Au cœur de l’actualité, la Fondation livre une enquête inédite qui traite de harcèlement et d’insécurité – une préoccupation d’autant plus importante pour les femmes de moins de 35 ans, partout sur le territoire français – mais aussi des discriminations au travail qui restent significatives. Elle donne ainsi à voir une nouvelle hiérarchie dans les mesures qui restent à adopter. L’analyse de Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, et de David Nguyen, directeur conseil au département « Opinion et stratégies d’entreprise » de l’Ifop.
Retrouvez l’analyse de David Nguyen (Ifop)
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Après le tsunami médiatique déclenché par l’affaire Weinstein, le hashtag #balancetonporc a semblé témoigner, sinon d’une libération totale et durable de la parole, du moins d’un besoin urgent de nombreuses femmes de partager leur expérience, de sortir de la souffrance trop souvent vécue dans la solitude et le silence. Il appartient désormais à toute la communauté nationale de transformer l’indignation collective témoignée depuis plusieurs semaines en mobilisation durable au service des droits des femmes et de l’égalité.
La Fondation Jean-Jaurès a réalisé une enquête quantitative approfondie sur les inégalités entre les femmes et les hommes et les nouveaux enjeux de la condition des femmes. Cette enquête permet de confirmer l’ampleur des pratiques de harcèlement subies par les femmes et de constater, au lendemain d’une crise économique prolongée, une aggravation des comportements discriminatoires dans le monde du travail.
Inégalités entre femmes et hommes : la sécurité quotidienne et l’égalité salariale comme priorités
Tout d’abord, l’enquête s’est penchée sur la perception par l’opinion des inégalités entre les hommes et les femmes. Et le constat établi par les Français est loin d’être satisfaisant : 74 % estiment que, en matière d’égalité entre femmes et hommes, « il y a encore beaucoup de choses à faire », contre 24 % seulement qui jugent l’égalité « à peu près atteinte ».
Non seulement les Français n’ont pas le sentiment, dans l’absolu, que la situation soit aujourd’hui meilleure qu’elle n’était en 2004 (date de la précédente mesure utilisée par l’Ifop), mais le pourcentage qui considère l’égalité comme à peu près atteinte a même reculé de 5 points. Un pessimisme qui peut s’expliquer par une sensibilité croissante de l’opinion aux questions d’égalité entre hommes et femmes, mais aussi par l’aggravation de situations discriminatoires, notamment dans le monde du travail.
Le jugement sur le niveau d’égalité entre les femmes et les hommes en France
Question : Diriez-vous qu’aujourd’hui l’égalité entre les femmes et les hommes est… ?
L’idée qu’il reste beaucoup à faire est particulièrement marquée chez les femmes : 82 % partagent cet avis, contre seulement 65 % des hommes.
Alors que l’on affirme souvent que les jeunes hommes sont plus sensibles à la cause féministe, on constate que les hommes de moins de 35 ans sont moins nombreux que leurs aînés à considérer qu’« il reste beaucoup à faire » (58 % contre 66 % des hommes de plus de 35 ans). Sans doute ce résultat peut-il notamment s’expliquer par le fait que beaucoup ont le sentiment de s’investir davantage que leurs aînés dans le partage des tâches et dans la défense de l’égalité femmes-hommes.
On constate par ailleurs sur ce sujet une « sensibilité » supérieure chez les sympathisants de gauche et chez les sympathisants de La République en marche (78 % des sympathisants de gauche estiment qu’il reste beaucoup à faire, 81 % chez LREM) que chez ceux de droite (57 % à l’UDI et 65 % chez Les Républicains). Cette perception des enjeux échappe en revanche en grande partie aux clivages sociaux ou générationnels.
Dans le détail, sur l’ensemble des domaines testés dans cette enquête, les Français perçoivent systématiquement la situation des femmes comme moins bonne que celle des hommes.
La situation des femmes par rapport à celle des hommes sur différents aspects
Question : Diriez-vous que la situation des femmes par rapport à celle des hommes est plutôt meilleure ou moins bonne en ce qui concerne… ?
Ainsi, 54 % des Français ont le sentiment que la situation des femmes en matière de conditions de travail (fatigue, cadence, horaires, saleté…) est moins bonne que celle des hommes. C’est 4 points de moins qu’en 2003. Les femmes perçoivent cette inégalité de manière bien plus aiguë que les hommes : 63 % jugent la situation moins bonne que celle des hommes dans ce domaine, 19 points de plus que le score obtenu chez les hommes interrogés.
