Alors que le président de l’exécutif corse et celui du législatif de l’île ont rencontré le 24 janvier le Premier ministre Édouard Philippe, le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, et Jacqueline Gourault, en charge du dossier corse, Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach analysent les raisons de la désormais domination électorale des nationalistes.
Au terme d’une campagne relativement atone qui débouchera sur une abstention très importante (47,5%), les nationalistes ont confirmé au-delà de leurs espoirs leur domination électorale et transformer l’essai des législatives de juin 2017 qui les avaient vus remporter trois des quatre circonscriptions corses. La liste Simeoni-Talamoni atteint en effet le score historique de 45,4% au premier tour. Avec ce score frôlant la majorité absolue, les « natios » améliorent de 10 points leurs résultats du second tour des élections régionales de 2015 (35%), qu’ils avaient remportées dans le cadre d’une quadrangulaire. Cette performance est d’autant plus spectaculaire que le tandem Simeoni-Talamoni était concurrencé par une autre liste nationaliste du Rinnovu, emmenée par Paul-Félix Benedetti et qui obtint 6,7% des voix.
Les « natios » écrasent le match et règnent sans partage
Face à ce vote massif en faveur des « natios », les autres listes étaient reléguées très loin derrière. La liste divers droite « corsiste » de Mondoloni a recueilli 15%, coiffant au poteau la liste LR officielle conduite par Valérie Bozzi (12,8%). Il est intéressant de constater que la liste ne revendiquant pas le soutien du parti et affichant une sensibilité régionaliste fit davantage recette que l’autre liste de droite. La liste de La République en marche, emmenée par Charles Orsucci et François Orlandi, ne pointa qu’en quatrième position avec 11,3% des voix. Cet échec venait confirmer, après la présidentielle et la contre-performance des candidats En marche ! aux législatives, que la Corse était ostensiblement rétive au macronisme. Les listes contestataires ne rencontrèrent, quant à elles, aucun écho avec un score de seulement 5,7% pour La France insoumise et de 3,3% pour le FN, qui ne retrouvait ainsi qu’un électeur de Marine Le Pen sur neuf du premier tour de la présidentielle.
Au premier tour, la liste nationaliste écrase le match
Si les « natios » ont bénéficié de la dynamique enclenchée en 2014 avec la conquête de la mairie de Bastia, puis entretenue en 2015 par leur victoire aux régionales et le « carton » des législatives en juin 2017, d’autres paramètres ont également joué. La vision relativement positive de leur action à la tête de la collectivité territoriale depuis deux ans et la division de leurs adversaires ont participé à ce succès électoral. Mais il faut également mentionner l’image personnelle de Gilles Simeoni, figure charismatique associant le dynamisme de son âge à la renommée de son patronyme. La popularité du leader autonomiste surclasse en effet de très loin celle des autres personnalités politiques insulaires, comme en témoigne par exemple l’indicateur du nombre de followers sur Facebook. Sur ce fameux réseau social, Gilles Simeoni ne comptabilise ainsi pas moins de 45 500 abonnés, très loin devant Jean-Guy Talamoni (16 500), Laurent Marcangeli (6 000), Jean-Martin Mondoloni (1 800), Valérie Bozzi (1 300) ou bien encore Jean-Charles Orsucci (900).
Dernier ingrédient parmi d’autres de cette victoire, les « natios » apparaissent aujourd’hui, d’après de nombreux observateurs locaux, comme la seule formation politique disposant d’une véritable force militante. On estime ainsi à 1 500 le nombre de militants ou de sympathisants actifs sur lesquels les « natios » ont pu s’appuyer pour mener une campagne de terrain tandis que les autres listes n’ont pas été en capacité de quadriller le territoire. Forte de cette machine militante et de son audience dans la jeunesse corse, la liste Pè a Corsica (« Pour la Corse ») a pu organiser une série de meetings rassemblant un public nombreux dans une ambiance assez survoltée. Ces rassemblements se sont multipliés dans la dernière période de la campagne avec des meetings le 22 novembre à Ghisonaccia, le 24 à Vico, le 27 à Ajaccio, le 29 à Porto-Vecchio, le 30 à Bastia (devant 2 000 personnes) et le 1er décembre à Corte. Cette stratégie de campagne a nourri la dynamique et a donné l’image d’une vague puissante que rien ne pouvait arrêter.
