Les Français et le président : le temps de l’indifférence ?

À partir des résultats de la dixième vague de l’enquête « Fractures françaises », que la Fondation Jean-Jaurès mène tous les ans en partenariat avec Ipsos, Sopra Steria, Le Monde et le Cevipof, Milo Lévy-Bruhl, doctorant en philosophie politique, analyse le rapport des Français au président de la République, Emmanuel Macron, alors que celui-ci entame son second mandat.

Le Conseil national de la refondation (CNR) voulu par le président de la République a été snobé. Snobé par l’opposition. Snobé aussi par des figures de la majorité. Certains journalistes politiques à la recherche des premières traces de la lutte acharnée pour succéder à Emmanuel Macron l’ont relevé. Mais qui dit succession dit héritage. Et c’est là que le lancement du Conseil national de la refondation interroge. Lancement ou plutôt double lancement. La première tentative de susciter un élan populaire autour de ce nouvel outil de « démocratisation » voulu par le président a été percutée par le décès de la reine d’Angleterre. Le contraste était troublant entre l’écho suscité par la mort de la souveraine britannique et le silence assourdissant qui accueillit le surcroît d’activité manifesté par le lancement de ce Conseil. Ni la référence acronymique à l’un des épisodes les plus glorieux et les plus consensuels du siècle passé, ni la nouvelle invite faite aux Français, début octobre, de se saisir de cet outil n’a semblé en mesure d’inverser la tendance.

La dernière vague de résultats de l’enquête annuelle « Fractures françaises » semble apporter quelques éléments susceptibles de corroborer le sentiment d’une indifférence grandissante des Français vis-à-vis du président. En proposant des analyses sur le long terme, désormais une dizaine d’années, les résultats de « Fractures françaises » permettent en effet d’isoler les deux séquences présidentielles qui ont vu la victoire d’Emmanuel Macron, celle de 2016-2017 et celle de 2021-2022. Or force est de constater qu’elles n’ont pas eu les mêmes effets sur les opinions des Français.

Le fait saute aux yeux lorsqu’on s’attarde sur l’appréhension, par les Français, de la dynamique générale de leur pays. Entre 2016 et 2017, la part de Français qui considèrent que la France n’est pas en déclin bondit de 14% à 31%, soit une hausse de 17 points. Entre 2021 et 2022, on ne relève aucune variation de l’opinion des Français sur cette dynamique : le même quart stagnant d’entre eux continuent à considérer que la France n’est pas en déclin. Au-delà de sa trajectoire présente, l’opinion des Français sur l’avenir de leur pays est aussi sujet à d’intéressantes variations : entre 2015 – il n’y a pas de données pour 2016 – et 2017, les Français se déclarant d’accord avec l’affirmation « Quand je pense à la France dans les années qui viennent, je me dis que son avenir est plein d’opportunités et de nouvelles possibilités » passent de 43% à 53%, soit une hausse de dix points. Entre 2021 et 2022, la hausse de la variation n’a été que de trois points, passant de 43% à 46%. Sur un espace de temps équivalent, entre 2020 et 2022, le nombre de Français se déclarant en accord avec cette affirmation chute même d’un point, passant de 47% à 46%.   

L’effet d’émoussement se signale également sur les indicateurs plus directement liés à la politique nationale ; espace politique majoritairement marqué par l’arrivée du macronisme entre 2016 et 2017. Regardons donc les indicateurs de confiance dans les institutions politiques nationales. Entre 2016 et 2017, année de la première élection d’Emmanuel Macron, le total des Français déclarant avoir tout à fait ou plutôt confiance en leurs députés gagnait douze points, passant de 21% à 33%. Le total « confiance » de l’Assemblée nationale gagnait huit points, passant de 27% à 35%, et le total « confiance » envers les partis politiques gagnait lui aussi quatre points, passant de 8% à 12%. Or, entre 2021 et 2022, autre année présidentielle, la variation est bien moindre. Le total « confiance » des Français envers leurs députés passe de 37% à 41%, soit une hausse de quatre points, trois fois moins importante que la hausse de 2017. Le total « confiance » des Français envers les partis politiques passe lui de 16% à 18%, soit une hausse de deux points, deux fois moins importante que la hausse de 2017.

