Les extrêmes droites allemandes et françaises en miroir

À quelques jours de distance, la Cour constitutionnelle allemande a refusé l’interdiction du NPD et l’AfD a réuni à Coblence les nationaux-populistes européens. L’historien Nicolas Lebourg, membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, analyse ces deux événements à la lumière de l’évolution différenciée des extrêmes droites européennes.

Le 21 janvier 2017, Alternative für Deutschland  (« Alternative pour l’Allemagne », AfD, fondée en 2013) a reçu ses homologues nationaux-populistes et néo-populistes européens, dont Marine Le Pen, soulignant explicitement le réalignement idéologique de ce qui avait été d’abord une tentation souverainiste de la droite allemande. Mais, quelques jours auparavant, la Cour constitutionnelle allemande s’est refusée à interdire le Nationaldemokratische Partei Deutschlands (« Parti National-Démocrate d’Allemagne », NPD). Le rapprochement de ces deux faits permet de souligner l’évolution différenciée des extrêmes droites européennes ainsi que le but des relations internationales des nationalistes.

Entre références au passé et modernisations

Fondé en 1964, le NPD a regroupé l’ensemble des mouvements néo-fascistes allemands jusqu’en 1970. À cette période, le lien historique était évident dans l’appareil militant : les deux tiers du bureau politique provenaient directement de l’ancien parti nazi. Le NPD a tenté le jeu électoral en 1965 autour du slogan « L’Allemagne aux Allemands, l’Europe aux Européens », en un grand écart entre réhabilitation de l’expérience historique nazie et programme conservateur et populiste destiné à fédérer les mécontentements. L’orthodoxie national-socialiste n’a donc jamais été la ligne. Les jeunes radicaux allemands ont évolué à la fin des années 1960 en optant pour une formulation modernisée de leur pensée. Le point de basculement est la campagne « Résistance » qui est lancée par le NPD à la fin 1969. Le retournement sémantique d’un tel mot est bien évidemment une stratégie politique, mais elle implique un réalignement idéologique. La campagne englobe l’essentiel des structures nationalistes, si bien qu’un an plus tard est fondé un front commun, l’Aktion Widerstand (« Action Résistance »). Le nom est une référence limpide pour les radicaux allemands au théoricien national-bolchevique Ernst Niekisch, celui-ci étant présenté comme un résistant à Adolf Hitler alors que, s’il fut réprimé, c’est parce qu’il critiquait le nazisme depuis sa droite, le considérant en somme comme trop libéral. Adolf Von Thadden, meneur du NPD et ancien membre du parti nazi, a théorisé l’action en décembre 1969 dans un document intitulé « La Révolution conservatrice » (une référence à la nébuleuse politique d’extrême droite des années 1920). Il y affirme la nécessité d’un soulèvement pour conserver les formes éthiques et biologiques du peuple allemand, ce qui passe tant par la structuration de mouvements de cadres que par la violence révolutionnaire – c’est dans ce dessein que des éléments du NPD fondent le groupe terroriste Front de libération européen. En tous cas, le bilan s’avère très pluriel. L’un des principaux animateurs de l’Action Résistance anime l’un des plus importants bulletins néo-droitiers : Neue Anthropologie, ensuite lié à la Nouvelle droite française. Pour le milieu de Neue Anthropologie, les thèses raciologues nazies étaient globalement justes mais leur application eût été excessive, quoique le révisionnisme ne soit pas absent. On retrouve ici le mythe classique du mondialisme métisseur organisé par des juifs endogames, ce qui ferait bientôt d’eux l’élite intellectuelle mondiale.

