De plus en plus d’influenceurs « s’engagent », à des degrés divers, pour l’écologie, qui devient désormais une stratégie banalisée pour servir à enjoliver leur image de marque et leur mise en scène de soi, à des fins commerciales et d’incitation à la consommation, sans remettre en cause le système. Erica Lippert, de l’Université libre de Bruxelles, livre pour l’Observatoire Marques, imaginaires de consommation et politique de la Fondation son analyse de cette nouvelle communication environnementaliste.
Lorsqu’il s’agit d’identifier les acteurs qui sécrètent des imaginaires de consommation, impossible de passer à côté de ce qu’on appelle les « influenceurs ». Souvent assimilés, à tort, à de pures figures de divertissement, on mésestime la place croissante qu’ils occupent dans la fabrique des systèmes de valeurs contemporains – sans doute parce qu’ils sont peu étudiés. C’est cet angle mort que vient combler Erica Lippert, docteure en analyse du discours environnemental de l’Université libre de Bruxelles. Toute la force de cette note, tirée de son travail doctoral, est de montrer comment la mise en scène « écolo » des influenceurs arrime des discours engagés à une idéologie consumériste qu’ils ne cessent jamais de renforcer.
Les réseaux sociaux sont devenus, en une vingtaine d’années, les plateformes privilégiées de la publicité. Les marques ont en effet compris comment et pourquoi toucher les 18-34 ans1Un graphique Statista montre que c’est cette tranche d’âge qui utilise le plus Instagram en 2023 (consulté le 17 octobre 2023)., jeunes consommateurs fréquentant assidûment ces applications. Comment ? Par des publications esthétiquement attractives, incluant des protagonistes desquels les « jeunes » peuvent se sentir proches. Pourquoi ? Parce qu’ils s’informent largement en ligne2Selon le 34e baromètre Kantar Public, consulté le 18 octobre 2023.. Ces dernières années ont ainsi vu fleurir une nouvelle façon d’opérer du storytelling et du placement de produit, à savoir le storyliving3Stéphanie Marty, « “Swipe up” et “codes promo” : quand les influenceurs donnent vie à un storyliving dédié aux marques », Communication & management, vol. 18, n°1, 2021, pp. 47-65.. Ce dernier vise le placement de produit en s’appuyant sur une narration du quotidien, au sein de laquelle les héros constituent désormais ce qu’on appelle communément des influenceurs. Le storyliving résulte aussi des pratiques de mise en scène de soi dont les usagers des réseaux sociaux raffolent, et qui en retour sont favorisées par les algorithmes.
On classe traditionnellement les influenceurs soit par notoriété, en fonction du nombre d’abonnés qu’ils capitalisent, soit par spécialisation. Celle-ci touche tous les domaines, bien que ce soient la nourriture, l’humour, la beauté/les cosmétiques et les voyages4Selon l’étude de Reech sur le marketing d’influence en 2023, consultée le 17 octobre 2023. qui suscitent le plus l’intérêt tant de la part des usagers que des créateurs. Leur impact est devenu si important qu’en France, leurs activités sont désormais encadrées par la loi Delaporte-Vojetta du 9 juin 2023. Ce dispositif ambitionne la « lutt[e] contre les dérives », mais aussi l’interdiction de promouvoir, par exemple, « certains produits financiers », l’« abstention thérapeutique » ou la « chirurgie et la médecine esthétique ». Dans cette note, nous analyserons les publications d’influenceurs Instagram. Ce réseau social est plus utilisé par les jeunes consommateurs (67% des 18-29 ans utilisent cette application) que TikTok (27,7% des 13-17 ans, 39,9% des 18-24 ans, 25% des 25-34 ans) ou Snapchat (53% des 15-25 ans). Instagram remporte un plus fort taux d’engagement5Selon Définitions marketing, le taux d’engagement « permet généralement de mesurer l’engagement des consommateurs ou abonnés à l’égard d’une publication ou publicité de marque ». que Facebook, et constitue donc aussi l’application préférée des marques. C’est maintenant devenu une habitude pour les usagers de cette plateforme de passer par la publicité d’influenceurs pour trouver de nouveaux produits6Selon Dina Gerderman de la Harvard Business School, 67% des usagères et usagers découvrent des produits via les influenceuses et les influenceurs. Consulté le 17 octobre 2023..
Il est intéressant d’observer les publications des influenceurs étant donné que, dans une dynamique circulaire, ils affectent l’opinion et en constituent des sortes de thermomètres. Les influenceurs produisent autant du désir qu’ils sont les experts du désir des consommateurs. De ce fait, l’analyse de leurs communications constitue un outil à la fois pour interroger les narrations circulant aujourd’hui sur les réseaux sociaux et comme levier de création de potentielles nouvelles narrations. Or, certains enjeux, notamment en ce qui concerne l’écologie, appellent des changements sociopolitiques et narratifs. Dans une étude récente, Greenpeace7Greenpeace et Sophiapol, « En mode avion ». L’emprise de la publicité et des influenceurs sur nos imaginaires du voyage, 2023, consulté le 4 novembre 2023. montrait par exemple que les « influenceurs-voyage » contribuaient à ancrer dans les imaginaires une association entre vacances et transport aérien, ce dernier se révélant nocif sur le plan climatique et environnemental8Selon l’Organisation mondiale du tourisme et le Programme des Nations unies pour l’environnement, Climate Change and Tourism: Responding to Global Challenges, 2008.. Même remarque au sujet des déplacements en jet privé des footballeurs professionnels ou des hommes d’affaires. Signalons par ailleurs qu’il existe déjà des critiques se spécialisant dans l’impact écologique des influenceurs, comme les comptes Instagram « Paye ton influence » et « L’avion de Bernard9Qui publiait chaque trajet en jet privé de Bernard Arnault, première fortune d’Europe et notamment PDG du groupe LVMH, consulté le 9 novembre 2023. ».
