Les Français, la Russie et l’élection présidentielle

L’opération militaire déclenchée par le président russe Vladimir Poutine en Ukraine a été l’occasion d’alerter sur les risques d’une nouvelle guerre plus intense sur le continent européen. Au-delà des ressentis de l’opinion vis-à-vis de la guerre, c’est aussi la Russie qui bénéficie d’une image ambivalente aux yeux de l’opinion publique. C’est ce qu’expose dans cette note Jean-Daniel Lévy, directeur délégué de Harris Interactive France.

La Russie s’est invitée avec violence dans la campagne présidentielle française. La guerre déclenchée par Vladimir Poutine à l’Ukraine jouera indéniablement un rôle important dans le scrutin qui se présente à nous : 65% des Français l’affirment à tout le moins1Enquête réalisée en ligne par Harris Interactive pour M6 et RTL le 27 février 2022. Échantillon de 1 161 personnes, représentatif des Français âgés de 18 ans et plus.. Et, même s’ils ne l’avouent pas vraiment, on a pu voir par le passé l’importance non négligeable accordée aux thèmes internationaux par les électeurs dans le choix de leur candidat. Il s’agit, en effet, d’un des aspects laissant une des plus grandes traces mémorielles des présidents. À titre d’exemple, on peut se rappeler que le refus de la France incarnée par Jacques Chirac d’intervenir en 2003 en Irak tout comme la volonté de François Hollande d’envoyer des troupes au Mali ont constitué des éléments structurants de leurs images. Voter pour un président, c’est – en dehors des sujets économiques et sociaux – se choisir un représentant ayant la double mission de représenter la France à l’étranger et de garantir la sécurité de ses habitants, quitte à prendre le problème à la racine, en dehors de notre territoire. Ce qui se passe à l’heure actuelle est loin d’être anodin et sans conséquence sur la vie politique française et ce d’autant plus que la Russie véhicule des représentations fortes chez les électeurs.

Une image préalable de la Russie pour le moins ambivalente

Observons qu’avant même la guerre déclenchée, l’image de la Russie n’était pas des meilleures. En 2018, Harris Interactive avait identifié des traits d’image pour le moins ambivalents de la Russie2Enquête réalisée en ligne par Harris Interactive pour le dialogue de Trianon du 24 au 30 avril 2018. Échantillon de 1 000 personnes, représentatif des Français âgés de 18 ans et plus.. De manière générale, les Français exprimaient des images partagées à l’égard de la Russie : même si elle attirait une majorité en tant que destination touristique potentielle, seuls 42% d’entre eux déclaraient en avoir une bonne image. Ce jugement s’expliquait par le fait que la Russie était associée à des dimensions contrastées : en effet, parmi une liste de sentiments possibles, ceux que la Russie suscitait le plus étaient la méfiance (44% des Français se reconnaissaient dans cet état d’esprit), la curiosité (39%), le scepticisme (27%) et le respect (25%). Un mélange de qualificatifs à connotation positive et négative qui cohabitaient et étaient à l’origine de cette perception ambivalente.

D’un côté, la Russie était largement considérée comme un grand pays (90%), une grande civilisation (82%), un pays beau (77%), scientifique et technologique (70%), sportif (68%) et dynamique (67%). Mais de l’autre côté, elle était aussi majoritairement vue comme un pays puissant (88%) et impérialiste (80%), peu ouvert au monde (seulement 31% le pensent) et peu démocratique (22%). Ainsi, malgré les atouts qui lui étaient reconnus, la Russie suscitait une certaine appréhension, notamment en raison de sa puissance retrouvée dans les affaires mondiales. De fait, 91% des Français estimaient que le poids politique de la Russie sur la scène internationale était important (contre 82% pour celui de la France, donc plus important à l’Est qu’ici).3Enquête réalisée en ligne par Harris Interactive pour Grenoble École de Management du 24 au 27 février 2014 (soit après les Jeux Olympiques de Sotchi, après qu’Olexandre Tourtchinov soit désigné par le Parlement ukrainien président par intérim de l’Ukraine, mais avant l’intervention de la Russie dans la crise en Crimée). Échantillon de 1 000 individus représentatifs de la population française âgée de 18 ans et plus..