Comme le montre le graphique précédent, l’avance des « natios » sur leurs concurrents était telle (30 points d’écart avec la liste Mondoloni) que l’option, un moment envisagée par certains, de la constitution d’un « front républicain » rassemblant les deux listes de droite et la liste macroniste pour faire barrage aux nationalistes tomba d’elle-même au soir du premier tour. Non seulement une telle initiative aurait été complètement considérée comme étant politicienne et s’apparentant à une basse manœuvre pour s’opposer à la volonté exprimée par une majorité d’électeurs, mais elle n’aurait eu aucune chance de fonctionner, les élections législatives ayant montré qu’une partie des électeurs de droite et macroniens préféraient voter au second tour pour les nationalistes plutôt que se reporter sur le camp adverse.
La droite comme le parti présidentiel n’ont ainsi pas pu s’opposer à une lame de fond qui a porté les nationalistes. Ces derniers ont manifestement su gagner à leur cause un nombre croissant de Corses. L’audience électorale cumulée des différents partis et listes se revendiquant de cette famille de pensée plafonnait autour de 15% dans les années 1990 et 2000 avant d’atteindre l’étiage de 30% à partir de 2010 puis de franchir symboliquement la barre des 50% cette année.
1992 – 2017 : la montée en puissance du vote nationaliste…
Cette montée en puissance, opérée en vingt ans, témoigne des efforts menés par cette mouvance pour gagner la bataille culturelle et diffuser ses idées et sa vision. Cela s’explique également, comme vu précédemment, par une dislocation des forces politiques traditionnelles sur la même période mais aussi par un renouvellement générationnel avec l’arrivée sur la scène électorale de tranches d’âge plus jeunes, dans lesquelles le discours des « natios » est dominant. On constate ainsi que moins la population d’une commune est âgée, plus les nationalistes ont enregistré des scores importants lors de ce scrutin. Le graphique suivant met également en évidence une corrélation positive entre la proportion d’électeurs de moins de 65 ans et le score de la liste Mondoloni, qui défendait un programme régionaliste. La génération la plus âgée, à l’inverse, apparaît beaucoup plus hermétique à ces orientations et plus acquise à la droite classique. La liste Bozzi voit ainsi son score augmenter significativement avec le poids des seniors dans la population communale. Hormis les divisions endémiques de la droite insulaire, cette dernière est également handicapée par le vieillissement de sa base électorale, à l’inverse des nationalistes.
… liée en partie au renouvellement générationnel
Si les générations les plus jeunes ont constitué le cœur de l’électorat « natio », le tandem Simeoni-Talamoni a bénéficié d’une assise électorale bien plus large. Cette liste recueille ainsi dès le premier tour 50% ou plus dans 160 communes sur 360 et vire en tête dans 261 communes. Dans toutes les principales villes de l’île, les résultats sont impressionnants : 40,7% à Ajaccio, 44,8% à Bastia, 48% à Corte, 48,2% à Calvi, 48,8% à Porto-Vecchio et 58,2% à Furiani. À l’exception de quelques poches de résistance « orlandiste » en Castagniccia et « Bozziste » dans le sud du Tavaro, la domination des « natios » est totale.
La liste arrivée en tête au 1er tour des élections territoriales de 2017
Résultats de la liste Simeoni au 1er tour des élections territoriales de 2017
Ajaccio, place-forte du courant bonapartiste pendant des décennies, accorde 40,7% au tandem Simeoni-Talamoni qui frôle la barre des 50% (48,8%) à Porto-Vecchio, bastion historique de la famille Rocca-Serra. Beaucoup de points d’appui traditionnels du giacobbisme n’ont pas mieux résisté à la vague nationaliste, comme en témoignent les scores dans les villages ci-dessous.
