décès de Lénine commence à être connue en France à partir du 23 janvier 1924. La comparaison des unes de L’Humanité et du Populaire est éclairante. La nouvelle est d’ailleurs survenue au beau milieu du congrès de la SFIC, alors réuni à Lyon, suscitant émotion et consternation18Ibid.. Le 23, L’Humanité consacre un vibrant hommage au « génie de la révolution19« Le génie de la révolution. Lénine », L’Humanité, 23 janvier 1924. » dans une première page intégralement consacrée à Lénine et flanquée de son portrait. L’article principal est écrit par Marcel Cachin, qui avait fait le voyage en Russie aux côtés de Ludovic-Oscar Frossard en 1920 et avait été l’un des artisans du ralliement à l’IC. Le directeur de L’Humanité dresse une véritable oraison funèbre. Du 23 au 30 janvier, chaque une de L’Humanité est consacrée à cette nouvelle : les obsèques de Lénine sont précisément relatées aux côtés d’articles analysant son œuvre politique et d’articles de sa plume.
Le ton du Populaire est plus sobre, mais la nouvelle du décès du chef du gouvernement occupe également la une du quotidien socialiste le 23 janvier. Dans les jours suivants, le reste de l’actualité française et internationale reprend sa place en une du journal, qui se contente de publier quelques encarts sur les causes de la mort de Lénine le 24, sur les manifestations des communistes à Saint-Denis en hommage à Lénine le 28. Le 29, les obsèques de Lénine sont cependant reléguées en troisième page dans un article essentiellement informatif. Début février 1924, le congrès du Parti socialiste réuni à Marseille votera une motion d’hommage à Lénine.
Le journaliste chargé de rédiger la nécrologie est André Pierre, normalien agrégé de lettres, qui a rejoint l’équipe du Populaire après la scission de Tours. Membre de la Société des amis du peuple russe, un temps professeur à l’Institut français de Saint-Pétersbourg, il est un bon connaisseur de la Russie et des questions russes qu’il chronique régulièrement dans le Populaire. Proche de Pierre Brizon et de Boris Souvarine, à l’origine du Bulletin communiste, il est également le traducteur de Maxime Gorki, un temps proche de Lénine avant d’en critiquer les penchants autoritaires. Si André Pierre est un observateur critique de la Russie, il ne peut donc pas être qualifié d’antibolchévique fervent. Il finira d’ailleurs sa carrière de journaliste au début des années 1960 en s’affirmant « antistalinien » mais pas « antisoviétique »20Voir la notice de Pierre André, par Jean-Louis Panné, sur le site de Maitron, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 8 avril 2016..
Le ton de l’article est donc d’abord celui de l’hommage teinté de respect : « Devant ce cadavre de l’homme qui, après Marx et Jaurès, a joué un rôle capital dans l’histoire du socialisme international, qui a imprimé un cours nouveau à la vie de son pays et à celle de l’Europe, nous ne pouvons en ce moment que nous incliner et taire nos divergences, nos rancunes, notre hostilité, disons le mot, à l’égard de celui qui fut le grand diviseur du mouvement ouvrier dans le monde21André Pierre, « Lénine est mort », Le Populaire, 23 janvier 1924.. »
André Pierre dresse ensuite un portrait kaléidoscopique de Lénine, à la fois « épouvantail des gouvernements capitalistes » et « grand théoricien et grand homme d’État ». La suite de l’article illustre l’ambivalence déjà signalée des socialistes face à la Russie soviétique. Le journaliste s’interroge en effet sur la nature du pouvoir de Lénine et du régime qu’il a mis sur pied : « Le dictateur qui du Palais de Kremlin dirigea la Russie avec une autorité plus autocratique que le plus puissant des tsars sera-t-il considéré comme un grand réformateur ou comme un fléau néfaste ? Aura-t-il lancé la vieille Russie féodale sur des voies nouvelles ? Aura-t-il au contraire par la brutalité de sa domination, par la constitution d’une espèce de caste oligarchique, retardé l’évolution politique des millions de moujiks et d’ouvriers qu’il prétendait émanciper ? »