Nouvelles droites 

À rebours, les plus ardents partisans de l’Action Résistance scissionnent en 1972 du NPD pour fonder le mouvement de l’Aktion Neue Rechte (Action Nouvelle Droite). Celle-ci entreprend une réflexion sur la pénétration idéologique qui récuse la forme-parti au bénéfice de l’usage du langage de l’adversaire, et la constitution d’un réseau trans-partis à travers des groupes de base. Certains de ses membres, dont son intellectuel Henning Eichberg, sortent totalement de l’extrême droite pour évoluer à gauche. Collaborateur à Nation Europa, il a participé au camp d’été de la Fédération des étudiants nationalistes (FEN) en 1966, où sont présents d’autres militants belges et allemands – la FEN de cette époque ayant entre autres dirigeants et doctrinaires Dominique Venner et Alain de Benoist. Il y souscrit au virage idéologique prôné par les cadres français : abandon du culte du Sauveur, idéologie basée sur ce qu’il y nomme « une conception réaliste de la race ». À son retour, il popularise dans le milieu nationaliste allemand les thèses de la FEN, puis, correspondant allemand de Nouvelle École, effectue la même tâche relative au Groupement de recherches et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), en particulier au sein de Junges forum. Il a forgé un concept devenu central dans la pensée de la Nouvelle droite européenne : l’ethnopluralisme (l’antiracisme consisterait en ce que chaque individu soit rattaché à un groupe ethno-culturel qui préserverait son identité en se préservant du métissage – soit une pensée proche du néo-racisme du NOE, mais à visage humain). Le bouillonnement du nationalisme allemand ne se limite toutefois pas à la périphérie du NPD, puisque le mouvement de jeunesse de celui-ci déclare en 1973 que le nationalisme s’oppose aux impérialismes des capitalismes américain et soviétique, censés constituer un système d’écrasement des peuples face auquel il faut mener une lutte de « libération nationale » et soutenir « dans un cadre international et ethnopluraliste » les combats des Africains, des Asiatiques, des Basques, des Bretons, Flamands, etc. Des étudiants allemands du NPD forment le premier groupe rock nationaliste allemand en 1974.

Ordre Nouveau et le néo-fascisme allemand

L’évolution des relations entre radicaux des deux rives du Rhin met en clair l’utilité de ces connexions. Quand l’après-1968 permet l’émergence du plus important mouvement néo-fasciste connu en France, avec la fondation d’Ordre Nouveau, la question des relations internationales est en effet d’importance. Pour se lancer, ON annonce la participation à son premier meeting de délégués du néo-fasciste Movimento Sociale Italiano (MSI), des phalangistes espagnols, des Portugais salazaristes, etc. Il s’agit nettement de provoquer le courroux des gauchistes et l’indignation de la presse pour bénéficier d’une campagne publicitaire gratuite, une tactique apprise justement de l’exemple du NPD. Sur les affiches d’ON, la présence du NPD est annoncée sans avoir contacté ce dernier, afin qu’il n’ait pas l’outrecuidance de rejeter l’invitation.

Au congrès constitutif d’ON, cette question des liens transnationaux est mise en avant par François Duprat, qui y déclare « notre combat passe par la nécessité de faire l’Europe supra-nationaliste. L’Internationale des nationaux est devenue une réalité, elle existe avec les liens qui nous unissent au NPD allemand et au MSI italien ».

Les relations vont bon train. Les 10 juin et 17 juin 1971, les responsables d’ON s’entretiennent à Paris avec deux responsables bavarois du NPD, puis deux des principaux cadres assistent à un meeting du NPD à Munich. Une campagne commune d’affichage pour l’anniversaire du mur de Berlin est envisagée. Le NPD propose également la tenue d’un meeting parisien, avec Fuerza Nueva, le MSI et les grecs du Mouvement du 4 août. ON préfère éviter, de crainte qu’un tel attelage ne lui complique les choses.

Cependant, lorsque ON décide de passer un cap en lançant le Front national en 1972, cette relation avec le NPD risque de devenir contre-productive à l’égard de l’opinion française. Ainsi, lors du lancement du Front national par ON à son congrès de 1972, trois groupes européens sont représentés : le MSI, l’ON belge (créé en 1971 avec l’accord d’Ordre Nouveau, mais se basant sur des militants ethno-régionalistes, alors que les Français défendent une fédération européenne d’États-nations), mais ce sont cette fois les représentants de l’Action Nouvelle Droite qui représentent l’Allemagne. Les liens sont assez bons avec ce nouveau partenaire pour que, lorsqu’un an plus tard l’État proclame la dissolution d’ON, l’Action Nouvelle Droite lui adresse un message de recommandations destinées à survivre politiquement à la répression – ils les invitent à ne pas répondre aux provocations, à maintenir les liens entre militants, à « cloisonner les activités, différencier les appellations », et « maintenir un journal comme point de ralliement », force conseils effectivement appliqués par les cadres à la suite, mais ceux-ci avaient déjà une pratique de l’action subversive il est vrai. L’extrême droite française alla donc chercher un marqueur de radicalité outre-Rhin, mais dès qu’il s’est agi de faire de la politique par la voie électorale, le NPD s’avérait compromettant. Les alliances européennes s’auto-justifient idéologiquement, mais elles correspondent donc à des signes adressés aux opinions publiques nationales. 

