À la veille du premier tour de l’élection du nouveau président des Républicains, Nicolas Lebourg livre, pour l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, une analyse historique des alliances et des rapprochements entre droite et extrême droite.
À gauche, l’union est un combat. À droite, c’est un vœu pieu. À l’extrême droite, c’est une des possibilités qu’offre le chaos.
La victoire attendue de Laurent Wauquiez a déjà participé à diviser les droites, avec la fondation d’Agir il y a peu. Marine Le Pen a, elle, tendu la main au président de la région Auvergne-Rhône-Alpes : « nous sommes en désaccord sur la politique économique », dit-elle pour ensuite cibler les municipales de 2020, pour lesquelles « on peut parfaitement, dans certains cas, trouver des terrains d’entente » avec Les Républicains.
Affaibli, le Front national aimerait se remettre dans le jeu. Il est vrai que la droite peine à définir une ligne claire sur ses relations avec le Front national. Déjà, juste après le psychodrame Copé-Fillon lors de la précédente élection interne de la droite, 44% des sympathisants UMP déclaraient souhaiter des accords électoraux entre leur parti et le Front national aux élections locales, ce à quoi les trois quarts (73%) des sympathisants du Front national se montraient favorables.
Jusqu’ici, Marine Le Pen s’était montrée très hostile à l’idée de sortir de son superbe isolement. Aux élections législatives de 2012, elle expliquait que son parti pourrait «très exceptionnellement» appeler à voter pour des candidats de l’UMP, voire du PS, au second tour des élections législatives, car «il y a un certain nombre de candidats sincères, corrects, qui ont eu à l’égard du peuple français un comportement correct, qui se sont refusés à voter des choses qui allaient à l’encontre de l’intérêt de la France et des Français ». Elle tentait de correspondre à sa sociologie électorale, tout en attisant les tensions au sein de la droite. Les enquêtes d’opinion avaient montré la différence entre sa cible électorale et celle de Nicolas Sarkozy au scrutin présidentiel de 2012 : le sien, très à droite sur ses valeurs, ethnicisait la question sociale, mais défendait les restes de l’État-providence, en voulant le renforcement des services publics à 22% (contre 6% pour les électeurs sarkozystes) et une surveillance de l’économie par l’État à 57% (contre 32% chez les sarkozystes).
Double pression
Marine Le Pen se devait de correspondre à son électorat pour le tenir, elle prospectait par-delà sur cette image : ses appels à voter pour une poignée de candidats de droite et de gauche au second tour de ces législatives lui permettaient de conserver son statut anti-système. Le FN pouvait aussi dire qu’une telle attitude participait de sa nature dès sa fondation, même si dans les années 1970, selon certaines sources, il semble que le choix d’appeler localement pour tel « patriote » de gauche ou de droite ait été construit par la façon dont celui-ci remerciait le FN financièrement… En fait, l’avenir du FN est largement écrit dans les leçons de ses relations passées avec les droites.
Aux élections municipales de 1977, alors même que les extrêmes droites étaient groupusculaires, leur participation à des listes de droite se faisait dans l’indifférence. Tout change avec l’émergence du Front national à Dreux, où le succès des cantonales de 1982 (12,6%) permet à Jean-Pierre Stirbois d’aboutir à une union droite-FN aux municipales de 1983. Le slogan de la liste est clair : « inverser le flux de l’immigration à Dreux ». La gauche gagne, puis l’élection est annulée. Le FN repart sous sa seule bannière. Il obtient près de 17% des voix au premier tour ; les listes de droite et extrême droite fusionnent pour le second. Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing approuvent l’alliance. L’accord se fait sur un minima idéologique (une ligne sécuritaire conservatrice), non par choix politique, mais en raison de la complémentarité des électorats, qui l’a imposé. Selon la presse, Jean-Pierre Stirbois est parvenu à faire entrer le parti dans l’arène politico-médiatique car il représenterait un FN… dédiabolisé par rapport à Jean-Marie Le Pen. En fait, sa méthode est de faire subir à la droite une double pression. Par la droite : il caricature ses thèmes (néolibéralisme, antifiscalisme, antimarxisme) pour la dire identique à la gauche et assurer que le FN seul serait « la droite ». Par la gauche : il affirme que seul le FN peut aller chercher des voix populaires, et donc assurer une alternance. On dit souvent que Marine Le Pen fait du Bruno Mégret sans Mégret. Bien souvent, elle fait aussi du Stirbois sans le savoir. Mais les succès mêmes du FN nuisent à cette première stratégie.