De plus en plus d’influenceurs et de stars « s’engagent »10Parmi les plus célèbres : Leonardo Di Caprio, Marion Cotillard, Georges Clooney, selon Le Soir, consulté le 6 novembre 2023., à des degrés divers, pour l’écologie. Toutefois, deux principales conceptions de l’écologie existent. La première, que l’on pourrait qualifier d’« environnementaliste11Selon Guillaume Carbou, « En finir avec la confusion entre écologie et environnementalisme », Libération, 16 juin 2019. », prône une croissance économique régulée et dite « éthique » qui sauvegarderait le système économique capitaliste, présenté comme condition du bien-être collectif. Le recyclage, les achats de produits biologiques, locaux, responsables (ayant un impact environnemental et social moindre)12Selon les conseils de l’Union européenne. Consulté le 18 octobre 2023. sont des exemples de mises en œuvre proposées par ce modèle. Cette conception engrange un nouveau marché, au sein duquel les consommateurs sont motivés avant tout par leur santé, leur bien-être et la qualité du produit13Sihem Dekhili, Didier Tagbata et Mohamed Akli Achabou, « Le concept d’éco-produit : quelles perceptions pour le consommateur ? », Management & Prospective, vol. 30, n°5, 2013, pp. 15-32.. Les concepts de développement durable et de marketing vert, résultats de cette volonté d’adaptation, « pérennisent le système14Elsie Viguier, « Développement durable, consumérisme politique et marketing “vert” : de nouvelles sources de justification du capitalisme ? », L’Homme & la Société, 193-194, 2014, pp. 57-72. » capitaliste et le légitiment.
La seconde conception, dite « écologiste15Guillaume Carbou, art. cit. », critique la surproduction et l’incitation à la consommation tout en réclamant une refonte complète du système. Eve Chiapello16Eve Chiapello, « Capitalism and its criticisms », dans Paul Du Gay, Glenn Morgan (dir.), New spirits of capitalism? Crises, justifications, and dynamics, Oxford, Oxford University Press, 2013, pp. 60-81. a souligné que la « critique écologique » attribue au capitalisme un penchant destructeur dû à la technique, au consumérisme et au système industriel. Des scientifiques, des penseurs17Jean-Marie Harribey, « Le capitalisme peut-il être écologique ? », dans Fondation Copernic (dir.), Manuel indocile de sciences sociales. Pour des savoirs résistants, Paris, La Découverte, 2019, pp. 49-60 ; Edgar Morin, « Changer le rapport de l’homme à la nature n’est qu’un début », Le Monde, 12 juin 2009 ; Antonin Pottier, « Le capitalisme est-il compatible avec les limites écologiques ? », Veblen Institute, 2017., des médias18Vice, Bon Pote, etc. et des citoyens19Selon TF1. Consulté le 6 novembre 2023. de plus en plus nombreux affirment l’incompatibilité entre paradigme capitaliste et écologie. Comme l’ont mis en avant les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello20Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2011., chacune des critiques formulées à l’encontre du capitalisme aboutit à une réadaptation de celui-ci. Autrement dit, ce que les deux chercheurs appellent « l’esprit du capitalisme » (que les individus nourrissent et subissent simultanément) « avale » les critiques et les réemploie à son avantage, pour mieux perdurer. L’incitation à la consommation passe désormais aussi par des arguments écologiques, qui gomment les attributs industriels des produits.
Les influenceurs employant des arguments écologiques s’inscrivent généralement dans le modèle environnementaliste, qu’ils confortent et façonnent en retour. Dans ce cadre, les arguments écologiques sont maintenant devenus des stratégies banalisées qui servent à enjoliver leur image de marque et leur mise en scène de soi, à des fins commerciales et d’incitation à la consommation. La question qui se pose est : sur le plan de la communication, quels sont les traits de cette banalisation ? Les influenceurs alimentent un cercle vicieux, car probablement conscients des limites de la croissance et de la consommation, ils appellent à des comportements « vertueux », mais ne remettent pas en cause le système. La publicité se trouve en effet « au cœur de contradictions de nos sociétés en matière de transition écologique », comme le font remarquer les spécialistes des questions écologiques en communication Géraud Guibert et Thierry Libaert21Géraud Guibert et Thierry Libaert, Publicité et transition écologique, ministère de la transition écologique et solidaire, 2020, p. 7.. Les injonctions s’organisant autour de la protection environnementale sont fragmentées, non consensuelles, antagoniques, équivoques. On peut alors aussi se demander si la communication des influenceurs contient les traces de cette dissonance.
Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail
Abonnez-vousAnalyser les arguments écologiques publicitaires sur Instagram
L’étude des arguments écologiques22Selon l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) : « toute revendication, indication ou présentation, sous quelque forme que ce soit, utilisée à titre principal ou accessoire, établissant un lien entre les marques, produits, services ou actions d’un annonceur, et le respect de l’environnement ». mobilisés par la publicité n’est pas nouvelle, et ces arguments sont même soumis à des réglementations. En effet, dès la fin des années 1990, spécialistes des sciences de l’information et de la communication, journalistes et activistes ont eu recours au concept de greenwashing (en français « écoblanchiment »), entendu comme « les pratiques consistant à utiliser abusivement un positionnement ou des pratiques écologiques à des fins marketing. Le greenwashing peut par exemple se faire par des publicités trompeuses ou par le fait d’arborer des « labels verts maison » non officiels. La limite entre le greenwashing et une argumentation légitime ou une pratique citoyenne louable est parfois floue et subjective23Dans Définitions marketing..
L’existence du greenwashing démontre que les arguments écologiques font partie des stratégies argumentatives pouvant auréoler d’éthique, de crédibilité et de morale toute instance y ayant recours. Si le greenwashing est un concept tout à fait opérationnel, son analyse requiert cependant une évaluation des discours tout autant qu’une évaluation des impacts écologiques des entreprises, ce qui ne semble pas toujours du ressort des spécialistes des sciences de l’information et de la communication.
En nous ancrant dans l’analyse du discours à la française, nous proposons ici l’étude de l’image (ethos discursif) des influenceurs lorsqu’ils emploient des arguments écologiques, mais pas celle des impacts des produits présentés. L’ethos discursif, c’est la présentation de soi opérée avant et pendant chaque prise de parole. La notion d’ethos inclut l’examen des stéréotypes, imaginaires, idéologies et représentations traversant la société24Ruth Amossy, L’argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin, 2000, p. 85., car l’image projetée par une personne est prise dans un contexte. L’ethos est lié au pathos (les émotions exprimées) et au logos (les arguments, la logique). Dans le cadre d’un travail doctoral sur l’ethos écologique des influenceurs sur Instagram, nous avons précédemment élaboré une grille d’analyse (graphique 1)25Erica Lippert, La mise en récit des ethos écologiques sur Instagram : une cartographie entre la France et le Québec, thèse de doctorat, Université libre de Bruxelles, 2023.. Celle-ci s’appuie sur les critères suivants : (1) le niveau d’investissement narcissique des posts ; (2) les degrés d’idéologie écologique (de la plus climatosceptique ou instrumentaliste à la plus écologiste)26Selon la typologie de John Dryzek dans The Politic of Earth: Environmental Discourses, Oxford, Oxford University Press, 3e édition 2022. ; (3) les émotions (ou le « pathos », ici dans son degré de positivité ou de négativité) ; (4) le nombre et la variété des formats d’images employés (la multimodalité).