Si la nature du bolchévisme pose donc question, la qualité d’homme d’État de Lénine, elle, ne fait pas l’ombre d’un doute : le courage de Lénine qui sut contraindre le Soviet à signer le traité de Brest-Litovsk en mars 1918 est loué, de même que sa lucidité au moment de la mise en œuvre de la NEP en 1921 pour sortir le pays de la tragédie et de la famine. Comme souvent chez les intellectuels français, la comparaison avec la révolution française n’est jamais loin. Ainsi, André Pierre affirme, avec une grande justesse : « On portera sur lui des jugements divers et passionnés, comme on l’a fait chez nous pour un Danton et pour un Robespierre, pour tous les chefs de notre Révolution. »
Avec un siècle de recul et des dizaines de publications sur Lénine, actualisées par la découverte de nouvelles archives et ravivées à l’occasion du centenaire de la révolution russe en 2017, on ne peut que constater le caractère prémonitoire de l’assertion : alors qu’il est tantôt dépeint en génial précurseur du combat écologiste de demain22Andreas Malm, La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique, Paris, La Fabrique, 2020., tantôt décrit en funeste « inventeur du totalitarisme23Stéphane Courtois, Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Paris, Perrin, 2017. », l’étude de l’action politique de Lénine, tout comme celle de Robespierre, n’en finit pas de nourrir la controverse historienne tout comme la polémique politique.
En janvier 1924, c’est cependant plutôt l’avenir de la Russie, après la mort du grand chef qui a réussi à incarner une forme de stabilité, qui inquiète les socialistes, comme le reste de l’opinion publique française et son gouvernement. Les successeurs potentiels de Lénine ne trouvent pas grâce aux yeux d’André Pierre : « Devant lui, les Trotsky, les Krassine, les Zinoviev, les Kamenev pâlissent. » Staline n’est pas mentionné dans l’article : les intrigues de pouvoir qui ont alors lieu en Russie font l’objet de spéculation, car la situation russe demeure largement difficile à connaître précisément.
Socialistes observateurs et témoins
Peu sont d’ailleurs les socialistes qui ont été témoins des débuts du régime soviétique et plus encore des derniers mois du régime de Lénine24Noëlline Castagnez, Socialistes en République. Les parlementaires SFIO de la IVe République, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 235.. Le pays s’est largement replié depuis 1918 et il faut rappeler qu’il faut attendre encore quelques mois pour que la France reconnaisse officiellement la Russie soviétique, par une décision du président du conseil du Cartel des gauches d’octobre 1924, le radical Édouard Herriot. Depuis 1917, bon nombre de socialistes ont cherché à se renseigner sur la réalité du régime soviétique. Certains font feu de tout bois pour essayer d’obtenir les informations les plus précises possible. Les archives de Pierre Renaudel, socialiste très critique du marxisme qui incarne l’aile droite de la SFIO avant de rejoindre les « néo-socialistes » au début des années 1930, montrent une véritable obsession pour le bolchévisme, la Russie et son avenir après la mort de Lénine, qui se traduit par une collecte assez abondante de documentation : articles de presse de tous bords française, mais aussi étrangère et notes thématiques sur la situation sociale russe, en particulier celles des paysans25Archives de la Fondation Jean-Jaurès. Fonds Pierre-Renaudel. 19 FP. Dossiers 46-001, 25-003, 46 003 (cotes provisoires).. Une obsession dont on sait qu’elle se traduit par un antibolchévisme fervent que partage un homme comme Albert Thomas.