Aux élections européennes de 1984, le FN réussit une OPA sur un électorat de la bourgeoisie conservatrice jusque-là acquise aux droites. Parmi les votants, 21% des électeurs ayant choisi Chirac en 1981 ont voté Le Pen, contre seulement 3% de ceux qui avaient voté Marchais. La liste fait autour de 17% à Neuilly-sur-Seine et dans le 16e arrondissement parisien. Seuls 9% des ouvriers ont choisi Le Pen, contre 21% des commerçants et artisans. En conséquence, en 1985, Jacques Chirac choisit la stratégie dite du «cordon sanitaire» : le refus officiel d’alliances – avec des exceptions aux régionales de 1986 et aux législatives de 1988. Lors de la cohabitation de 1986-1988, il décide le rétablissement du scrutin majoritaire, afin de priver le FN des députés obtenus grâce au scrutin à la proportionnelle. Mais si cette méthode fonctionne, c’est car Jacques Chirac a un allié : Jean-Marie Le Pen. En 1986, ce dernier a espéré être appelé au gouvernement, rêvant du ministère de la Défense. Il répond au veto chiraquien par l’isolement de ses élus, pour ne pas qu’ils soient tentés de rejoindre des partis plus faciles à porter socialement et distribuant plus de capital social et financier – un problème qui existe toujours : le FN est aujourd’hui le champion du recyclage sur ses listes de militants de droite n’ayant pas obtenu l’investiture ailleurs, mais il connaît aussi un flux continu de démissions de ses élus (un tiers des conseillers municipaux élus en 2014 a claqué la porte fin 2017, un député vient de démissionner, etc.).
Isolé, le FN est contraint d’attendre une présidentielle tous les sept ans pour exister. Il lui faut inventer autre chose, c’est évident. Après le bon score de 1988 (objectivement bon, vécu comme une déception à force de s’auto-convaincre de l’irrésistible dynamique frontiste), Jean-Marie Le Pen a déclaré qu’il fallait un grand congrès remettant à plat le parti et, pourquoi pas, changeant son nom. Au congrès de Nice qui se tient les 31 mars et 1er avril 1990, c’est la déclaration finale de Bruno Mégret qui établit la nouvelle ligne. Il affirme que le FN n’est pas en recherche d’alliance avec les droites mais a pour but de « réaliser la grande alternance, de prendre en charge la direction des affaires de la République ».
Fermeture aux hommes, ouverture aux idées
La marginalité institutionnelle due à l’absence d’un accord électoral national est légitimée de la sorte, et, pour la première fois, les militants viennent d’entendre non plus « Le Pen vite », slogan phare de l’élection présidentielle de 1988, mais réellement qu’ils allaient prendre le pouvoir pour appliquer leurs idées. Gageons qu’ils seront nombreux à être enthousiastes au congrès de 2018 remettant à plat le parti et, pourquoi pas, changeant son nom…
Dans le même temps, la politique de fermeture aux hommes du FN est complétée par une politique d’ouverture à ses thèmes, dans l’espoir de ramener au giron des partis de droite les électeurs frontistes. L’effet est négatif. En 1990, 86% des sympathisants de droite sont favorables à ce que « l’opposition se réunisse en un seul grand parti (qui regrouperait le RPR, l’UDF et le CNI) », c’est-à-dire les trois partis de droite à l’époque. Or, non seulement les électeurs de droite n’ont pas envie de cette union des droites, mais, pour se désenclaver, les diverses sensibilités tentent d’agrandir leur part en ce marché des droites par une inclinaison donnée vers le FN. L’année 1991 est ponctuée de déclarations chocs destinées à récupérer les voix du FN. Jacques Chirac se lamente alors sur «le bruit et l’odeur» et, tout comme Gérard Longuet, envisage l’instauration partielle de la « préférence nationale », tandis que Valéry Giscard d’Estaing qualifie l’immigration d’«invasion», etc. Résultat, à l’automne, la compréhension affichée par les sondés envers le vote FN est en hausse de dix points, Jean-Marie Le Pen arrive en tête des hommes politiques proposant une politique satisfaisante en matière d’immigration, près de la moitié des sondés réclament l’instauration de la «préférence nationale», 48% des sondés se disant électeurs de droite réclament un accord de désistement avec le FN, et un tiers des sondés s’affirment en accord avec les idées du FN… un score qui ne sera retrouvé qu’en février 2012, en pleine droitisation de la campagne sarkozyste.
Clientèle changeante
La clientèle changeante du FN amène à une nouvelle orientation. En 1995, 30% des ouvriers, 25% des chômeurs et 18% des employés ont voté pour Jean-Marie Le Pen. Alors que le délégué général Bruno Mégret souhaite imposer une alliance aux droites, Jean-Marie Le Pen s’est rendu à la ligne de feu Jean-Pierre Stirbois : favoriser la gauche pour s’imposer à droite, déclarant en guise de consigne pour le second tour des présidentielles que «Chirac, c’est Jospin en pire». La ligne « ni droite ni gauche » prônée par son gendre Samuel Maréchal l’emporte, théorisation a posteriori d’un FN s’adaptant à son isolement et à la mutation de son électorat. La formule est empruntée au collaborationniste Parti populaire français, mais elle permet de se positionner comme relevant d’une volonté politique de rassemblement national, avec des thèmes sociaux et populaires, et, paradoxalement, de s’écarter du bloc des droites et donc du rattachement à l’extrême droite. Samuel Maréchal est également responsable du Cercle national des travailleurs syndiqués, et l’idée est bien d’avoir une ligne conforme à l’évolution sociologique de l’électorat frontiste en répondant au segment de la jeunesse des classes populaires et moyennes connaissant un état de déclassement social. Le président du FN franchit le Rubicon lorsque le président Chirac dissout l’Assemblée. Il laisse entendre qu’une Assemblée de gauche lui serait moins déplaisante à observer et il provoque 76 triangulaires au second tour des législatives, assurant la liquidation de la majorité chiraquienne.
