Les libéraux allemands à la conquête du pouvoir

Les libéraux allemands du FDP (Freie Demokratische Partei) se sont réunis du 14 au 16 mai 2021, à l’occasion d’un congrès virtuel destiné à préparer l’élection fédérale de septembre 2021. L’optimisme était de mise : les derniers sondages leur promettent plus de 10% des intentions des votes. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, revient sur les ambitions retrouvées des libéraux allemands et sur le rôle qu’ils pourraient jouer dans le premier gouvernement de coalition de l’après-Merkel.

Les libéraux peuvent-ils redevenir une force politique incontournable ?

Cet optimisme se traduit dans le slogan retenu pour mener campagne : «Il n’y a jamais eu plus à faire». Il parcourt également le programme électoral du parti, qui annonce que « tout peut aller mieux. Rien n’est le destin. Nous l’avons entre nos mains. C’est notre mission! ». Pour Wolfgang Kubicki, vice-président du parti, les libéraux doivent se fixer pour objectif de dépasser les sociaux-démocrates et de devenir la troisième force politique du pays. Il s’agit-là d’un retournement spectaculaire : alors que les sondages conduits au début de la pandémie indiquaient qu’ils n’étaient pas certains de passer le seuil des 5% nécessaire à leur maintien au Bundestag, les libéraux entendent à présent devenir une force incontournable dans la formation du prochain gouvernement allemand. 

Le programme adopté ne présente pourtant pas de bouleversements majeurs et contient toutes les propositions habituelles d’un parti libéral classique : moins d’impôts, moins d’État, plus de responsabilité individuelle. À ce triptyque orthodoxe s’ajoute la promesse d’une modernisation numérique de l’économie et de l’administration. La vraie nouveauté, conséquence directe de la crise du coronavirus, se situe dans la défense de l’État de droit et des libertés individuelles, un sujet sur lequel Christian Lindner s’est positionné il y a un an en annonçant au Bundestag la « fin de l’unanimité » dans la lutte contre la pandémie. 

Depuis cette rupture, le parti a su habilement construire un positionnement alternatif dans le débat politique autour de la crise sanitaire. Si, contrairement à l’AfD (Alternative für Deutschland), le FDP ne minimise pas du tout le danger, il se démarque des Verts en fustigeant les restrictions des libertés qu’il juge excessives et inefficaces. 

Les libéraux se positionnent ainsi comme les défenseurs des libertés et des droits des citoyens garantis par la Loi fondamentale. Ils ont par exemple déclenché une procédure d’urgence devant la Cour constitutionnelle pour s’opposer aux mesures de couvre-feu automatiques imposées à partir d’un seuil d’infections de 100 pour 100 000 habitants. Si la démarche vient d’échouer devant la Cour constitutionnelle, les libéraux en ressortent malgré tout politiquement gagnants. 

Le refus des libéraux de gouverner en 2017 avec la CDU/CSU et les Verts au sein d’une coalition « Jamaïque » semble désormais lointain. De même, la « crise Kemmerich » de mars 2020 paraît surmontée. En devenant le premier responsable politique depuis la République de Weimar à être élu grâce à une alliance entre les partis du centre bourgeois et l’extrême droite, le Premier ministre libéral de la région Thuringe, Thomas Kemmerich, avait déclenché une crise politique nationale. Un peu plus d’un an après cette forfaiture, Thomas Kemmerich pourrait de nouveau être désigné comme tête de liste en Thuringe pour les élections régionales en septembre 2021. 

S’il est malgré tout peu probable que les libéraux parviennent à devenir la troisième force politique du pays, ils peuvent toutefois espérer retrouver leur statut traditionnel de partenaire indispensable pour former une majorité gouvernementale, à l’image du rôle tenu successivement par Franz Büchler, Walter Scheel, Hans-Dietrich Genscher, Jürgen Möllemann et Klaus Kinkel auprès des chanceliers Konrad Adenauer, Willy Brandt, Helmut Schmidt et Helmut Kohl. Après huit années passées dans l’opposition, les libéraux souhaitent en effet revenir au sein du gouvernement fédéral. 

Quels obstacles à une participation gouvernementale ?

Différents scénarios sont possibles pour l’après-septembre 2021. Celui qui recueille les faveurs du FDP serait une coalition avec les chrétiens-démocrates. 