Tout antibolchévique qu’il fût, ce dernier a été pendant longtemps l’un des socialistes les mieux informés de la situation russe : après un voyage effectué dans la Russie entre deux révolutions entre avril et juin 191726Adeline Blaszkiewicz-Maison, Albert Thomas, un ministre socialiste dans la Russie entre deux révolutions (avril-juin 1917), Fondation Jean-Jaurès, 11 mai 2017., il dispose depuis d’informateurs restés sur place, à commencer par le lieutenant et avocat Jacques Sadoul, membre de la mission militaire française en Russie, en rupture avec son commandement pour ses positions pro-bolchéviques27Jacques Sadoul, Notes sur la révolution bolchévique : octobre 1917-janvier 1919, Paris, François Maspéro, 1971.. Depuis le Bureau international du travail de Genève qu’il dirige depuis 1919, Albert Thomas met sur pied une section des affaires russes qui entreprend des enquêtes sur la situation socio-économique russe et dispose d’une abondante documentation. Érigé en ennemi du prolétariat pour ses positions réformistes, Albert Thomas devra attendre 1928 pour effectuer un voyage à Moscou, à l’occasion duquel il se rendra – passage incontournable – au mausolée de Lénine qui lui semblera « bien modeste, presque médiocre28Albert Thomas, À la rencontre de l’Orient. Notes de voyage, 1928-1929, Genève, Société des amis d’Albert Thomas, 1959, p. 27. ». À notre connaissance, un seul (futur) jeune militant socialiste français put assister au transfert du corps de Lénine au mausolée de la place Rouge : il s’agit de Jules Moch, alors jeune polytechnicien, entré à la Société d’équipement des voies ferrées en 1921 et qui avait appris le russe et voyagé dans les États baltes avant de venir s’installer trois mois à Moscou au début de l’année 192429Noëlline Castagnez, Socialistes en République. Les parlementaires SFIO de la IVe République, op. cit., 2004, p. 251.. Le jeune Français assiste donc à l’acte fondateur de la « Léniniana », c’est-à-dire la « diffusion urbi et orbi de l’image de Lénine », qui perdurera jusqu’en 199130Alexandre Sumpf, Lénine, Paris, Flammarion, 2023, pp. 495-496.. Dans ses mémoires et écrits, il fait le récit édifiant d’une « cérémonie sans aucune commune mesure avec nulles autres funérailles, que fut le transfert du corps de Lénine dans le mausolée de la place Rouge31Jules Moch, Rencontres avec… Léon Blum, Paris, Plon, 1970, pp. 20-21. ». Il décrit « une foule immense, immobile des heures dans le froid glacé, la buée se condensant en nuage au-dessus des têtes… Ici, des paysans chantent des cantiques ; là, ils portent des icônes, avec veilleuses allumées sous le portrait de Lénine… Pleurs et gémissements non feints. Lénine reposera seul dans le Mausolée de 1924 à 1953 ; puis Staline restera trois ans à ses côtés, avant sa dégradation posthume de 1956. Les visiteurs (non privilégiés comme le sont les étrangers) attendront des heures leur tour de contempler ces momies32Ibid. Si la déstalinisation commence en 1956 avec le XXe congrès du PCUS, c’est en réalité en 1961 que Staline quitte le mausolée pour être enterré derrière, dans le mur du Kremlin.. »
Jules Moch revient de son séjour dans la Russie post-Lénine avec une étude assez fouillée et plutôt bienveillante sur la Russie des Soviets, publiée en 192533Jules Moch, La Russie des Soviets, Paris, L’Île de France, 1925.. Néanmoins, il écrira dans ses mémoires être rentré de Russie avec un profond rejet de la dictature du prolétariat à la soviétique, devenue, d’après ses mots, une « dictature sur le prolétariat34Jules Moch, Rencontres avec… Léon Blum, Paris, op. cit., 1970, pp. 20-21. ». Et de conclure son récit : « Mon séjour à Moscou m’a définitivement écarté du communisme : je rentre en France socialiste35Jules Moch, Une si longue vie, Paris, Robert Laffont, 1976, p. 51.. »
Le futur militant socialiste – il prendra sa carte à la SFIO en octobre 1924 –, qui affichera ses positions anticommunistes et antistaliniennes pendant la guerre froide, ne dénote pourtant pas par rapport à l’image que la SFIO se fait de la Russie et de Lénine en particulier. Dans son étude sur la Russie des Soviets, il écrit ainsi qu’« il faut rendre justice aux chefs communistes qui sont d’extraordinaires travailleurs, donnant leurs audiences à toute heure du jour et de la nuit, méthodiques et précis dans leurs réalisations et leurs programmes d’ensemble, autant que rêveurs dans leur lointain idéal marxiste36Jules Moch, La Russie des Soviets, op. cit., 1925, pp. 132-133. ».