La liste nationaliste s’impose dans certains fiefs giacobbistes
Communes | % Giacobbi en 2010 | % Giacobbi en 2015 | % Simeoni-Talamoni en 2017 |
---|---|---|---|
San Lorenzo | 61,8% | 76,6% | 59,5% |
Cervione | 56,4% | 53,8% | 58,7% |
Nonza | 52,4% | 74,7% | 58,3% |
Conca | 58,3% | 55,7% | 52% |
Rutali | 32,8% | 61,1% | 46,8% |
Que l’on considère le critère du nombre d’inscrits ou de l’altitude de la commune, les résultats de la liste Simeoni-Talamoni sont homogènes et massifs. Tout au plus constate-t-on un vote encore plus important dans les communes les plus montagneuses. C’est notamment le cas dans la région du Niolu avec un score de 78,1% à Lozzi, fief des familles Simeoni et Acquaviva, 74,9% à Albertacce, 65,6% à Casamaccioli et 53,2% à Calacuccia et 49,1% à Corscia.
La liste Simeoni-Talamoni s’impose dans tous les types de territoires
Un courant qui s’institutionnalise et se notabilise
À l’instar de ce que l’on avait observé lors des régionales de 2015, ce scrutin porte également la trace d’une notabilisation et d’une institutionnalisation progressives de cette famille politique. Sur cette liste composée de 63 candidats, on comptait ainsi 29 conseillers territoriaux sortants, 8 conseillers municipaux ou adjoints au maire et 7 maires. Comme c’est le cas pour d’autres courants politiques insulaires, ces maires ont mis à profit leur implantation locale pour doper spectaculairement le score de la liste dans leur commune respective tel que le montre le tableau suivant.
Des scores très élevés dans les communes dont les maires étaient présents sur la liste Pè a Corsica
Communes | Score de la liste au 1er tour |
---|---|
Santa-Lucia di Mercurio | 90,9% |
Belgodère | 90,2% |
Eccica Suarella | 74,1% |
Riventosa | 71,8% |
Cuttoli-Corticchiato | 70,9% |
Viggianello | 68,6% |
Santa-Maria di Lota | 61,2% |
Ensemble de la Corse | 45,6% |
Le crédit dont jouissent les maires auprès de leur population locale s’exprime par exemple dans les propos de cet habitant de Belgodère, commune de Balagne ayant voté à 90,2% pour la liste Pè a Corsica, interrogé par l’AFP : « Ici, c’est une question de confiance envers notre maire. Les gens s’impliquent beaucoup dans la vie du village et veulent la défense des commerces, du médecin, de la vie rurale qui est en train de disparaître et pour laquelle notre se bat énormément ».
Bien qu’issus d’une culture contestant les cadres politiques traditionnels, les « natios » ont désormais des notables qui se sont ancrés dans le paysage politique local. Cette institutionnalisation se constate également à la lecture des postes et fonctions occupés par certains des colistiers. Du fait de leur victoire aux régionales en 2015, les « natios » ont accédé à la présidence des agences et offices publics ou parapublics de l’île, soit autant de places stratégiques conférant respectabilité et influence. La liste Pè a Corsica comptait ainsi dans ses rangs le président de l’Agence de développement de la Corse (ADEC), la présidente de l’Office des transports de la Corse (OTC), celui d’Air Corsica, le dirigeant de l’Office de développement agricole et rural (ODARC), celle de l’AAUC (Agence d’aménagement durable, d’urbanisme et d’énergie de la Corse) mais aussi le président de l’OEHC (Office d’équipements hydraulique de Corse) et celui des CFC (Chemins de fer de Corse).