Graphique 1. Grille d’analyse de l’ethos écologique
Cette grille sera associée à celles de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité27Celle de 2020, consultée le 18 octobre 2023. (désormais ARPP), qui propose une aide pour l’examen d’arguments écologiques.
L’indifférence des influenceurs français pour l’écologie
Dans notre étude des discours environnementaux sur Instagram entre France et Québec28Erica Lippert, op. cit. en 2019, nous avions observé la quantité quasi inexistante de méga-influenceurs29Selon Définitions marketing : « qui compte plus d’un million d’abonnés sur un des réseaux sociaux où il est présent », consulté le 20 octobre 2023. et influenceurs-stars30Selon Définitions marketing : « fait généralement référence à des influenceurs ou créateurs de contenu qui comptent plusieurs millions d’abonnés sur l’éventail de leurs différents comptes sociaux à l’échelle du contexte français et plusieurs dizaines, voire centaines, de millions à l’échelle de l’international. Certains influenceurs stars sont issus d’une réelle activité de créateurs de contenu alors que pour d’autres leur statut d’influenceur star vient d’une autre source d’exposition médiatique (sport, cinéma, parentalité célèbre, télé-réalité, etc.) qui leur a permis de collecter un grand nombre d’abonnés », consulté le 20 octobre 2023. francophones abordant les problématiques écologiques ou le sujet de la consommation éthique dans leurs publications. Au contraire, ces individus partagent des contenus ostentatoires montrant leurs modes de vie luxueux (voyages lointains et nombreux, usages de moyens de transport polluants, garde-robe sans cesse renouvelée, etc.) qui contredisent les conseils que les institutions, les médias, les écologistes et les scientifiques délivrent par ailleurs31Nous pensons par exemple au « Plan vélo et mobilités actives » de 2019, aux conseils de l’Ademe ou à ceux de Libération. Consulté le 21 octobre 2023.. Dans un souci d’actualisation, nous nous sommes appuyés en premier lieu sur des classements de l’agence spécialisée en marketing d’influence KolSquare32Consulté le 18 octobre 2023. et de l’agence Ozeweb33Consulté le 19 octobre 2023. pour vérifier qui étaient les influenceurs les plus suivis en 2023 et si les discours environnementaux étaient encore absents de leurs posts. Ces données, que nous avons agrémentées de nos recherches34Une vérification quant au nombre d’abonnés a été effectuée le 18 octobre 2023., ont été synthétisées dans le tableau suivant.
Notons que la militante écologiste Camille Etienne ne figure pas dans ce « palmarès » d’abord parce qu’elle ne se classe pas parmi les influenceurs les plus suivis, ensuite parce qu’elle se situe dans l’activisme, elle n’est donc pas devenue célèbre pour la publicité de produits ou de modes de vie, mais pour son engagement politique.
En second lieu, les profils et les posts ont été examinés sur une durée d’un mois et demi35Du 10 septembre au 18 octobre 2023., afin de rechercher l’existence ou la quantité d’arguments écologiques (lexique, logos, symboles, etc.). Exceptés Tibo inshape et Enjoy Phoenix, aucun autre profil n’emploie d’argument écologique ou n’aborde une problématique climatique ou environnementale sur la période sélectionnée. Cette première recherche confirme l’absence de discours environnementaux chez les profils français les plus suivis d’Instagram. Cette absence peut s’expliquer par le fait que pour (se) vendre, il faut construire une mise en scène faisant l’impasse de tout ce qui contreviendrait à une image positive, émotions comprises.
Si les influenceurs ont le devoir de représenter (symboliquement) des individus heureux et beaux tout en favorisant la production de contenu scénarisé, mais authentique et intime36Delia Dumitrica et Loes van Driel, « Selling brands while staying ‘authentic’: The professionalization of Instagram influencers », Convergences: The International Journal of research into New Media Technologies, 2020., il semble en effet peu séduisant d’évoquer l’écologie politique, étant donné que la défense de l’environnement constitue un sujet moral et politique. Ce constat interroge la portée négative, sur le plan émotionnel, de la communication écologiste : pensons par exemple à la collapsologie37Yves Cochet, Devant l’effondrement. Essai de collapsologie, Paris, Les liens qui libèrent, 2019 ; Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100, Paris, Odile Jacob, 2015 ; Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015., ce courant assez médiatisé qui met en avant les effets de l’effondrement de la civilisation capitaliste, et donc une vision d’avenir apocalyptique. L’avenir du monde vivant pose un problème moral, interroge notre rapport à l’environnement et peut susciter de l’éco-anxiété. Comment donc rendre la communication écologique plus attrayante ? Les influenceurs « verts », dont nous présentons un exemple plus loin, constituent un élément de réponse.
Les cas d’environnementalisme de Tibo inshape et Enjoy Phoenix
Parmi les 20 influenceurs français les plus suivis, Tibo inshape et Enjoy Phoenix ont posté des publications incluant des arguments écologiques. Les deux publications du premier n’incluent pas d’arguments écologiques dans le texte, mais dans les images. Dans la vidéo du 13 octobre 202338Consultée le 19 octobre 2023. (images 1 et 2), le procédé narratif se base sur une mise en contraste des gestes « de la vie quotidienne » que l’influenceur joue (jeter de la nourriture à la poubelle, laisser le robinet ouvert durant le brossage des dents, s’énerver au téléphone) opposés à des vidéos montrant des enfants de pays pauvres n’ayant pas accès à ces gestes (situation de famine, d’accès difficile à l’eau potable, de travail infantile).
Images 1 et 2. Captures d’écran de la vidéo de Tibo inshape du 13 octobre 2023
Cette vidéo, à haute teneur moralisante, pointe les excès des pays riches et déplore le gaspillage, tout en soulignant la responsabilité des destinataires pour l’accomplissement de « petits » gestes et de prise de conscience, ainsi que l’enjeu humanitaire. La vidéo du 18 septembre 202339Consulté le 19 octobre 2023. joue sur le même procédé de contraste, mais inclut du texte (images 3 et 4).