Et d’affirmer : « Certains d’entre eux sont plus que des organisateurs : destructeurs d’une société, Lénine a été le plus formidable manieur d’hommes du siècle. Si la mort a arrêté sa besogne de reconstruction, il n’en restera pas moins, dans le recul de l’Histoire, un écrivain puissant, un penseur et un novateur comme l’Humanité en a peu connus37Ibid.. »
À l’image de ses camarades, il s’inquiète de l’avenir de la Russie plongée dans une guerre de succession. Dans l’analyse de celle-ci, ce n’est pas l’entreprise révolutionnaire elle-même qui est remise en cause par les socialistes français, mais bien plus l’évolution du régime désormais privé de son plus éminent chef. Deux mois après la mort de Lénine, Le Populaire publie un article de Theodor Dan qui s’inquiète que la « crise de la dictature bolchéviste » amène à la mise en place d’un « régime bonapartiste », une issue qui « serait naturellement très triste pour les travailleurs russes [qui] seraient rejetés en arrière et devraient de nouveau résoudre le problème d’émancipation politique qui semblait être résolu par la révolution de 191738Theodor Dan, « La crise de la dictature bolcheviste », Le Populaire, 1er juin 1924. ».
Conclusion
À la mort de Lénine en 1924, les socialistes français sont quasiment unanimes pour saluer les qualités d’homme d’État du leader incontesté de la révolution bolchévique. Dans le contexte de concurrence avec la SFIC depuis la scission de Tours, épargner Lénine revient à épargner la révolution d’octobre 1917 et ainsi réaffirmer la vocation révolutionnaire d’un parti largement concurrencé sur sa gauche. Critiques du bolchévisme comme régime politique capable d’excès et de dérives antidémocratiques qu’ils ne manquent pas de dénoncer, les socialistes ne développent cependant pas un antiléninisme à l’image de l’antistalinisme qu’ils porteront – avec d’autres – dans le contexte bien différent de la guerre froide. À l’image du reste de l’opinion publique et des responsables politiques français, les socialistes s’inquiètent des conséquences de la mort de Lénine sur l’avenir politique de la puissance soviétique et, par conséquent, sur l’ordre géopolitique européen. Leur quête tous azimuts d’informations sur la Russie dit aussi beaucoup d’une période particulière de l’histoire soviétique dont les frontières restent encore largement fermées et dont le régime, encore mal connu, fait l’objet de nombreux fantasmes. Comme le résume alors le jeune Jules Moch : « L’avenir peut réserver beaucoup de surprises39Jules Moch, La Russie des Soviets, op. cit., 1925, p. 56.. »
- 1Nicole Racine, « La SFIO devant le bolchevisme et la Russie soviétique (1921-1924) », Revue française de science politique, vol. 21, n°2, 1971, pp. 281-315.
- 2Serge Berstein et Jean-Jacques Becker, Histoire de l’anticommunisme en France, tome 1 : 1917-1941, Paris, Olivier Orban, 1987, p. 21.
- 3Julien Chuzeville, Un court moment révolutionnaire. La création du Parti communiste en France (1915-1924), Paris, Libertalia, 2017, p. 104.
- 4Albert Thomas, « Bolchévisme ou socialisme », L’Humanité, 8 novembre 1918.
- 5Léon Blum, « Il faut s’entendre », L’Humanité, 15 novembre 1918.