Dans un contexte où 68% des Français se considéraient mal informés sur la Russie et les Russes de manière générale, les représentations spontanées à l’égard de ce pays n’étaient pas très riches, évoquant avant tout son climat (et le froid associé), certains produits phares (la vodka et, dans une moindre mesure, le caviar), son régime politique (en des termes souvent critiques), et son président. À cet égard, on peut noter qu’en dehors de Vladimir Poutine, bien peu nombreux étaient les Français capables de citer spontanément une personnalité russe actuelle.

C’est donc bien autour de Vladimir Poutine que vont se focaliser les jugements et attentions. Nous y reviendrons.  

S’ils étaient partagés en ce qui concernait le jugement qu’ils portaient sur la Russie, les Français étaient, il y a plus de trois ans, également plutôt sceptiques sur l’état des relations entre les deux pays : seuls 42% d’entre eux estimaient que ces dernières étaient bonnes. Et surtout, ils avaient plutôt tendance à penser, compte tenu des désaccords sur la situation internationale, que ces relations s’étaient plutôt dégradées au cours des dernières années. Et ils se montraient très partagés en ce qui concerne l’avenir de ces relations : un quart pensait qu’elles allaient se dégrader et la moitié se stabiliser.

Néanmoins, malgré les réserves que la Russie suscitait chez certains et malgré le scepticisme sur l’état des relations franco-russes, la volonté de renforcer la coopération entre les deux pays l’emportait, aux yeux des Français, sur la défiance. En effet, 57% des Français considèrent que leur pays devrait intensifier ses relations avec la Russie sur le plan culturel, 53% sur le plan diplomatique et 48% sur le plan économique. On le voit, les efforts diplomatiques récents engagés par le président de la République s’inscrivaient dans une forme de cohérence avec les attentes d’une majorité de Français.

Vladimir Poutine, un acteur avec lequel il n’est pas possible de discuter…

Vladimir Poutine est la personnalité autour desquels se structurent les jugements. Peut-on négocier avec Vladimir Poutine ? « Non », répondent 84% des Français. Et les traits d’image du dirigeant russe sont à l’aune de ce constat : « dangereux » et « inquiétant » sont deux qualificatifs qui lui correspondent bien pour plus de neuf Français sur dix. « Sait ce qu’il fait » et « intelligent » pour près des deux tiers. Ce n’est donc pas la folie dont sont parfois qualifiés certains dictateurs que décèlent chez lui les Français, mais bien un personnage agissant avec volonté et froideur. Qui plus est, Vladimir Poutine porte une part de responsabilité sans conteste pour la quasi-totalité des Français dans le conflit actuel (96% le disent). Ajoutons à cela qu’avant même l’invasion de l’Ukraine, les Français estimaient que la Russie était le troisième pays constituant le plus une menace pour la France (derrière la Turquie et la Chine).

Aussi, quand bien même son entreprise diplomatique a échoué, Emmanuel Macron n’est pas sanctionné d’un point de vue d’opinion. 58% des Français estiment que le président a été à la hauteur. Cette impression est corroborée par les traits d’image du président russe chez qui rien ne laisse transparaître que la négociation eut pu aboutir.

… sans que la négociation n’apparaisse comme un signe de faiblesse ou un acte vain

Emmanuel Macron solitaire ? Cela semble correspondre aux appétences des Français. Pour faire avancer ses positions dans le monde, une majorité relative de Français (44%) estime que la France devrait parler directement avec tous les acteurs internationaux, y compris à des puissances qui ne sont pas des alliées, plutôt que de négocier directement avec les pays alliés ou encore de s’appuyer avant tout sur la diplomatie des instances européennes et internationales4Enquête réalisée en ligne par Harris Interactive pour MGH Partners du 7 au 9 décembre 2021. Échantillon de 1 201 personnes, représentatif des Français âgés de 18 ans et plus.. Là aussi, une majorité de Français estime que le président a essayé, même si l’objectif n’est pas atteint.

Quelles conséquences politiques ?

