Le choix thématique de ce séminaire, effectué bien avant le début du « printemps arabe », lui a donné un intérêt tout particulier. Une attente accrue par la participation de jeunes Egyptiens et Tunisiens impliqués dans les récents événements politiques au Proche et Moyen-Orient.
Depuis cinq ans maintenant, à Madrid, Paris ou Rabat, les trois fondations Pablo Iglésias (Espagne), Jean-Jaurès (France) et Friedrich Ebert (Allemagne), organisent une rencontre annuelle sur le thème des droits de l’homme en Méditerranée. Le but initial de ces rencontres était de renforcer le lien avec les militants des droits de l’homme du sud et de l’est de la Méditerranée, du Maroc à la Syrie.Des militants souvent pourchassés par des régimes autoritaires voire dictatoriaux, limités dans leur expression publique et parfois dans leurs déplacements et qui sont heureux, non seulement de l’écho qui leur était ainsi donné en Europe, mais aussi de pouvoir comparer leurs expériences et leurs luttes entre différents pays parfois voisins mais sans relation entre eux.Le plus souvent universitaires, avocats, médecins, parfois responsables de petites formations politiques à la survie toujours problématique, nos interlocuteurs ont ainsi exposé les entraves à la liberté d’expression, d’information, de réunion, les tracasseries voire les menaces dont ils faisaient l’objet, qui les conduisaient parfois à l’exil.La « surprise » affichée par les actuels responsables politiques français, « découvrant » il y a quelques mois certaines réalités et situations, m’avait mis en colère : il fallait vraiment ne pas vouloir voir pour ne pas voir, ne pas vouloir savoir pour ne pas savoir ! Mais il est vrai qu’en Tunisie par exemple, la plupart des ambassadeurs de France (à la différence de ceux des Etats-Unis) ne recevaient jamais ceux que nous avions l’habitude de rencontrer : pas de mention dans les télégrammes diplomatiques, pas d’existence !Et puis les réalités sociales et politiques sont remontées à la surface. Les émeutes de Gafsa en Tunisie, en 2008, ont marqué un signe avant coureur, occulté bien sur par les médias du pays, peu relayé dans les médias français. Tout s’est enchaîné ensuite comme une trainée de poudre : les manifestations en Tunisie en décembre 2010, conduisant au départ de Ben Ali le 14 janvier 2011, les manifestations de la place Tahrir au Caire, conduisant au départ de Moubarak le 11 février 2011, le soulèvement en Lybie, les manifestations à Rabat, Amman, Manama, Sanaa et même en Syrie ! Seul le « verrouillage » en Algérie semble pour le moment tenir le coup.Dans ces conditions notre sixième rencontre, organisée les 30 et 31 mars 2011 dans la ville ô combien symbolique de Grenade et sur le thème prémonitoire – choisi l’été dernier – « Nouvelles technologies de l’information et de la communication, nouveaux outils pour la démocratie dans les pays arabes ? », ne pouvait manquer d’être passionnante et elle le fut.Elle apporta d’abord un éclairage historique sur les facteurs de maturation des révolutions en cours, que les différents pouvoirs en place n’ont pu que retarder.La liberté théorique de créer de nouveaux journaux mais l’obligation pour ce faire d’obtenir un récépissé, souvent réservé aux proches du régime, sans parler de la censure et des amendes parfois insupportables dès qu’un article sortait du « politiquement correct ». L’apparition à partir de 1995 des chaînes satellitaires, unificatrices du monde arabe, avec notamment Al Jazeera ; la contre-attaque sous forme d’exigence d’autorisations pour installer des antennes et les différentes ruses citoyennes pour les dissimuler. Puis l’irruption déterminante d’Internet, contrecarrée par la mise sous contrôle des fournisseurs d’accès, celle-ci étant à son tour déjouée par des « proxis de contournement » et parfois, en dernier recours, par l’instauration, hors de la Tunisie, de fournisseurs contestataires par des groupes issus de l’émigration.Inutile de rappeler le rôle déterminant dans ces combats d’une jeunesse au niveau d’éducation de plus en plus élevé, mais aussi de plus en plus condamnée au chômage ou aux « petits boulots ».Un a priori – usagers d’Internet égale classes moyennes – s’est effondré sous l’avalanche des chiffres : vingt-quatre millions d’internautes en Egypte par exemple (sur une population de quatre-vingt millions), incluant un très grand nombre de femmes auxquelles le web apporte souvent un complément d’éducation et un autre regard sur le monde.Les récits par des acteurs directs des premiers moments des révolutions en cours ont constitué les instants les plus forts de la rencontre, quelques exemples :
- On découvre ainsi en Tunisie la création sans cesse à recommencer de réseaux de discussion et de circulation d’information que la police du régime démantèle avec persévérance ; on apprend le rôle des femmes dans les premières manifestations : peu présentes encore physiquement, elles préparent entre elles les meilleurs slogans pour le lendemain ;
- On mesure mieux les risques aussi, lorsqu’un intervenant, qui alimente Al Jazeera de photos prises sur des portables, se voit convoqué au ministère de l’Intérieur parce que la chaîne de télévision n’a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher son identification (un ultime pseudo lui permettra heureusement d’échapper au pire) ;
- On découvre le rôle efficace de Twitter : un bref message adressé à des centaines de correspondants, indiquant que telles et telles rues sont coupées par des barrages de police, peut transformer une manif contenue ici en une déferlante imprévue ailleurs.