Parallèlement à ces points d’appui et au contrôle des postes de décision dans de nombreux secteurs de la vie économique insulaire, le courant nationaliste pouvait également compter sur le soutien du STC (Syndicat des travailleurs corses). Fort de 7 000 adhérents, le STC est implanté dans le salariat corse et dispose de relais nombreux sur le terrain. C’est par exemple des membres de ce syndicat qui ont occupé depuis le début du mois de novembre 2017 les locaux de l’Agence régionale de santé pour réclamer davantage de moyens pour le secteur hospitalier insulaire en difficulté chronique. On le voit, les « natios » combinent à la fois un ancrage à la base de la société via le STC mais aussi au sommet avec des positions institutionnelles dont ils ont pris le contrôle en raison de leurs victoires électorales successives. Cette configuration avantageuse, dont aucune autre force politique ne bénéficie sur l’île comme sur le continent, a permis aux « natios » de capter une large audience sur un positionnement interclassiste. Toutefois, le message politique et les revendications portés par cette famille politique ont-ils rencontré un écho singulier dans certaines strates de la société corse et une classe sociale en particulier constitue-t-elle le fer de lance électoral des « natios » ? Le statut de résidant qui accorderait une priorité aux autochtones en matière d’achat immobilier et qui constitue une réponse à la hausse du foncier et aux difficultés des insulaires les plus modestes à se loger sur l’île est l’une des mesures phares du tandem Simeoni-Talamoni. Associée à la charte pour la corsication des emplois et à la revendication sur la co-officialité de la langue corse (qui se traduirait de fait par un avantage évident pour les Corses vis-à-vis des continentaux dans les procédures de recrutement dans la fonction publique), cette mesure dessine un projet de mise en place d’une politique de préférence nationale ou régionale. Pour Christophe Guilluy, cette offre politique aurait pleinement vocation à répondre à l’insécurité économique et culturelle des catégories populaires insulaires. Cependant, l’analyse des chiffres révèle une absence de corrélation au niveau communal entre l’intensité du score de la liste Pè a Corsica tant avec la proportion d’ouvriers et d’employés qu’avec celle des « autres inactifs » (demandeurs d’emplois, femmes au foyer…). Ces données n’invalident pas cette thèse mais signifient que les catégories populaires n’ont tendanciellement pas voté plus, ni moins fortement pour cette liste que l’ensemble de la population corse.
Des professions indépendantes fortement acquises aux nationalistes
Les « natios » ne sont pas en difficulté électorale dans les milieux populaires, mais ces derniers ne constituent pas pour autant la base la plus acquise des « natios ». Les classes moyennes et les cadres ont en revanche manifestement moins voté pour eux. La liste Pè a Corsica n’obtient ainsi que 39,7% en moyenne dans les communes où ces catégories sont les plus représentées (plus de 40% des actifs), 46,4% dans les communes où ces groupes sociaux sont un peu moins présents (30 à 40% des actifs) et un score moyen plus élevé (48,8%) dans la strate de communes la moins bien pourvue en cadres et classes moyennes (moins de 30% des actifs). Le fait qu’une part significative de ces catégories soit constituée de membres de la fonction publique d’État (enseignants, infirmières, catégories A et B de l’administration) peut en partie expliquer le moindre attrait pour un courant politique tenant un discours critique vis-à-vis de Paris et de l’État français, dont ces personnels dépendent et qu’ils incarnent. L’attrait assez prononcé des classes moyennes et des cadres pour le macronisme qui a été observé au plan national existe également dans une certaine mesure en Corse. La liste Orsucci-Orlandi, qui portait les couleurs de La République en marche, enregistre ainsi un score moyen de 16,3% dans les communes affichant la plus forte proportion de cadres et de classes moyennes contre 12,3% dans la strate de celles en ayant le moins. Cette implantation naissante du parti présidentiel dans ces milieux y a sans doute freiné la dynamique « natio ».
Le cœur battant de l’électorat régionaliste semble en revanche davantage se situer au sein des professions indépendantes : commerçants, artisans, chefs d’entreprise et agriculteurs. Ces milieux, statistiquement plus présents en Corse que sur le continent, compte tenu des spécificités économiques insulaires (poids important du secteur du tourisme, de la restauration, du bâtiment et de l’agriculture), ont témoigné de longue date leur perméabilité aux idées des « natios ». Des listes se revendiquant de cette mouvance ont régulièrement obtenu de bons résultats aux élections consulaires et la CCI d’Ajaccio a été un temps dirigé par des membres du Mouvement pour l’autonomie (MPA) d’Alain Orsoni. Comme le montre le graphique ci-dessous, une corrélation nette existe au niveau communal entre la proportion d’indépendants et d’agriculteurs et l’intensité du vote en faveur de la liste Pè a Corsica.