Adaptations et concurrences

Le travail de recentrage du NPD et de respect du cadre démocratique a affaibli le parti, et à partir de 1976 il s’est vu concurrencé par de nombreuses nouvelles formations, en particulier les Republikaner (« Républicains »), né en 1983 d’une scission de la CSU (« Union chrétienne-sociale » en Bavière). Son leader Franz Schönhuber avait pour modèle stratégique le Front national français. Mais son passé d’ancien membre de la Waffen-SS a présenté un handicap majeur à sa normalisation. Parti bourgeois et âgé, les Republikaner ont obtenu des résultats non négligeables entre le Rhin et les Alpes et 7,1 % des voix engrangées aux élections européennes de 1989. Néanmoins, une fois faite la réunification de l’Allemagne, qui était leur thème de prédilection, qui plus est accomplie sous le mandat d’un chancelier conservateur, le public de l’extrême droite allemande s’est trouvé à l’Est, parmi la jeunesse des classes populaires.

Ce changement radical a amené la marginalisation des Républicains et, derechef, un certain essor du NPD qui paraissait alors plus se limiter à l’image de skinheads adeptes du suprémacisme blanc d’origine étasunienne que rassembler des hommes politiques forgés par les conceptions révolutionnaires-conservatrices autochtones. Cependant, sa revendication, après 1997, d’un retour de l’Allemagne en ses frontières de 1938 n’a pas suscité d’écho dans les masses. En revanche, il a récolté les fruits de son travail de terrain dans les länder orientaux, en tendant la main aux nébuleuses de groupuscules développées après la chute du Mur. Travaillant à son implantation en Saxe dès 1989, il a pu y obtenir 9,2% des suffrages et douze députés en 2004. Mais aucun enracinement sociologique national ne paraît à portée : le NPD ne doit qu’à la loi allemande d’avoir pu obtenir un député européen en 2014, avec 1% des suffrages. Si le NPD est bloqué sur un faible espace social, il y a en revanche outre-Rhin des modifications sociales et politiques allant dans le sens de l’extrême droite. 

Néo-populismes

À partir de l’automne 2014, particulièrement à Dresde (ville comprenant environ 2 % de musulmans), le mouvement social Pegida (« Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident ») est parvenu à rassembler régulièrement plusieurs milliers de personnes contre « l’islamisation » (jusqu’à 25 000 en janvier 2015). Les manifestants sont de la classe moyenne éduquée mais comptent en leurs rangs des membres de l’extrême droite radicale. Dans les cortèges se mêlent les slogans anti-immigrés à ceux des manifestations de 1989 qui firent tomber le Mur. Sur les thèmes de l’islamisation et d’une démocratie plus directe, c’est-à-dire les thèmes de l’ensemble des partis des droites populistes européennes, Pegida est parvenu à rassembler 9,6 % des suffrages à Dresde aux élections municipales de juin 2015. Mais, surtout, le mouvement a aimanté en son sens le parti souverainiste Alternative pour l’Allemagne, ayant déjà obtenu 7,1 % des voix aux élections européennes de 2014.

En 2017, année électorale en Allemagne, l’AfD apparaît de plus en plus en mesure d’arriver à stabiliser un courant néo-populiste dans l’offre électorale germanique. Ce succès tient bien au fait de s’être entièrement coulé dans le moule de l’extrême droite du XXIe siècle, où l’admonestation de la société multiculturelle se fait au nom de la défense des valeurs libérales et non de l’établissement d’un régime fasciste. Le NPD est donc légal, mais la possibilité d’une réimplantation de l’extrême droite dans la vie politique du pays que représente l’AfD se fait sans lui et contre ses valeurs affichées. 

Le 21 janvier 2017, les dirigeantes de l’AfD et du FN se sont retrouvées à Coblence. La première y trouva pour son électorat un marqueur de sa démarcation avec la politique de la droite démocrate-chrétienne au pouvoir. La seconde y a puisé un marqueur de sa normalisation à montrer à l’électorat de droite français. En somme, chacune a voulu démontrer que le marché des droites européennes se reconstituerait autour d’un souverainisme de l’identité ethno-culturelle. Il n’y a donc pas de couple franco-allemand du nationalisme, mais des partis actuellement à la périphérie des droites et qui, face aux difficultés des partis conservateurs vis-à-vis de la crise sociale depuis 2008 et des réfugiés depuis 2015, tentent de se positionner auprès de leur électorat national comme relevant d’un réajustement planétaire des droites qui feraient d’eux non des extrêmes droites du passé mais les mouvements trans-partisans de demain. 

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