Pour l’Egypte, on découvre les improvisations de génie qui peuvent transformer un échec semblant devenu inévitable en une incroyable réussite. Ainsi, les premières manifestations place Tahrir ont démarré avec des étudiants et des militants des droits de l’homme ; leur répression, après quelques jours, par des charges de police extrêmement brutales semblait condamner la tentative ; puis vient la suggestion qui change tout : si on demandait aux associations de supporters de foot de la capitale de venir nous aider ? Ce ne sont pas des anges, leur intérêt pour la politique n’est pas évident… mais la confrontation avec la police, ils connaissent, et ça marche !Et à la manifestation suivante, que les chefs de la police voyaient comme la dernière, non seulement les manifestants ne plient pas mais ils contre-attaquent. Et ça marche tellement bien que, du coup, les jeunes des Frères musulmans, sans l’aval de leurs aînés arrivent à leur tour en soutien. Sauf à tirer dans le tas à la mitrailleuse lourde, ce que l’armée n’accepte pas, c’est gagné ! D’autant que rien ne politise plus vite que des coups de matraque !Et pendant ce temps-là, les bloggeurs tunisiens, fiers de leurs quelques semaines d’avance, conseillent aux Egyptiens : « pour aller place Tahrir, n’oubliez pas des mouchoirs, du vinaigre et des oignons » (ceux qui ont expérimenté dans leur vie les spécialités anti-émeutes, que Madame Alliot-Marie voulait adresser au président Ben Ali, savent à quoi tout cela sert !).C’est de la petite histoire diront certains : peut-être, mais c’est parfois ainsi que s’écrit la grande !Restait la question essentielle pour cette conférence : avons-nous quelque chose à faire, pour aider à ce que tout cela se termine bien, c’est-à-dire par l’instauration de démocraties durables ? Les réponses ne sont pas si simples. Les peuples concernés ont de la mémoire : ils n’oublient ni les souvenirs anciens, du temps où ils étaient colonies, protectorats ou territoires sous mandat, ni les souvenirs récents : il ne leur échappe pas que certains enthousiasmes visent à faire oublier des jugements et des conduites qui les ont profondément meurtris. Je n’ai cependant entendu aucune critique de l’intervention en cours en Lybie : l’armée du Guide suprême ne semble pas connaître les états d’âme de celles de ses voisins.Pour autant, deux perceptions m’ont marqué, qui suggèrent sans doute des interventions utiles possibles.La première est celle d’une apparente relative coupure, dans les différents pays, entre les résistants « historiques » et les jeunes, bloggeurs ou non, qui portent les mouvements en cours. L’exemple le plus fort a été donné par un vif accrochage entre deux participants marocains, le plus âgé soulignant l’importance des révisons constitutionnelles récemment évoquées par le monarque, le plus jeune répliquant vivement qu’une fois encore, les partis historiques allaient se laisser avoir ! La quasi altercation m’a navré : je ne vois pas d’avenir sans que les deux profils conjuguent leurs expériences et leurs forces. Peut-être pouvons-nous contribuer au rapprochement.D’autant, et c’est ma deuxième perception, que, d’une part, les « jeunes » présents m’ont paru très conscients que des réseaux ne pouvaient plus suffire et que, pour que se déroulent des élections, il faudrait bien qu’émergent des candidats, aussi connus que possible, et des programmes, dépassant les seules revendications de liberté ; et que, d’autre part, les plus âgés, en discussion en tête à tête au moins, admettaient que la notoriété qui était la leur ne s’étendait pas, compte tenu de la semi clandestinité des temps passés, aussi loin qu’ils auraient pu l’espérer !Sur ces deux problèmes, qui se rejoignent, peut-être pourrions nous être utiles ?Une dernière remarque enfin, qui conclut pour moi vingt années de controverses politiques dans lesquelles je me suis trop souvent trouvé minoritaire, y compris dans mon propre camp politique. Que ce soit à l’occasion de la victoire électorale du Front Islamique du Salut en Algérie en 1992, après les attentats du World Trade Center en 2001, ou à l’occasion de chaque excès commis par l’une ou l’autre des dictatures du monde arabe, des voix autorisées, quand ce n’était pas autoritaires, des voix que j’ai combattues, se sont élevées pour dire qu’entre la dictature et l’intégrisme, mieux valait encore la première ! Quelle que soit la manière dont les révolutions démocratiques actuellement en cours dans le monde arabe se terminent, et j’espère qu’elles se termineront bien, la preuve aura en tout cas été apportée : lorsque les peuples arabes trouvent la possibilité de s’exprimer, ce n’est pas d’abord de religion qu’ils parlent mais de liberté !Si vous désirez soutenir les révolutions qui se déroulent là-bas, prenez vos prochaines vacances en Tunisie ou en Egypte !??????????????????????????????????Gérard Fuchs, directeur du secteur Coopération internationale de la Fondation Jean-Jaurès.