Il serait prétentieux d’identifier toutes les conséquences politiques en France que pourra entraîner cette situation et ce d’autant plus que la situation en Ukraine est nettement évolutive. Il n’empêche que nous pouvons considérer trois points :

  1. avant même l’invasion, plus de la moitié des Français estimaient qu’Emmanuel Macron était crédible sur la scène internationale (54%), une crédibilité partagée de manière majoritaire par les sympathisants de la social-écologie mais également des Républicains (deux tiers des sympathisants LR jugeaient le président crédible sur ce sujet). Il s’agit de la seule personnalité jugée ainsi. Aucun des autres candidats n’est majoritairement perçu de la sorte5Enquête réalisée par Harris Interactive pour Challenges en ligne du 11 au 14 février 2022. Échantillon de 2 476 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, dont 2 053 personnes inscrites sur les listes électorales. ;
  2. les premières intentions de vote donnent à voir une croissance du potentiel d’Emmanuel Macron. En une semaine, le presque candidat est passé de 24 à 27% d’intentions de vote. Il progresse au sein du cœur de son électorat (86% des proches d’Ensemble Citoyens !, majorité présidentielle, +10), des électeurs de François Fillon (16%, + 5 points) alors que Valérie Pécresse perd 4 points auprès de cette même frange électorale, ne recueillant les intentions de vote que de moins d’un électeur sur deux ayant voté pour l’ancien Premier ministre en 20176Enquête réalisée en ligne du 25 au 28 février 2022. Échantillon de 2 311 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, dont 2 008 personnes inscrites sur les listes électorales. ;
  3. enfin, sur le fond politique, des Français que l’on a connus moins belligérants par le passé, acceptant l’idée d’une France envoyant des armes aux Ukrainiens (7 Français sur 10) et surtout… 79% se déclarant favorables à ce que l’on accueille en France les réfugiés ukrainiens qui en font la demande (42% y sont même tout à fait favorables). Tout ceci dans un contexte identifié il y a quelques mois : 74% des Français se déclaraient favorables à la mise en place d’une défense commune des pays européens.

On le voit, les évolutions d’opinion que l’on retrouve s’inscrivent dans un continuum déjà ancien : regard critique à l’égard de la Russie, perception qu’un échange avec Vladimir Poutine sera – par nature – déséquilibré (on peut discuter avec lui mais il n’est pas vraiment envisageable de pouvoir lui imposer quelque chose directement), prévalence d’Emmanuel Macron (du fait notamment de sa position institutionnelle mais également de la manière dont il a incarné la fonction présidentielle) comme personnalité de référence en ce qui concerne les relations internationales et aussi acceptation de l’accueil par la société française de réfugiés qui n’apparaissent pas comme migrants. Au final, un soutien à l’égard de ceux donnant le sentiment qu’ils ont la maîtrise de ce qu’ils font.

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    Enquête réalisée en ligne par Harris Interactive pour M6 et RTL le 27 février 2022. Échantillon de 1 161 personnes, représentatif des Français âgés de 18 ans et plus.
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    Enquête réalisée en ligne par Harris Interactive pour le dialogue de Trianon du 24 au 30 avril 2018. Échantillon de 1 000 personnes, représentatif des Français âgés de 18 ans et plus.
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    Enquête réalisée en ligne par Harris Interactive pour Grenoble École de Management du 24 au 27 février 2014 (soit après les Jeux Olympiques de Sotchi, après qu’Olexandre Tourtchinov soit désigné par le Parlement ukrainien président par intérim de l’Ukraine, mais avant l’intervention de la Russie dans la crise en Crimée). Échantillon de 1 000 individus représentatifs de la population française âgée de 18 ans et plus.
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    Enquête réalisée en ligne par Harris Interactive pour MGH Partners du 7 au 9 décembre 2021. Échantillon de 1 201 personnes, représentatif des Français âgés de 18 ans et plus.
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    Enquête réalisée par Harris Interactive pour Challenges en ligne du 11 au 14 février 2022. Échantillon de 2 476 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, dont 2 053 personnes inscrites sur les listes électorales.
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    Enquête réalisée en ligne du 25 au 28 février 2022. Échantillon de 2 311 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, dont 2 008 personnes inscrites sur les listes électorales.

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