Un vote pour la liste Simeoni-Talamoni indexé sur le poids des professions indépendantes dans la commune
Cette liste, qui ne comptait pas moins de cinq membres des professions libérales (médecins, avocats…), quatre commerçants ou chefs d’entreprise et deux agriculteurs, a visiblement fait le plein dans cet électorat. La proposition de création du statut de résidant offrant la priorité sur les continentaux a sans doute suscité de l’intérêt dans ces milieux assez actifs en matière immobilière. On peut également penser que la revendication pour davantage d’autonomie en matière règlementaire et fiscale, prônée par les « natios », est en phase avec un état d’esprit de ces professions rétives aux contrôles de l’administration et fustigeant avec des accents poujadistes le poids trop important de la pression fiscale et le trop plein de normes et de réglementations. Pour les acteurs économiques corses, le programme des nationalistes demandant un droit à l’expérimentation et davantage de latitude pour adapter le cadre réglementaire aux spécificités de l’île semble être le plus adéquat et le plus intéressant. Il est intéressant de constater qu’en Catalogne, ce sont également les indépendants et les petits patrons qui constituent la catégorie la plus en soutien des nationalistes. Selon un sondage réalisé juste avant le scrutin, le souhait d’indépendance s’établissait à 62% dans ces milieux contre 52% parmi les salariés en CDI et 41% auprès des salariés en CDD ou en intérim. Dans ces deux territoires, ce sont donc les catégories les plus insérées dans la vie économique et sociale qui soutiennent le plus la cause indépendantiste ou autonomiste. Hormis l’aspiration à une plus grande autonomie et une indépendance vis-à-vis de l’administration déjà mentionnée, cela est sans doute en lien, d’une part, avec le fait que les « natifs » soient surreprésentés dans ces groupes socio-professionnels. En effet, les agriculteurs, artisans et commerçants et petits patrons sont plus souvent du cru et ont assez fréquemment repris l’activité familiale héritée de leurs parents. D’autre part, on peut également penser que ces catégories sont moins attachées à l’État central alors que les publics économiquement plus précaires, comme les salariés en CDD ou en intérim, qui alternent avec des périodes de chômage, sont plus sensibles à l’argument de la pérennité d’une protection sociale assurée par l’État.
Si les commerçants et les petits patrons corses partagent avec leurs homologues continentaux une certaine défiance vis-à-vis de l’administration et du fisc, ils sont exposés, dans des proportions inconnues sur le continent, au racket et à la prédation de la criminalité organisée. Une seule liste, celle des nationalistes, emmenée par Paul-Félix Benedetti et Jean-Baptiste Arena, a dénoncé l’émergence d’une « société mafieuse » sur l’île. Mais son positionnement plutôt à gauche et plus radical sur les fondamentaux du nationalisme lui a semble-t-il altéré le soutien des indépendants et des petits patrons.
Comparaison avec la situation catalane
Lorsque la crise catalane a éclaté, les leaders nationalistes corses ont tout de suite mesuré le danger que pouvait représenter l’exemple catalan. L’escalade et la surenchère provoquées par la déclaration d’indépendance tout comme l’instabilité politique et économique se développant pouvaient servir de parfait repoussoir. Il s’agissait donc de se démarquer de la stratégie aventureuse poursuivie par Carles Puigdemont pour rassurer la majorité de l’électorat insulaire non indépendantiste que le projet des « natios » n’était pas de déclarer l’indépendance de l’île au lendemain de l’élection. Le 22 novembre 2017, Gilles Simeoni signait une tribune dans Le Monde en ce sens intitulée « La Corse n’est pas la Catalogne ». Alors que l’idée d’indépendance pour une région peuplée de plus de 7 millions d’habitants et disposant d’un poids économique important peinait à convaincre, un tel scénario paraissait encore moins plausible pour une Corse comptant seulement 300 000 habitants et pesant 0,5% du PIB français. C’est pour cette raison que les nationalistes insistèrent sur le fait qu’ils ne réclamaient, à date, qu’un statut d’autonomie et qu’ils inscrivirent leur programme dans une démarche progressive : d’abord développer la Corse puis, dans dix ans, si les conditions économiques et sociales sont réunies, alors organiser un référendum.