S’agissant de la possibilité de trouver du travail, la situation des femmes est perçue comme moins bonne que celle des hommes par 58 % des Français, soit 6 points de moins qu’en 2003. Là encore, on note un écart important entre l’inégalité perçue par les femmes et par les hommes (67 % contre 49 %).
Concernant la sécurité de l’emploi, les femmes occupent une position plus précaire pour 60 % des Français. Ce résultat marque une nette amélioration par rapport à 2003 (10 points), mais un fossé persiste entre l’opinion des hommes (52 % perçoivent les femmes comme plus précaires) et celle des femmes (68 % d’entre elles perçoivent les femmes comme plus précaires).
En outre, malgré les progrès enregistrés ces dernières années en termes de parité en politique, 63 % des Français estiment que l’accès à la vie politique est toujours plus difficile pour les femmes que pour les hommes.
Mais c’est en matière de sécurité dans la vie quotidienne, de possibilité de promotion et d’égalité salariale que l’inégalité perçue entre femmes et hommes est la plus forte : 72 % des Français estiment que la situation des femmes est moins bonne que celle des hommes en matière de sécurité, 71 % considèrent qu’il est plus difficile d’obtenir une promotion lorsqu’on est une femme et 84 % que le salaire des femmes est inférieur.
Sur ces deux derniers sujets, l’écart de perception entre les femmes et les hommes reste important (16 points sur les possibilités de promotion, 9 points sur l’égalité salariale). Par ailleurs, ce sont les seuls sujets parmi tous ceux testés sur lesquels l’inégalité femmes-hommes perçue n’a pas connu d’amélioration par rapport aux perceptions enregistrées en 2003.
Soulignons que les salariés du secteur privé sont moins enclins que ceux du public à considérer que les femmes sont désavantagées en matière de promotion (68 % contre 76 %).
Pour l’avenir, les Français souhaitent prioritairement que la condition des femmes s’améliore en matière d’égalité salariale. Avec 67 % de réponses au total, cet item devance de loin les autres. De plus, il apparaît comme bien plus important aux yeux des Français aujourd’hui qu’il ne l’était en 2003 (+10 points).
Ensuite, 34 % souhaitent en priorité que la situation des femmes s’améliore en matière de sécurité au quotidien, 33 % en termes de possibilité de concilier vie familiale et travail. Puis 22 % jugent prioritaire l’amélioration des possibilités de promotion dans le travail, 16 % le partage des tâches familiales et 15 % l’accès des femmes aux postes de responsabilité politique. Signalons que chaque Français interrogé pouvait choisir deux items parmi tous ceux de la liste, ce qui explique que le total des scores soit supérieur à 100.
Cet ordre de priorité reflète bien les perceptions décrites plus haut : c’est naturellement là où les inégalités sont perçues comme les plus grandes que les Français souhaitent que les efforts d’amélioration soient concentrés.
Notons que les femmes de moins de 35 ans insistent plus que la moyenne des Français sur l’amélioration du partage des tâches familiales, alors que les femmes de plus de 35 ans insistent plus que la moyenne sur l’égalité salariale et l’amélioration des possibilités en matière de promotion dans le travail. Les hommes sont quant à eux systématiquement plus enclins à souhaiter l’amélioration de la sécurité des femmes au quotidien que les femmes elles-mêmes (6 points d’écart).
Le souhait pour l’amélioration de la situation des femmes sur différents aspects
Question : À l’avenir, vous souhaiteriez que la situation pour les femmes s’améliore prioritairement en ce qui concerne… ?
Par conséquent, les mesures que les Français souhaitent voir adoptées en priorité concernent la promotion de l’égalité femmes-hommes à qualification identique (61 %), la sécurité dans les lieux publics (39 %) ou encore le fait de favoriser l’accès des femmes aux postes de responsabilité dans les entreprises (35 %).
Parmi toutes les mesures testées, celles qui paraissent les moins prioritaires sont le fait de promouvoir l’accès des femmes au plus haut niveau dans la vie politique (14 %) ou d’adopter des mesures pour améliorer le congé maternité des professions les moins favorisées.
