À partir des résultats de la dixième vague de l’enquête « Fractures françaises », que la Fondation mène tous les ans en partenariat avec Ipsos, Sopra Steria, Le Monde et le Cevipof, Milan Sen analyse la résonance du conflit en Ukraine sur le rapport des Français à la guerre et à la question de mourir pour défendre leurs valeurs.
On connaît la fameuse litanie de Georges Brassens, « mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente, d’accord, mais de mort lente ». Parue pour la première fois en 1972 sur son album Fernande, cette chanson marquait, sur un air satirique, la fin d’une ère. Depuis dix ans finie, la guerre d’Algérie n’occupait plus les esprits, et même les révolutionnaires les plus intrépides comme Régis Debray étaient rentrés dans le rang. L’histoire n’était pas encore finie, mais on ne souhaitait plus l’entacher de sa propre mort. En 1996, Jacques Chirac décidait de suspendre le service militaire et de professionnaliser les armées. Mourir pour une idée ou une valeur paraissait alors inconcevable.
Puis, un jour de février 2022, Vladimir Poutine choisit de lancer une « opération spéciale » et, depuis, la guerre est réapparue à la face des Européens. 89% des Français considèrent vivre dans un monde dangereux, et cette acception ne descend jamais en dessous de 83% quel que soit le segment de la population interrogée : la crainte est générale et généralisée.
L’escalade discursive du chef du Kremlin, aux paroles toujours plus belliqueuses, ne peut qu’inquiéter nos concitoyens. Si seulement 16% pensent « tout à fait » que dans les mois à venir une guerre mondiale peut parfaitement arriver, il faut y ajouter les 48% qui pensent qu’elle est probable. Nous sommes donc dans une situation où près des deux tiers des Français estiment qu’une déflagration mondiale peut se déclencher dans les prochains mois.
Mais dès lors se pose une question fatidique : qui est prêt à mourir ? Et cette fois-ci, pas de mort lente. Bien sûr, il peut exister des personnes prêtes à mourir pour défendre leurs valeurs, mais loin d’un champ de bataille. Toutefois l’architecture du questionnaire de la dixième vague de l’enquête « Fractures françaises » invite les répondants à se positionner, implicitement, sur un éventuel conflit avec des puissances aux valeurs opposées aux nôtres. À l’affirmation « il y a des valeurs qui méritent que l’on meure pour elle », une courte majorité (52%) de Français donne son assentiment. Ce chiffre a de quoi étonner tant est devenue courante le refrain sur l’individualisme et la perte de sens contemporains.
Les chiffres, lorsqu’on entre dans le détail, sont encore plus inattendus. Tout d’abord, on observe que la variable « positionnement politique », contre toute attente, n’est absolument pas décisive. À l’affirmation « il y a des valeurs qui méritent que l’on meure pour elle », le taux d’adhésion est peu ou prou le même de l’extrême gauche à l’extrême droite. En revanche, le degré d’intérêt à la politique est structurant. Parmi les gens qui disent s’intéresser beaucoup à la politique, 63,9% affirment qu’il y a des valeurs qui méritent que l’on meure pour elle, soit vingt-deux points de plus que parmi ceux qui n’y accordent aucune attention.
La variable « classe » est également déterminante. Depuis Jules Michelet on sait, ou du moins on pense savoir, que le courage patriotique est inversement proportionnel à la classe sociale. Il affirmait, dans son livre Le Peuple1Jules Michelet, Le Peuple, Paris, Flammarion, 1992 [1846]., qu’« en nationalité, c’est tout comme en géologie, la chaleur est en bas. Descendez, vous trouverez qu’elle augmente ; aux couches inférieures, elle brûle ». Et pourtant, l’enquête « Fractures françaises » nous apprend que ce sont les cadres qui sont davantage d’accord avec l’affirmation « il y a des valeurs qui méritent que l’on meure pour elle » (65%). L’assentiment décroît chez les professions intermédiaires (55%), puis les employés (53%) et enfin les ouvriers (51%). Sachons raison garder, il y a plus d’un pas entre les idéaux et les actes. Par son appartenance au Parti communiste, la classe ouvrière a avant la Seconde Guerre mondiale été taxée par la bourgeoisie de « parti de l’étranger ». Reste que, selon le mot de Mauriac – pourtant homme de droite –, « seule la classe ouvrière est restée dans sa masse fidèle à la patrie profanée »2Union départementale des syndicats du Var-CGT, Toulon, 1994. pendant l’Occupation.
Après la « classe », une autre variable détonne avec les idées reçues. Il s’agit de l’âge. Les jeunes seraient individualistes, égocentrés, désenchantés, la rengaine est connue. Il y a sûrement du vrai là-dedans, et une enquête statistique seule ne saurait clore le sujet. Mais les chiffres montrent que les moins de 35 ans sont les plus enclins à affirmer que certaines valeurs méritent d’être défendues jusqu’à la mort, à hauteur de 61%. C’est 17 points de plus que les retraités, qu’on aurait pourtant pu croire davantage portés sur l’engagement.
Contre-intuitifs, ces résultats nous invitent à nuancer, sinon à revoir certains des préjugés ambiants. Mais surtout ces chiffres, s’ils doivent comme toujours être pris avec des pincettes, montrent en tout cas que le tragique de l’histoire, en plus d’être réapparu en Europe, a ressurgi dans l’esprit des Français.
- 1Jules Michelet, Le Peuple, Paris, Flammarion, 1992 [1846].
- 2Union départementale des syndicats du Var-CGT, Toulon, 1994.