Cette posture modérée visait à ne pas brusquer ou inquiéter l’électorat insulaire mais aussi à fédérer le plus largement possible les différentes composantes de la population corse en n’adoptant pas de positions trop clivantes. En Catalogne, les enquêtes d’opinion, comme les résultats des élections, ont montré que la société catalane était divisée en deux blocs antagonistes. Cette ligne de fracture se fait très clairement sur le critère des origines et plus encore linguistique. Ainsi, 75% des électeurs nés en Catalogne se déclarent favorables à l’indépendance quand 60% de ceux nés dans d’autres régions d’Espagne ou à l’étranger y sont opposés. Les « natifs » penchent donc massivement pour les nationalistes quand les « allochtones » sont unionistes. L’opposition est encore plus marquée en fonction du critère linguistique. 81% des électeurs qui s’expriment principalement ou prioritairement en catalan sont acquis à l’indépendance quand 73% de ceux qui optent pour le castillan sont pour le maintien de la Catalogne dans l’Espagne et ceux qui parlent autant catalan que castillan sont parfaitement partagés (47,5% pour l’indépendance et 46,5% contre). Les données démontrent par ailleurs que la dynamique linguistique en Catalogne est nettement en faveur du catalan. Du fait de la politique très volontariste menée par la Generalitat, la pratique du catalan a gagné du terrain. Comme en témoigne le graphique suivant, 56% des personnes résidant en Catalogne ont grandi dans des foyers où l’on parlait le castillan alors que seulement 45% considèrent aujourd’hui le castillan comme leur langue. Parallèlement, 35% ont grandi dans des foyers catalanophones mais 43% désignent aujourd’hui le catalan comme leur langue principale.
La dynamique linguistique en Catalogne
La langue parlée dans le foyer quand les interviewés étaient enfants
La langue que les interviewés considèrent comme leur langue véritable
Source : Centre d’Estudis d’Opinio – octobre 2017.
Ces éléments éclairent d’un jour particulier les revendications des nationalistes corses sur la co-officialité de la langue corse. Le cas catalan montre, d’une part, comment une volonté politique, s’appuyant sur des moyens institutionnels (enseignement, services publics locaux, politique culturelle, etc.), peut développer la pratique d’une langue dans une population. On voit, d’autre part, que dans un contexte sécessionniste, la langue parlée peut devenir un marqueur électoral extrêmement structurant. Si l’on se fie à la « jurisprudence » catalane, on peut penser que si la pratique de la langue se renforce et se diffuse sur l’île dans les prochaines années (avec ou sans la co-officialité mais sous l’effet d’une démarche proactive de la collectivité territoriale), le sentiment indépendantiste devrait gagner du terrain.
Pour l’heure, l’indépendance n’est pas à l’ordre du jour et le tandem Simeoni-Talamoni n’a revendiqué qu’une autonomie renforcée. Cette ligne politique raisonnable a manifestement séduit de larges pans de l’électorat corse. Alors que, durant les élections régionales de 2015, les « natios » avaient bénéficié d’un vote plus affirmé dans la partie de l’électorat né en Corse, les résultats sont cette année identiques dans les communes comptant les plus faibles et les plus fortes proportions d’électeurs nés sur l’île. Bien qu’en Catalogne la question de l’indépendance ait très fortement polarisé la société entre « natifs » et « allochtones », le positionnement seulement autonomiste des « natios » corses leur a permis de rallier autant de soutiens dans les deux composantes de la société insulaire.
Le score de la liste Simeoni-Talamoni en fonction de la proportion de la population de la commune née en Corse
Dans le cadre des négociations futures avec le gouvernement et d’un projet à cinq ou dix ans, la question se posera donc pour les nationalistes de savoir jusqu’où ces derniers peuvent pousser le curseur vers l’objectif d’une indépendance sans cliver davantage la société corse et s’aliéner, comme c’est aujourd’hui le cas de leurs homologues catalans, la majeure partie de l’électorat allochtone qui constitue tout de même la moitié du corps électoral insulaire.