Les libéraux et la CDU sont déjà partenaires de coalition Rhénanie du Nord-Westphalie (NRW), dont le ministre-président Armin Laschet, connu pour être un partenaire de négociation et de gouvernement fiable, sera le candidat de l’Union à la chancellerie. Cependant, la majorité des sondages indique qu’un tel gouvernement apparaît pour l’instant comme le moins probable

Dans le cas d’un autre scénario qui verrait se former un gouvernement tripartite reprenant la formule « jamaïcaine », le FDP se présenterait cette fois-ci comme le partenaire le plus faible de la coalition, un rôle détenu en 2017 par les Verts. 

Enfin, si les élections débouchaient sur une majorité répartie entre les Verts, le SPD et le FDP, les libéraux se trouveraient bien en mal de faire respecter leurs promesses d’empêcher toute hausse d’impôts ou de « charges supplémentaires », les deux autres partis ayant promis l’exact inverse à leurs électeurs. 

Face à ces voies sans issue, les stratèges du FDP souhaitent pour le moment éviter de se projeter aussi loin et autant en détails dans les stratégies post-électorales. Le leader des libéraux, Christian Lindner, s’efforce en attendant de se positionner comme le parti de la classe moyenne aisée et le défenseur des dirigeants des petites et moyennes entreprises en martelant qu’il n’entrera pas dans un gouvernement fédéral qui entendrait financer la dette née de la crise sanitaire au moyen d’une augmentation des impôts pour les entreprises et les personnes aisées. Dans son discours au congrès du parti, il a insisté sur le fait que les libéraux sont le parti des défenseurs des droits civils et de la liberté.

Bien qu’ils ne puissent être plus éloignés de leurs positions, les libéraux sont néanmoins contraints par la réalité politique de prendre en compte le rôle indispensable que tiendront les Verts dans la formation du prochain gouvernement. C’est la raison pour laquelle Christian Lindner insiste tant sur la défense des droits civils et de la liberté : elle constitue un point commun entre les libéraux et les Verts, et permet d’espérer un rapprochement entre les deux formations. 

Dans cette perspective, le FDP et les Verts prônent sur le sujet la nécessité d’un changement politique en Allemagne, mais selon des caractéristiques et des modalités différentes. Les libéraux favorisent ainsi l’idée d’un État qui définirait l’orientation politique générale et s’impliquerait à la marge pour réajuster le cadre, au contraire des Verts et du SPD qui sont bien plus interventionnistes. Cette différence de philosophie politique pourrait compliquer d’éventuelles négociations autour d’un accord de gouvernement, et il est plus probable que les libéraux parviennent à s’entendre avec la CDU/CSU de l’après-Merkel, réorientée au centre-droit et donc partisane d’un interventionnisme étatique moins prononcé. 

Quoi qu’il en soit, les libéraux entendent revenir au gouvernement. Que cela soit au sein d’une coalition « feu de signalisation » avec le SPD ou « jamaïcaine » avec la CDU/CSU ou que celle-ci soit formée sous l’égide d’Annalena Baerbock ou d’Armin Laschet apparaît à ce stade comme une question secondaire. 

Les libéraux au défi de la fin du néolibéralisme 

La crise sanitaire a révélé un changement de paradigme sociétal dans le monde, en Europe et en Allemagne. Ces changements viennent bousculer le FDP, et sa survie politique dépendra de sa capacité à s’y adapter et de ne pas se laisser endormir par des sondages favorables.  

La crise déclenchée par le coronavirus a montré de manière flagrante que l’idéologie néolibérale n’était pas adaptée pour faire face à un défi d’une telle ampleur. Elle a illustré l’urgence pour les conservateurs et pour les libéraux de repenser le paradigme idéologique qu’ils ont adopté depuis plus de quarante ans : la crise que le monde traverse nécessite une réponse bien plus élaborée que des slogans néolibéraux réclamant moins d’État et plus de liberté pour les marchés. Si le FDP veut continuer à jouer un rôle politique, il doit se réinventer. 

Cette transformation est d’autant plus urgente que les termes du débat sont en train d’évoluer dans le monde entier. Le Financial Times évoque déjà un « nouveau consensus de Washington » qui serait en train de se mettre en place. 

Après plus de quatre décennies au pouvoir, le dogme néolibéral de la déréglementation, de la libéralisation et de la privatisation a manifestement fait son temps. L’heure semble être venue pour un changement de cycle économique et politique rendu nécessaire par la pandémie : investissements publics massifs, interventionnisme étatique et protection des populations par des services publics. 