Images 3 et 4. Captures d’écran de la vidéo de Tibo inshape du 18 septembre 2023
L’influenceur illustre la crise sanitaire de 2020 (par une personne subissant un test nasal du Covid-19), la pollution plastique en 2021 (par une image de terrain débordant de déchets), la guerre en 2022 (par une image de soldats et de tranchées), la pollution atmosphérique en 2023 (par une image de cheminée de raffinerie)… et propose une projection humoristique du futur avec un personnage qui survit tant bien que mal en 2024 (un personnage écorché rampant) et l’invasion d’extraterrestres en 2025 (deux humanoïdes aliens tirant au fusil).
Ces deux récits se caractérisent aussi par leur forte dimension émotionnelle, car la démonstration de personnes en souffrance peut participer au déclenchement d’émotions chez les destinataires tout autant que le rappel d’événements vécus, qui fait appel à leur mémoire (crise sanitaire, vision de déchets). Le dénominateur commun de ces vidéos réside dans la mise en scène du confort vécu par l’influenceur, qui se fait le porte-parole ou représentant des destinataires. Bien que la protection environnementale ne soit pas directement énoncée, l’influenceur cherche à faire adhérer ses abonnés à un univers de sens, au sein duquel des situations catastrophiques sur le plan environnemental (gaspillage, pollution) et humain (famines, travail infantile) doivent disparaître, par le biais d’une prise de conscience et de « petits gestes » de la part des Occidentaux. Par ces vidéos et l’ethos préalablement construit de coach sportif et personne suivant une diététique saine, le discours est idéologiquement marqué dans un univers de sens (sobriété, discipline, amour de soi) et de valeurs (environnementalisme, humanitarisme).
Notons cependant un paradoxe : ces publications s’insèrent dans un récit continu du quotidien de l’influenceur, qui par ailleurs montre qu’il use de moto et de voiture personnelle pour se déplacer40Ce post et celui-ci, consultés le 19 octobre 2023.. La démonstration de ces usages (et de l’affection qu’il entretient manifestement à l’égard de ces moyens de transport, images 5 et 6) rentre en conflit avec l’univers idéologique précédemment décrit. La mise en scène énonciative décline deux postures antagoniques dans la mesure où les cadres du domaine d’action « petits gestes » / indignation face à la pollution / inégalités sociales se confrontent à ceux d’une consommation polluante. De fait, ce rapport dissonant illustre bien ce à quoi les destinataires sont confrontés, eux aussi : l’influenceur n’est plus un modèle, mais le reflet des autres, sur le plan écologique.
Images 5 et 6. Captures d’écran des publications de Tibo inshape des 10 et 11 septembre 2023
Les publications d’Enjoy Phoenix des 1241Consultée le 19 octobre 2023. et 1342Consultée le 19 octobre 2023. octobre 2023 sont des publicités pour une marque de produits cosmétiques qu’elle a créée, Leave and Clouds Skincare. Ce discours publicitaire interroge sur la nature de l’action écologique que l’achat promet : si les consommateurs peuvent se prémunir d’employer des produits synthétiques et potentiellement destructeurs de l’environnement (par les pesticides ou leur origine lointaine et méconnue), ces qualités les privilégient prioritairement, ce qui relève d’une conception anthropocentrée. De plus, nous pensons que ce type de publicité fait passer la durabilité au second plan, après la désirabilité. Prenons en compte le fait que les influenceurs sont des experts, qui répondent aux attentes de leur public, inspirent la confiance en incarnant « trois dimensions essentielles pour subsister : l’honnêteté, la compétence et la bienveillance43Selon Claire Gallic et Rémy Marrone, Le grand livre du marketing digital, Paris, Dunod, 2020, p. 449. ». Dès lors, la question qui se pose est de savoir si les consommateurs sont vraiment prêts à réduire leur consommation au nom de la protection du monde vivant et de l’environnement. Il ne semble pas que ce soit le cas, au vu de ce qui suit.
Observons les posts d’Enjoy Phoenix. Le premier (images 7 et 8) met en scène une démonstration vidéo de soins du visage par l’influenceuse, accompagnée d’un texte de légende, qui sert de relais (en termes barthésiens, il apporte des informations que l’image ne peut donner). La démonstration d’un tel soin nous fait plonger dans l’intimité de l’influenceuse, ce qui est une stratégie permettant d’augmenter le degré d’authenticité du post : en montrant une routine et un visage sans artifice, elle se présente de façon qui se veut transparente. Dans le texte, les marqueurs de subjectivité et les arguments écologiques ont été analysés. Le logiciel Tropes44Qui permet notamment de classer et observer les univers de références, ainsi que les marques de la subjectivité. a facilité le processus analytique, et a permis de dégager : (i) un équilibrage entre les pronoms je et on (nous) mettant en avant le travail de l’influenceuse et son équipe ; (ii) la présence des destinataires, à qui les produits sont adressés et de qui une évaluation est attendue (3 occurrencesde vous, « vos retours ») ; (iii) un ton émotionnel positif avec la présence de termes et d’expressions de l’émotion tels (« me semblait impossible et pourtant » ; « j’en suis extrêmement fière » ; « vous plairont autant qu’à moi » ; « j’ai hâte » ; deux émojis cœur blanc et violet) ; (iv) des termes du lexique écologique « vegan […] bio et naturelle », « le bio et le naturel », « marque labellisée bio » qui se mêlent à celui du lexique cosmétique (« huile démaquillante, une mousse nettoyante, un gommage visage, un masque et une crème de jour »).
Images 7 et 8. Captures d’écran de la publication d’Enjoy Phoenix du 12 octobre 2023
Le deuxième post s’appuie sur un carrousel de 10 photographies (images 9 et 10). Il s’agit d’un report de la soirée de lancement des produits, les photos mettant en avant l’influenceuse (3 occurrences, 2 où elle prend la pause et 1 où elle échange avec d’autres personnes), les produits de la gamme Leaves and Clouds Skincare (4 photos montrant des emballages sur des présentoirs, accompagnés de bougies ou de plantes comme la lavande), et un gâteau arborant le nom et les couleurs de la marque (2 photos). Le texte de légende exprime la fierté, l’optimisme, la motivation et la reconnaissance. Les caractéristiques « Made in France, Bio, Vegan et ABORDABLE » sont répétées en début d’énoncé, mais il manque le « cruelty free » observé dans la publication précédente.