Soulignons que les femmes sont bien plus enclines que les hommes à souhaiter l’adoption de mesures visant à lutter contre une image sexiste de la femme dans les publicités (32 % contre 22 %). En revanche, les hommes sont bien plus nombreux que les femmes à juger prioritaire le fait d’adopter des mesures pour permettre aux pères de mieux s’impliquer dans la vie familiale (20 % contre 13 %).
Les mesures à adopter en priorité pour améliorer l’égalité entre les femmes et les hommes
Question : Parmi ces mesures, quelles sont celles qu’il faudrait prendre en priorité pour améliorer l’égalité entre les femmes et les hommes ?
De manière transversale, il est frappant de constater que la problématique de l’égalité salariale apparaît tout au long de l’étude comme étant l’enjeu contemporain majeur, l’inégalité la plus visible, la plus insupportable, celle pour laquelle la mobilisation et l’action doivent être les plus immédiates.
Une exigence qui peut s’expliquer de multiples façons. On comprend tout d’abord que le caractère aisément mesurable de cette inégalité, sa matérialité sonnante et trébuchante en quelque sorte, facilite son assimilation. De plus, la lenteur avec laquelle cette inégalité se réduit peut la rendre d’autant plus insupportable. On peut également y voir l’effet de multiples campagnes de sensibilisation ayant rencontré un large écho public, notamment la mobilisation qui a conduit des femmes à arrêter symboliquement de travailler le 7 novembre 2016 à 16h34, date à laquelle les hommes ont accumulé en moyenne ce que les femmes gagnent en une année. De manière plus structurelle enfin, on sait que c’est aux postes de cadres que les écarts de salaires sont les plus prononcés entre les femmes et les hommes et que la part des femmes parmi les cadres est passée de 30 % en 1990 à 40 % en 2011, ce qui pourrait expliquer en partie cette sensibilité croissante, de plus en plus de femmes faisant l’expérience du fameux « plafond de verre ».
Perception des discriminations
En deuxième lieu, la Fondation Jean-Jaurès a interrogé les Français sur leurs perceptions des discriminations dans le monde du travail. La comparaison des données recueillies avec celles mesurées en 2000 permet de constater les effets de la crise économique débutée en 2008 sur les parcours professionnels des femmes.
Parmi les femmes interrogées (53 % de l’échantillon), 22 % déclarent avoir déjà eu le sentiment d’être victimes d’une discrimination à l’embauche en raison de leur sexe – un chiffre en progression de 15 points par rapport à 2000.
Il est important de souligner qu’on ne peut exclure la traduction d’une prise de conscience croissante sans y voir les conséquences de la crise, mais force est de constater que ce sentiment est plus élevé chez les jeunes femmes de moins de 35 ans (30 %) qui ont dû entrer sur le marché du travail alors que la situation économique était particulièrement dégradée.
Notons que ce sont les CSP- (27 %), et notamment les employées (28 %), qui sont les plus nombreuses à avoir vécu ce type de discriminations (23 % chez les CSP+). Les salariées du public ont quant à elles moins tendance que celles du privé à y avoir été exposées (20 % contre 27 %).
Le sentiment d’avoir été victime d’une discrimination à l’embauche en raison du sexe
Question : Avez-vous déjà eu le sentiment d’être victime d’une discrimination à l’embauche en raison de votre sexe ?
Ce sentiment d’être l’objet de discriminations se traduit par des expériences concrètes, la maternité étant notamment devenue une source de discrimination plus importante depuis la crise de 2008 :
- 37 % des femmes rapportent qu’au cours d’un entretien d’embauche, on leur a déjà demandé si elles comptaient bientôt avoir des enfants (en progression de 18 points par rapport à l’enquête menée en 2000), contre seulement 12 % des hommes. Cette situation concerne même 42 % des femmes de 25 à 34 ans ;
- Toujours à l’occasion d’un entretien d’embauche, 33 % des femmes déclarent qu’on leur a déjà demandé quelle était la profession de leur conjoint, un cas de figure qui concerne également 31 % des hommes ;
- 25 % affirment qu’on leur a déjà demandé de quelle façon leurs enfants étaient gardés pendant leurs horaires de travail (+10 points par rapport à 2000), contre 11 % des hommes.