- 6Cité par Jean-Louis Panné, « Tours, une majorité à l’exception de “?” », dans Véronique Fau-Vincenti, Frédérick Genevée et Éric Lafon (dir.), Aux alentours du congrès de Tours. Scission du socialisme et fondation du Parti communiste, Montreuil, Musée de l’histoire vivante, 2020, p. 86.
- 7Gilles Candar, Jean Longuet (1876-1938). Un internationalisme à l’épreuve de l’histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 158.
- 8Ibid., p. 200.
- 9AN F7/16001. Archives de surveillance policière, dossier Pierre Renaudel. Note du 25 octobre 1920 sur le congrès extraordinaire des quatre groupes de la XXe section de la Fédération socialiste de la Seine.
- 10Nicole Racine, « La SFIO devant le bolchévisme et la Russie soviétique (1921-1924) », art. cité, 1971, p. 294.
- 11André Pierre, « Les bolchéviques et le front unique du prolétariat. Les “manœuvres” de Zinoviev », Le Populaire, 11 février 1922.
- 12Jean Longuet, « La politique étrangère de la Russie des Soviets », Le Populaire, 29 septembre 1921.
- 13Nicole Racine, « La SFIO devant le bolchévisme et la Russie soviétique (1921-1924) », art. cité, 1971, p. 315.
- 14Ibid., p. 304.
- 15Sophie Cœuré, La grande lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique, 1917-1939, Paris, Seuil, 1999, p. 105.
- 16Romain Ducoulombier, Camarades ! La naissance du Parti communiste en France, Paris, Perrin, 2010.
- 17Ibid., p. 348.
- 18Ibid.
- 19« Le génie de la révolution. Lénine », L’Humanité, 23 janvier 1924.
- 20Voir la notice de Pierre André, par Jean-Louis Panné, sur le site de Maitron, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 8 avril 2016.
- 21André Pierre, « Lénine est mort », Le Populaire, 23 janvier 1924.
- 22Andreas Malm, La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique, Paris, La Fabrique, 2020.
- 23Stéphane Courtois, Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Paris, Perrin, 2017.
- 24Noëlline Castagnez, Socialistes en République. Les parlementaires SFIO de la IVe République, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 235.
- 25Archives de la Fondation Jean-Jaurès. Fonds Pierre-Renaudel. 19 FP. Dossiers 46-001, 25-003, 46 003 (cotes provisoires).
- 26Adeline Blaszkiewicz-Maison, Albert Thomas, un ministre socialiste dans la Russie entre deux révolutions (avril-juin 1917), Fondation Jean-Jaurès, 11 mai 2017.
- 27Jacques Sadoul, Notes sur la révolution bolchévique : octobre 1917-janvier 1919, Paris, François Maspéro, 1971.
- 28Albert Thomas, À la rencontre de l’Orient. Notes de voyage, 1928-1929, Genève, Société des amis d’Albert Thomas, 1959, p. 27.
- 29Noëlline Castagnez, Socialistes en République. Les parlementaires SFIO de la IVe République, op. cit., 2004, p. 251.
- 30Alexandre Sumpf, Lénine, Paris, Flammarion, 2023, pp. 495-496.
- 31Jules Moch, Rencontres avec… Léon Blum, Paris, Plon, 1970, pp. 20-21.
- 32Ibid. Si la déstalinisation commence en 1956 avec le XXe congrès du PCUS, c’est en réalité en 1961 que Staline quitte le mausolée pour être enterré derrière, dans le mur du Kremlin.
- 33Jules Moch, La Russie des Soviets, Paris, L’Île de France, 1925.
- 34Jules Moch, Rencontres avec… Léon Blum, Paris, op. cit., 1970, pp. 20-21.
- 35Jules Moch, Une si longue vie, Paris, Robert Laffont, 1976, p. 51.
- 36Jules Moch, La Russie des Soviets, op. cit., 1925, pp. 132-133.
- 37Ibid.
- 38Theodor Dan, « La crise de la dictature bolcheviste », Le Populaire, 1er juin 1924.
- 39Jules Moch, La Russie des Soviets, op. cit., 1925, p. 56.