Images 9 et 10. Captures d’écran de la publication d’Enjoy Phoenix le 13 octobre 2023
Notons le commentaire (image 11) émanant du profil @vosstarsenrealité, qui annonce en ces termes : « L’allégation “cruelty free” est interdit d’autant plus si le produit est fabriqué en france. Vous seriez référente influence auprès de Bruno Lemaire. C’est fâcheux de ne pas respecter vous même la loi. ». On peut dès lors supposer que la mention en question a été retirée a posteriori du texte de l’influenceuse. Ce commentaire montre aussi que les influenceurs sont désormais policés par des instances comme le profil « Vos stars en réalité45Consulté le 20 octobre 2023. », dont le but est de dénoncer et critiquer leur manque d’authenticité, leurs arguments frauduleux, les dérives du personal-branding46Selon Définitions marketing : « Le personal-branding est une pratique qui consiste pour un individu à promouvoir lui-même son image et ses compétences par le biais des techniques marketing et publicitaires utilisées habituellement pour promouvoir une marque. Dans cette démarche, l’individu vise à devenir lui-même une « marque reconnue ». La démarche de personal-branding peut être entreprise dans le cadre d’une activité professionnelle ou à titre plus personnel ». Consulté le 20 octobre 2023., etc.
Image 11. Commentaire réponse à la publication du 14 octobre 2023 d’Enjoy Phoenix
Les publications d’Enjoy Phoenix s’appuient sur des arguments que nous qualifierons d’environnementalistes et véhiculent un imaginaire hygiéniste de l’environnement, étant donné que les ressources « naturelles » (on ne sait pas lesquelles) deviennent ici pourvoyeuses de soin, de beauté et de bien-être. La protection environnementale est engagée par un achat permettant aux consommateurs d’accéder à la fois à un produit qualitatif, bon pour eux d’abord, et à un acte moral ensuite : l’exonération de produits synthétiques et une nature protégée par des labels « bio ». Notons aussi que ces produits seraient « cruelty free », autrement dit que leur test en laboratoire n’impliquerait pas de souffrance animale (argument de l’empathie) et qu’ils sont fabriqués en France (argument de la proximité). En les consommant, ce qui est promis aux destinataires c’est l’accès bon marché (« produits abordables ») à un soin de beauté efficace — l’influenceuse a débuté sa carrière en évoquant des problèmes de peau et semble les avoir résolus — et une déculpabilisation (une occultation de la morale auréolant l’écologie), l’idée que la consommation peut devenir une « arme » contre la dégradation environnementale.
Les influenceuses « écolos »
Pour continuer cette exploration, nous avons cherché ensuite à comprendre qui construisait un ethos écologique de façon moins liminale et effectué une deuxième investigation. Après une recherche sur Google, nous avons trouvé des sites47Comme blog.fr , Woo ou Ludis. qui référencent les influenceurs « écolos », et avons sélectionné les cinq plus suivis.
L’influence française en matière d’écologie est féminine : ce sont presque uniquement des femmes qui produisent ces contenus sur Instagram48Selon Bloginfluence4you, Max Bird est « le plus connu », mais aucune publication récente n’incluait d’argument écologique. Cela s’explique probablement par le fait qu’il intervient davantage sur YouTube.. Léa Camilleri, Mango & Salt, Clara Victorya et Rosa Bonheur sont des créatrices de contenu « classique », car leur narration se base sur le récit de leur vie quotidienne. Notons toutefois que Léa Camilléri se spécialise dans le journalisme et qu’elle est vidéaste, ses productions (et leur promotion par des posts à caractère cinématographique ou documentaire) se mélangent à des posts dans lesquels elle se raconte. Camille Girl Go Green est un profil entièrement basé sur la pensée écologique et sa mise en pratique ; force est de constater le caractère activiste de ses publications.
Les influenceuses environnementalistes
Les publications relevant de personal-branding correspondent à une conception environnementaliste, car les influenceuses incitent à la consommation ou font d’elles des modèles en ne remettant pas en question le paradigme socioéconomique et politique actuel. Dans ce cas, l’argument écologique n’est pas fallacieux, il constitue un référent vertueux, il permet d’augmenter la désirabilité du produit. Les publications du 12 octobre 202349 Cette publication et celle-ci, consultées le 20 octobre 2023. de Clara Victorya, celles des 12 septembre et 16 octobre 202350Cette publication et celle-ci, consultées le 20 octobre 2023. de Rosa Bonheur (images 12 et 13) et celle du 11 septembre 202351Consultée le 20 octobre 2023. de Léa Camilleri (images 14 et 15) sont des partenariats rémunérés (ou « collaboration commerciale ») avec les marques Fairphone (smartphone réparable et constitué de composants recyclés ou équitables) ; Œnobiol (nutricosmétique) ; Yepoda (cosmétiques) et Coffee B (système de café sans capsules).
Images 12 et 13. Captures d’écran de la publication de Rosa Bonheur du 12 septembre 2023
Images 14 et 15. Captures d’écran de la publication de Léa Camilleri du 11 septembre 2023
Dans ces publications, les ethos écologiques reposent sur les mêmes modalités iconiques et textuelles :
- expression d’émotions positives suscitées par la consommation de produits vertueux et efficaces : émojis (ex. : 🥰, 😍, ✨), tonalité de voix enjouée, sourires, points d’exclamation, superlatifs et hyperboles (« best », « hyper », « max »), etc. ;
- formats vidéo et images incrustées privilégiés : les textes, les émojis et les formes (flèches) dans les images ajoutent des informations, rendent le propos ludique ; le rythme des vidéos permet une mise en scène authentique (filmage amateur) ou divertissante (montage de photographies) ;
- mise en scène de soi ou investissement narcissique maximal : les influenceuses apparaissent autant, voire plus, d’un point de vue iconographique, que les produits qu’elles promeuvent. Il s’agit de publicité ultrasubjectivisée, tout passe par leur point de vue. De ce fait, l’enjeu écologique passe au second plan, après la consommation et l’expérimentation du produit par l’influenceuse ;
- le rapport à la nature montré est anthropocentré, les produits répondent à un désir de consommer un produit sain (recyclable, compostable, composé d’ingrédients naturels ou végans) ou à un désir esthétique (paraître beau/belle). Les entités reconnues dans la narration sont des êtres humains ou des objets, la nature se retrouvant dans un rapport d’exploitation ou d’instrumentalisation. Les objectifs de ces produits sont avant tout l’accès au bonheur ou à des besoins de base (nourriture, communication, soin corporel) ;
- les arguments écologiques investissent principalement le vocabulaire : « végan », « d’origine naturelle et safe », « écolo », « pas de déchets », « intégrer des contraintes environnementales et des contraintes de commerces équitables », « plastique recyclé », « or équitable », alors que la dimension iconique met en valeur les influenceuses.