En lien avec ces expériences de discriminations, la crise économique a également, selon toute vraisemblance, eu un impact plus important chez les femmes que sur les hommes quant au choix d’avoir ou non un enfant :
- Les femmes sont plus enclines que les hommes à déclarer avoir déjà décidé d’avoir un enfant plus tard en attendant d’avoir un emploi stable (32 % contre 23 %). C’est même le cas de près d’une femme de moins de 35 ans sur deux (49 %) ;
- Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à déclarer avoir reporté ce choix par peur de voir leurs perspectives d’avancement bloquées ou retardées : 20 % sont concernées (et même 36 % des moins de 35 ans), contre 12 % des hommes ;
- Enfin, 82 % des femmes (et 73 % des hommes) ont le sentiment que le fait, pour une femme, de prendre un congé maternité freine sa progression de carrière. Ce sentiment enregistre une progression spectaculaire par rapport à ce qui était mesuré en 2000 : +18 points chez les hommes et +35 points chez les femmes.
Harcèlement et insécurité dans la rue et les transports : plus des deux tiers des femmes concernées
Enfin, l’enquête a approfondi le sujet du harcèlement et de l’insécurité – sujet qui, rappelons-le, arrive en deuxième place des souhaits d’amélioration des Français et des domaines sur lesquels il faut agir en priorité. Elle révèle tout d’abord que le sentiment d’insécurité dans la rue et les transports en commun s’avère très prégnant : 83 % des femmes interrogées déclarent avoir des craintes pour leur intégrité physique lorsqu’elles sont dans la rue ou dans les transports.
C’est le cas de 88 % des femmes de moins de 35 ans, dont 19 % « souvent », 42 % « de temps en temps » et 27 % « rarement ». Ce sentiment d’insécurité est réparti de manière assez uniforme sur le plan social et géographique. Il s’avère aussi répandu chez les habitantes des zones rurales (86 %) que de l’agglomération parisienne (87 %). Il est un peu moins marqué chez les habitantes des communes urbaines de province (82 %).
La crainte pour l’intégrité physique dans la rue ou dans les transports
Question : Lorsque vous êtes dans la rue ou les transports en commun redoutez-vous pour votre intégrité physique ?
Au-delà de la crainte ressentie, un très grand nombre de femmes déclarent avoir déjà fait l’objet de harcèlement quand elles sont dans la rue ou les transports en commun : 67 %, et même 81 % des femmes de moins de 35 ans. 15 % de ces dernières disent même que cela leur arrive « souvent ». Là encore, ce type de phénomène est plus prégnant chez les Parisiennes (74 %) et les habitantes de zones rurales (68 %) que chez les habitantes de zones urbaines de province (64 %).
Ainsi, alors que le débat public est animé en ce mois d’octobre 2017 par la question du harcèlement, cette enquête permet de rendre compte de l’ampleur de ce phénomène dans les lieux publics, seules 29% des femmes et 18% des jeunes femmes déclarant ne jamais faire l’objet de ce type de pratiques dans la rue ou dans les transports publics.
L’expérience de situations de harcèlement dans la rue ou dans les transports en commun
Question : En tant que femme, vous arrive-t-il de faire l’objet de harcèlement quand vous êtes dans la rue ou les transports en commun ?
Par ailleurs, les deux tiers des femmes interrogées jugent élevé le risque d’être agressées sexuellement quand elles sortent le soir – c’est même le cas des trois quarts des moins de 35 ans. Sur cette question, on ne constate absolument aucune différence entre les déclarations des habitantes de l’agglomération parisienne et celles des habitantes de province.
L’évaluation du degré de risque d’être agressée sexuellement le soir
Question : En tant que femme, pensez-vous que le risque d’être agressée sexuellement quand vous sortez le soir est… ?
On notera pour terminer que la police et la gendarmerie sont considérées comme des interlocutrices de confiance face aux violences faites aux femmes, puisque 55 % des personnes interrogées et 52 % des femmes déclarent qu’elles les préviendraient en priorité si elles apprenaient qu’une proche ou une voisine était victime de violences conjugales. Les associations d’aide aux victimes de violences faites aux femmes, moins bien identifiées, arrivent en deuxième position, devant « un proche », « les services sociaux » ou « un médecin ».
La personne que l’on préviendrait en priorité lorsqu’une proche est victime de violences conjugales
Question : Si vous apprenez qu’une proche, une voisine, est victime de violences conjugales, qui prévenez-vous en priorité ?