Certes, il apparaît réducteur de réduire les variations d’opinion sur la politique et les institutions en général aux seuls effets des dynamiques du macronisme. Mais dans un pays où les enjeux politiques du débat public et médiatique se focalisent tant sur l’élection présidentielle, prendre au sérieux cette corrélation dans les variations d’opinion qui se superposent à la temporalité des campagnes présidentielles n’est pas totalement infondé. Le constat se confirme lorsqu’on isole les variations d’opinion liées aux thématiques porteuses du macronisme en particulier.

En ce qui concerne le rapport au clivage gauche-droite, l’absence de chiffres pour la période 2016-2017 ne permet malheureusement pas la comparaison. Tout juste peut-on noter qu’entre 2021 et 2022 la part de Français considérant « plutôt » ou « tout à fait » qu’il existe de vraies différences entre la gauche et la droite gagne six points, passant de 67% à 73%, très loin des 50/50 autour desquels elle tournait en 2018 et 2019. Thématique centrale du macronisme, le rapport à l’Union européenne (UE) connaît lui aussi d’intéressantes variations. Entre 2021 et 2022, la part de Français considérant que l’appartenance de la France à l’Union européenne est une bonne chose passe de 50% à 57%. Une évolution importante, mais dans le contexte exceptionnel de la guerre en Ukraine. Surtout, malgré ce contexte, l’évolution reste inférieure à celle constatée lors de la précédente campagne présidentielle. En 2016 et 2017, la part de Français considérant l’appartenance de la France à l’Union européenne comme une bonne chose passait de 48% à 58%, soit une augmentation de dix points, dans un contexte géopolitique européen tout à fait différent. Autre enjeu au cœur du macronisme, la promesse de la « mondialisation heureuse ». Entre 2016 et 2017, le nombre de Français estimant que la mondialisation est une opportunité pour la France connaît sa plus forte augmentation depuis le début des enquêtes « Fractures françaises » en gagnant onze points, passant de 41% à 52%. Entre 2021 et 2022, la variation est de un point, mais surtout elle a lieu dans le sens inverse : 41% des Français, contre 42% l’année dernière, estiment que la mondialisation est une opportunité pour la France.

Après une augmentation manifeste dans les premières années du macronisme, la part de Français considérant la mondialisation comme une opportunité pour la France est retombée à son niveau de 2016. Considérés sur le long terme, depuis 2013, beaucoup d’indicateurs semblent suivre une trajectoire similaire et retrouver une dynamique que le macronisme a pu, ponctuellement, venir modifier.

Mais revenons à la refondation voulue par le président, et au peu d’écho rencontré par le lancement de son Conseil national. Les résultats de la dernière enquête « Fractures françaises » conduisent à formuler l’hypothèse d’une inscription de cet échec dans un phénomène plus large : le président n’imprime plus. Sans doute la récente histoire du macronisme vis-à-vis de la démocratisation des institutions a-t-elle particulièrement atteint la crédibilité présidentielle dans ce domaine précis. Une convention citoyenne pour le climat qui finit en « jokers » présidentiels, des cahiers de doléances enterrés, une pratique du pouvoir qui n’a sans doute jamais été autant centralisée et personnalisée que durant le premier mandat. Le sentiment, aussi, que les dispositifs de démocratisation ne se déploient qu’en temps choisis par le président lui-même, qu’ils s’inscrivent avant tout dans des stratégies de communication et visent à donner des gages à certains segments de l’électorat, qu’ils semblent davantage subis – comme durant la crise des « gilets jaunes » – que sincèrement voulus. Bref, une démocratisation qui ressortirait davantage d’une stratégie de gouvernementalité que d’une conviction réelle. Mais ce qu’indique l’approche macro que propose l’enquête « Fractures françaises », c’est que tous ces précédents croisent aussi une autre dynamique liée aux évolutions de la relation entre le président et les Français. Contrairement à la séquence 2016-2017, on peine fortement aujourd’hui à relever les traces dans l’opinion des discours du président Macron et des imaginaires que charrie le macronisme. L’indifférence, voilà donc l’élément nouveau qui, de plus en plus, sourde du rapport des Français à leur président.

À quoi peut mener l’indifférence ? Tout dépend de la leçon qu’en tire celui qui indiffère. Le président sera le premier invité, deux grandes soirées de suite, de la nouvelle émission politique de France 2, « L’événement ». Pourtant, il n’est pas certain que la multiplication des discours, des initiatives et des résolutions soit la meilleure solution à lui opposer. Le risque, c’est qu’après l’indifférence vienne le malaise.  

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