C’est ce qui est ressorti des récentes réunions du FMI et de la Banque mondiale. Les gardiens du néolibéralisme y ont défendu l’idée que, pour rendre les finances publiques viables, les pays riches et ceux qui ont profité de la pandémie devraient contribuer davantage à la cause commune. Le FMI a même suggéré que les pays riches devraient envisager des impôts sur la fortune, un signe parmi d’autres des nouvelles préoccupations autour des inégalités. L’austérité budgétaire, le cœur de l’idéologie néolibérale, ne consiste plus à limiter les dépenses publiques mais à en optimiser les ressources et à dépenser davantage là où cela est utile et nécessaire. Les économistes des institutions multilatérales semblent ainsi voir d’un œil désormais très favorable les dépenses déficitaires massives des pays riches, et le FMI a par exemple bien accueilli le gigantesque plan de sauvetage de 1,9 milliard de dollars du président américain Joe Biden.

Pour l’instant, les libéraux allemands ne réagissent pas à ce changement de paradigme idéologique, s’accrochant à leur credo du « moins d’État » et à leurs promesses de privatisations. Bien qu’ils présentent leur plan de protection de l’environnement comme le « programme climatique le plus dur » de l’offre électorale, les libéraux maintiennent l’illusion qu’il sera possible de préserver la planète sans régulation ni intervention étatique. 

Les libéraux et la transition écologique : renoncer à la liberté au nom de la liberté ?

La crise climatique sert de révélateur à l’autre grand problème idéologique des libéraux allemands. Le 24 mars 2021, la Cour constitutionnelle fédérale a rendu une décision de principe sur le concept de liberté.

La Cour a jugé que la Loi fondamentale oblige, sous certaines conditions, à garantir la liberté dans le temps et à répartir les opportunités de liberté de façon proportionnelle entre les différentes générations. Pour elle, la protection des libertés futures nécessite ainsi que la transition vers la neutralité climatique soit amorcée en temps utile. Cela signifie que ceux qui font un usage excessif de leur liberté actuelle et refusent d’adapter leur mode de vie à l’impératif climatique le font au détriment de la liberté des futures générations, qui devront supporter les coûts et conséquences écologiques de ces actions. 

Mais renoncer à la liberté au nom de la liberté est une pensée qui n’est pas du tout dans les gènes du FDP, qui préfère plutôt polémiquer contre les « apôtres de la renonciation ». Prenant l’exemple du débat sur l’avenir de l’industrie automobile, les libéraux prétendent ainsi que les ingénieurs permettront de maintenir la possibilité d’une conduite individuelle et sans aucune restriction car climatiquement neutre. S’accrochant aux progrès technologiques et enfermés dans leurs schémas de pensée, les libéraux refusent donc de réfléchir au coût écologique de certaines libertés et restent largement silencieux sur le sujet. 

On constate un blocage similaire sur les questions économiques : la rhétorique des réductions d’impôts et de l’austérité budgétaire est tellement intrinsèque au discours et aux pratiques libérales que le FDP a du mal à s’adapter au nouveau monde qui s’annonce. L’idée que les impôts et les dépenses publiques ne constituent pas seulement un coût qu’il faudrait réduire mais un investissement créateur de valeur n’arrive pas à faire son chemin dans les esprits des dirigeants du parti. 

L’opportunisme assure-t-il le pouvoir ?

La question pour les libéraux allemands est désormais de décider de leur offre politique : souhaitent-ils se positionner comme une force réformatrice, ou désirent-ils simplement négocier de façon opportuniste leur place au sein d’une majorité gouvernementale ? 

Pour les Verts et le SPD, il serait philosophiquement étrange et politiquement délétère d’entrer dans des négociations pour former une coalition gouvernementale avec un parti qui s’accroche à un néolibéralisme révolu et continue à nier la révolution idéologique rendue nécessaire par le changement climatique. Pour les Verts comme pour le SPD, il en va de leur crédibilité politique et, avant de s’engager avec les libéraux, l’un comme l’autre feraient sans doute bien de se rappeler la phrase célèbre du leader du FDP en 2017 : « mieux vaut ne pas gouverner que gouverner mal ».

Une telle configuration compliquerait grandement la tâche des Verts. Bloqués du côté des libéraux, ils ne pourraient alors former un gouvernement qu’en s’alliant avec les chrétiens-démocrates, soit précisément ce que leur candidate Annalena Baerbock, qui prétend incarner un renouveau profond de la politique allemande, s’est engagée à ne pas faire.

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