Nous avons distingué deux publications, celle du 10 septembre 202352Consulté le 20 octobre 2023. de Mango & Salt (image 16) et celle du 24 septembre 202353Consulté le 20 octobre 2023. de Clara Victorya (image 17), qui émanent de partenariats rémunérés avec une entité institutionnelle (l’Ademe54Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie.) et avec l’ONG Refashion.fr (qui accompagne la transformation vers l’économie circulaire des textiles). En effet, bien que les productions orales et écrites s’appuient sur les mêmes modalités discursives que celles des autres posts précédemment étudiés, elles proposent cependant des solutions autres que la consommation. L’ethos s’appuie soit sur la mise en pratique d’une activité de recyclage de tissus pour de la décoration d’intérieur (Refashion.fr), soit sur la présentation du site « Nos gestes climat55Consulté le 21 octobre 2023. » de l’Ademe, un simulateur d’empreinte carbone mettant à disposition des solutions personnalisées. L’injonction au changement de consommation se trouve au cœur des actes de parole de ces deux posts, et intègre la responsabilité individuelle comme levier de transformation sociétale.
Images 16 et 17. Captures d’écran des posts de Mango & Salt du 10 septembre 2023 et de Clara Victorya du 24 septembre 2023
Un exemple d’influenceuse écologiste : Camille Girl Go Green
L’examen des publications de Camille Girl Go Green montre un ethos écologique différent, similaire à celui des activistes de Greenpeace France. Dans ce profil, il ne s’agit pas de consommer différemment : l’influenceuse, qui annonce dans sa biographie (image 18), en en-tête, être une « exploratrice de modes de vie écologiques […] [une] conteuse de nouveaux récits […] [une] éveilleuse de conscience […] [un] briquet sur la mèche de l’engagement », décline plusieurs types de discours au regard de l’écologie, et s’inscrit dans une démarche écologiste. Les arguments écologiques, tant sur le plan sémiotique que symbolique ou linguistique, traversent l’ensemble du profil et des publications, comme l’image suivante l’exemplifie.
Image 18. Capture d’écran de la bannière de profil de Camille Go Green, le 20 octobre 2023
Parmi les 24 publications postées sur la période, on trouve :
- des productions explicatives, avec des conseils sur l’usage et le recyclage d’objets/constructions quotidiens (poêle, marmite norvégienne, colis réutilisables, cabanes de jardin, douches, séchoir solaire) ; sur des aliments biologiques et les recettes pour les cuisiner (épeautre, courgettes, spiruline) ; sur des actes écologiques (compostage [image 19], ramassage de déchets) ; sur des modèles de production et de consommation (économie circulaire, seconde main) ;
- des productions argumentées avec des critiques des (non) mesures gouvernementales (planification écologique, lobby automobile) ; des appels à soutenir des initiatives activistes (manifestation contre des projets d’autoroute, contre le retour du glyphosate, contre la destruction d’espaces verts, pétition contre les polluants éternels56PFAS = composés perfluoroalkylés et polyfluoroalkylés.) ; des modes de consommation responsables (collaboration commerciale avec l’ONG FSCFrance57Bureau national français du Forest Stewardship Council® (FSC®).) ;
- des narrations de vie d’écologiste activiste (processus de grève de la faim contre la construction de l’autoroute A69 [image 20], cyberharcèlement dont elle est victime, utilisation de toilettes sèches).
Images 19 et 20. Captures d’écran de posts de Camille Girl Go Green des 7 septembre et 8 octobre 2023
Son ethos écologique, tout comme celui de Greenpeace France58Analysé dans notre thèse de doctorat, Erica Lippert, op. cit., 2023., s’appuie sur :
- l’expression d’émotions négatives (principalement l’indignation, mépris et éco-anxiété) et positives (joie, admiration), qui traverse l’ensemble des modalités iconiques et verbales (expressions corporelles, émojis, vocabulaire émotionnel, ponctuation, musique, etc.) ;
- la multimodalité des posts, qui emploient toutes les capacités technologiques (carrousels d’images, vidéos et reels, incrustation de texte, son) démontrant, comme les autres influenceuses, une grande maîtrise des codes communicationnels d’Instagram ;
- une mise en scène de soi centrée sur l’influenceuse et les actions qu’elle met en place, mais son approche narrative, bien qu’investissant une dimension narcissique à des fins de captation, pose des êtres humains se battant contre la domination et l’instrumentalisation des « ressources » naturelles et animales, ce qui diminue, selon Michael K. DeLuca59Michael K. DeLuca, Images Politics. The New Rhetoric of Environmental Activism, New York, Guilford Publications, 2005, p. 54., le schéma hiérarchique les plaçant comme supérieurs ;
- une mise en récit au sein de laquelle l’influenceuse cherche à « biocentrer » le propos, et où la protection environnementale se trouve au sommet de toute préoccupation, avec le bien-être de communautés humaines agissant collectivement ;
- la mise en récit oppose d’une part les contrevenants (lobby automobile, Emmanuel Macron, projets autoroutiers, auteurs de cyberharcèlement, etc.) à la protection environnementale et à l’harmonie entre êtres humains et monde vivant, incarnant le « Mal », et, d’autre part, les écologistes et toute personne cherchant à investir et créer un paradigme de société et des imaginaires écologistes (le « Bien »).
Conclusion
Ce parcours a pu montrer l’absence ou le stade balbutiant de narration environnementaliste (et l’écologisme est complètement absent) chez les méga-influenceurs les plus suivis de France, alors même qu’ils ont le pouvoir de toucher le plus grand nombre et sont considérés comme des modèles à suivre. Les contenus postés par ces personnes évacuent complètement les problématiques écologiques et environnementales, au profit de contenus divertissants, ostentatoires ou centrés sur le bien-être des êtres humains, envisagés comme des consommateurs n’agissant pas collectivement. Bien que nous ayons trouvé quatre posts émanant de Tibo inshape et d’Enjoy Phoenix, ces deux influenceurs se situent dans du discours environnementaliste. Ce qui compte principalement dans la narration des méga-influenceurs est « la valeur financière (combien ça vaut), la valeur événementielle (combien ça fait venir [ou liker] de gens) et la valeur morale (à quel point c’est édifiant)60Yves Michaud, L’Art c’est bien fini. Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères, Paris, Gallimard, 2021, p. 56. ». Il ressort de ce qui précède que si les Français se disent « prêts à des changements en faveur de l’environnement61Selon un sondage de l’Ademe. Consulté le 20 octobre 2023. », les contenus auxquels ils s’attachent, les tendances qu’ils suivent ne correspondent pas du tout à des changements écologiques concrets.
L’importance de la « bankabilité62Qui rapporte de l’argent. » et la dimension individualiste se retrouvent aussi chez les influenceuses environnementalistes, qui incitent certes à une consommation vertueuse (prioritairement en faveur des êtres humains), mais ne remettent pas vraiment en cause les imaginaires et les lacunes de notre paradigme socioéconomique. Chez ces influenceuses, il semble désormais courant de mettre en exergue les désirs plus que la durabilité. On peut se dire, comme l’a fait précédemment Thierry Libaert, que « le soutien d’une vedette à une cause profite probablement davantage à celle-ci qu’à la cause !63Thierry Libaert, op. cit., 2022. ». La consommation et l’acte d’achat s’avèrent les seuls leviers de changement possible. C’est aussi le « petit geste » qui prime, tant qu’il ne brusque pas les consommateurs. L’habit vert fait potentiellement vendre, pas sa concrétisation écologique. Le « vert » est désormais une couleur attrayante, de l’ordre de l’esthétique : il s’agit d’un enrobage plus que d’une application. La valeur de la mise en scène écologique est plus importante que l’écologie elle-même. Par ailleurs, la communication des influenceuses environnementalistes est intrinsèquement en dissonance cognitive et peut donc en engranger : elle incite à la consommation sans réellement pousser à un changement paradigmatique. Cette communication va à l’encontre des conseils, injonctions et alertes écologiques qui circulent dans les médias et dans d’autres discours écologistes (GIEC, Greenpeace, etc.).
L’unique exemple d’influenceuse « écolo » montre un mode de vie « radical » : si cette communication est transparente et évacue la dissonance, les choix opérés requièrent une réorientation sociale, politique et économique, qui correspond aux objectifs écologiques recommandés64Implicitement par le GIEC par exemple. Consulté le 20 octobre 2023.. La communication de Camille Girl Go Green ne s’aligne pas avec les imaginaires consuméristes en circulation depuis un demi-siècle et en devient exemplaire. Notons également que cette écologiste réussit à combiner des teneurs émotionnelles négatives et positives, ce qui permet de faire l’impasse sur la dimension apocalyptique des narrations écologiques. C’est le cas aussi du profil Greenpeace Québec65Que nous avions étudié dans notre thèse. Consulté le 6 novembre 2023., qui emploie beaucoup l’humour, les mèmes internet, les illustrations, formulant une communication dédramatisante et efficace. Il est intéressant de noter que les profils écologistes sont de plus en plus suivis, les scientifiques et activistes suscitent donc l’intérêt : Greta Thunberg, Adelaïde Charlier, Louisa Schneider, Jessica Kleczka, Gaetan Dagir66https://shorturl.at/eftyJ, https://www.instagram.com/alain_passard/, https://www.instagram.com/louisaschneider.de/, https://www.instagram.com/jessicakleczka/, https://www.instagram.com/adelaidecha/, https://www.instagram.com/gretathunberg/. Consultés le 6 novembre 2023., etc. en sont des exemples. Cependant, on peut se demander aussi s’ils n’en deviennent pas juste des symboles, des vitrines certes admirables et nécessaires, mais jugés radicaux et impossibles à suivre.
Finalement, on a pu observer dans ce parcours que les influenceuses environnementalistes, ainsi que Tibo inshape et Enjoy Phoenix, usent de mises en scène de soi et d’arguments écologiques qui ne compromettent en rien leurs objectifs promotionnels. Autrement dit, elles ne « trompent » pas les destinataires, elles drapent en partie leur narration de « vert » de façon ouverte et transparente. Ce phénomène montre bien que « l’esprit du capitalisme » s’est adapté, pour prendre en compte à son avantage la critique écologique tout en continuant sa visée consumériste. Le greenwashing bat de l’aile, place à la communication environnementaliste. Deux points attirent notre attention, et nous servent d’ouverture pour conclure. Selon nous, la communication écologiste se doit aujourd’hui de délaisser les récits apocalyptiques et à teneur émotionnelle négative pour rendre le propos plus attractif et donner l’envie de s’y intéresser. Cela passera par l’humour, la dédramatisation notamment, comme on a pu le voir avec Camille Girl Go Green. Puis ce profil, par sa démarche pédagogique, est un modèle de durabilité et d’écologisme, car l’influenceuse assume et présente un mode de vie respectueux du monde vivant, prône la justice sociale, une histoire où les êtres humains ne se trouvent plus en haut de la hiérarchie.
- 1Un graphique Statista montre que c’est cette tranche d’âge qui utilise le plus Instagram en 2023 (consulté le 17 octobre 2023).
- 2Selon le 34e baromètre Kantar Public, consulté le 18 octobre 2023.
- 3Stéphanie Marty, « “Swipe up” et “codes promo” : quand les influenceurs donnent vie à un storyliving dédié aux marques », Communication & management, vol. 18, n°1, 2021, pp. 47-65.
- 4Selon l’étude de Reech sur le marketing d’influence en 2023, consultée le 17 octobre 2023.
- 5Selon Définitions marketing, le taux d’engagement « permet généralement de mesurer l’engagement des consommateurs ou abonnés à l’égard d’une publication ou publicité de marque ».
- 6Selon Dina Gerderman de la Harvard Business School, 67% des usagères et usagers découvrent des produits via les influenceuses et les influenceurs. Consulté le 17 octobre 2023.
- 7Greenpeace et Sophiapol, « En mode avion ». L’emprise de la publicité et des influenceurs sur nos imaginaires du voyage, 2023, consulté le 4 novembre 2023.
- 8Selon l’Organisation mondiale du tourisme et le Programme des Nations unies pour l’environnement, Climate Change and Tourism: Responding to Global Challenges, 2008.
- 9Qui publiait chaque trajet en jet privé de Bernard Arnault, première fortune d’Europe et notamment PDG du groupe LVMH, consulté le 9 novembre 2023.
- 10Parmi les plus célèbres : Leonardo Di Caprio, Marion Cotillard, Georges Clooney, selon Le Soir, consulté le 6 novembre 2023.
- 11Selon Guillaume Carbou, « En finir avec la confusion entre écologie et environnementalisme », Libération, 16 juin 2019.
- 12Selon les conseils de l’Union européenne. Consulté le 18 octobre 2023.
- 13Sihem Dekhili, Didier Tagbata et Mohamed Akli Achabou, « Le concept d’éco-produit : quelles perceptions pour le consommateur ? », Management & Prospective, vol. 30, n°5, 2013, pp. 15-32.
- 14Elsie Viguier, « Développement durable, consumérisme politique et marketing “vert” : de nouvelles sources de justification du capitalisme ? », L’Homme & la Société, 193-194, 2014, pp. 57-72.
- 15Guillaume Carbou, art. cit.
- 16Eve Chiapello, « Capitalism and its criticisms », dans Paul Du Gay, Glenn Morgan (dir.), New spirits of capitalism? Crises, justifications, and dynamics, Oxford, Oxford University Press, 2013, pp. 60-81.
- 17Jean-Marie Harribey, « Le capitalisme peut-il être écologique ? », dans Fondation Copernic (dir.), Manuel indocile de sciences sociales. Pour des savoirs résistants, Paris, La Découverte, 2019, pp. 49-60 ; Edgar Morin, « Changer le rapport de l’homme à la nature n’est qu’un début », Le Monde, 12 juin 2009 ; Antonin Pottier, « Le capitalisme est-il compatible avec les limites écologiques ? », Veblen Institute, 2017.
- 18
- 19Selon TF1. Consulté le 6 novembre 2023.
- 20Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2011.
- 21Géraud Guibert et Thierry Libaert, Publicité et transition écologique, ministère de la transition écologique et solidaire, 2020, p. 7.
- 22Selon l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) : « toute revendication, indication ou présentation, sous quelque forme que ce soit, utilisée à titre principal ou accessoire, établissant un lien entre les marques, produits, services ou actions d’un annonceur, et le respect de l’environnement ».
- 23Dans Définitions marketing.
- 24Ruth Amossy, L’argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin, 2000, p. 85.
- 25Erica Lippert, La mise en récit des ethos écologiques sur Instagram : une cartographie entre la France et le Québec, thèse de doctorat, Université libre de Bruxelles, 2023.
- 26Selon la typologie de John Dryzek dans The Politic of Earth: Environmental Discourses, Oxford, Oxford University Press, 3e édition 2022.
- 27Celle de 2020, consultée le 18 octobre 2023.
- 28Erica Lippert, op. cit.
- 29Selon Définitions marketing : « qui compte plus d’un million d’abonnés sur un des réseaux sociaux où il est présent », consulté le 20 octobre 2023.
- 30Selon Définitions marketing : « fait généralement référence à des influenceurs ou créateurs de contenu qui comptent plusieurs millions d’abonnés sur l’éventail de leurs différents comptes sociaux à l’échelle du contexte français et plusieurs dizaines, voire centaines, de millions à l’échelle de l’international. Certains influenceurs stars sont issus d’une réelle activité de créateurs de contenu alors que pour d’autres leur statut d’influenceur star vient d’une autre source d’exposition médiatique (sport, cinéma, parentalité célèbre, télé-réalité, etc.) qui leur a permis de collecter un grand nombre d’abonnés », consulté le 20 octobre 2023.
- 31Nous pensons par exemple au « Plan vélo et mobilités actives » de 2019, aux conseils de l’Ademe ou à ceux de Libération. Consulté le 21 octobre 2023.
- 32Consulté le 18 octobre 2023.
- 33Consulté le 19 octobre 2023.
- 34Une vérification quant au nombre d’abonnés a été effectuée le 18 octobre 2023.
- 35Du 10 septembre au 18 octobre 2023.
- 36Delia Dumitrica et Loes van Driel, « Selling brands while staying ‘authentic’: The professionalization of Instagram influencers », Convergences: The International Journal of research into New Media Technologies, 2020.
- 37Yves Cochet, Devant l’effondrement. Essai de collapsologie, Paris, Les liens qui libèrent, 2019 ; Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100, Paris, Odile Jacob, 2015 ; Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015.
- 38Consultée le 19 octobre 2023.
- 39Consulté le 19 octobre 2023.
- 40
- 41Consultée le 19 octobre 2023.
- 42Consultée le 19 octobre 2023.
- 43Selon Claire Gallic et Rémy Marrone, Le grand livre du marketing digital, Paris, Dunod, 2020, p. 449.
- 44Qui permet notamment de classer et observer les univers de références, ainsi que les marques de la subjectivité.
- 45Consulté le 20 octobre 2023.
- 46Selon Définitions marketing : « Le personal-branding est une pratique qui consiste pour un individu à promouvoir lui-même son image et ses compétences par le biais des techniques marketing et publicitaires utilisées habituellement pour promouvoir une marque. Dans cette démarche, l’individu vise à devenir lui-même une « marque reconnue ». La démarche de personal-branding peut être entreprise dans le cadre d’une activité professionnelle ou à titre plus personnel ». Consulté le 20 octobre 2023.
- 47
- 48Selon Bloginfluence4you, Max Bird est « le plus connu », mais aucune publication récente n’incluait d’argument écologique. Cela s’explique probablement par le fait qu’il intervient davantage sur YouTube.
- 49Cette publication et celle-ci, consultées le 20 octobre 2023.
- 50Cette publication et celle-ci, consultées le 20 octobre 2023.
- 51Consultée le 20 octobre 2023.
- 52Consulté le 20 octobre 2023.
- 53Consulté le 20 octobre 2023.
- 54Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie.
- 55Consulté le 21 octobre 2023.
- 56PFAS = composés perfluoroalkylés et polyfluoroalkylés.
- 57Bureau national français du Forest Stewardship Council® (FSC®).
- 58Analysé dans notre thèse de doctorat, Erica Lippert, op. cit., 2023.
- 59Michael K. DeLuca, Images Politics. The New Rhetoric of Environmental Activism, New York, Guilford Publications, 2005, p. 54.
- 60Yves Michaud, L’Art c’est bien fini. Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères, Paris, Gallimard, 2021, p. 56.
- 61Selon un sondage de l’Ademe. Consulté le 20 octobre 2023.
- 62Qui rapporte de l’argent.
- 63Thierry Libaert, op. cit., 2022.
- 64Implicitement par le GIEC par exemple. Consulté le 20 octobre 2023.
- 65Que nous avions étudié dans notre thèse. Consulté le 6 novembre 2023.
- 66