Bruno Mégret pousse à retrouver la méthode de la complémentarité électorale. Pour les régionales de 1998, le FN propose un contrat d’alliance aux droites sur un programme a minima rédigé par Bruno Gollnisch. Samuel Maréchal avait tenté d’imposer que le document réclame la reconnaissance du principe de « préférence nationale », en vain : les frontistes voient la proie du pouvoir et savent qu’ils peuvent dire à leurs électeurs que cette mesure ne relève pas des exécutifs locaux. On sent bien qu’actuellement, dans la perspective des élections locales évoquée par Marine Le Pen, de telles perspectives se dessinent derechef. Les barons des droites saisissent cette main dans plusieurs régions, en affirmant n’avoir que faire des diktats parisiens. La crise entraîne l’explosion des partis de droite. Mais la ligne très ferme du président Chirac contre les tentations de son camp s’avère plus que payante : les électeurs de gauche ne rechignent pas à aller voter pour lui le 21 avril 2002. La droite avait éclaté pour quelques exécutifs locaux : elle se réunifie avec la naissance de l’UMP et reprend le pouvoir pour dix ans – une leçon qu’un certain nombre de ses cadres n’ont manifestement pas complètement intériorisée. Il est à noter qu’en 1998 32% des sympathisants de la droite étaient pourtant pour une alliance avec le FN et que le score était exactement le même lorsqu’en 2015 la droite pu remporter des régions grâce aux reports de la gauche contre les candidatures lepénistes.
Droite invertébrée
Les difficultés connues par la droite tiennent donc de ses erreurs d’interpénétration et non de son potentiel électoral. La promesse du « travailler plus pour gagner plus » avait entraîné un large report de voix, puis son abandon le rebond du FN : chez les travailleurs indépendants, cœur de cible électorale des droites, le vote FN a été de 22% en 2002, 9% en 2007, 17% en 2012, 28% aux européennes de 2014. Pourtant, alors que Marine Le Pen avait voulu faire de l’élection présidentielle de 2017 un référendum contre le « mondialisme », ils n’ont alors voté pour elle qu’à 19% au premier tour et, au second, ont voté pour Emmanuel Macron à 67%.
Autrement dit a) des offres politiques cohérentes et autonomes (ordo-libéralisme de François Fillon, euro-libéralisme social d’Emmanuel Macron) se sont avérées stratégiquement plus efficaces que les méthodes de dérivation du vote par droitisation; b) cela souligne que les échecs connus par la droite depuis 2012 ne l’ont pas été car elle ne serait pas allée assez loin sur les thèmes identitaires, mais parce qu’elle avait abandonné la « valeur travail », une offre idéologique qui correspondait aux demandes de hiérarchie sociale légitime, communes aux électorats UMP et FN. En se plaçant sur le terrain identitaire, elle a organisé le transfert de son électorat selon le principe toujours vérifié selon lequel « l’électeur préfère l’original à la copie ».
Quelles solutions s’offrent à la droite ? Si elle ressemble au centre gauche, elle perd son flanc droit en légitimant le vote FN comme vote utile contre la gauche (voir par exemple les élections locales de 2015 dans le Sud-Ouest). Si elle ressemble au FN, elle légitime le transfert de vote vers le FN et fragilise son flanc centriste. La droite est aujourd’hui invertébrée, ne sait plus se différencier des autres courants pour proposer une offre politique autonome. Elle parle sans cesse de combat culturel, mais n’offre pas de conception du monde qui lui soit propre, et se limite en général en cette matière à des problématiques sociétales contre la société multiculturelle. En somme, ni son offre politique ni sa cible électorale ne sont autonomes. Pour l’instant, la stratégie Wauquiez consiste à refaire ce qui a échoué avec Nicolas Sarkozy ou Jean-François Copé.
Quelles solutions s’offrent au FN ? La présidente du FN a, pour l’instant, peu ou prou repris de Bruno Mégret la stratégie de la «grande alternance», et de Samuel Maréchal le « ni droite, ni gauche: Français». Elle est arrivée au fond de l’impasse. Elle affirme qu’elle va refaire sa main grâce au congrès de 2018. Le devoir d’inventaire des campagnes de 2017 est divisé en deux : Florian Philippot explique que la ligne était bonne mais desservie par la candidate, Marine Le Pen explique que la candidate était idéale mais la ligne imposée par son ex-numéro deux mauvaise. Il n’y a donc aucune auto-critique, et aucune réflexion portée sur les difficultés structurelles. Relevons-en trois pour notre part.
D’abord, le FN continue à faire semblant de ne pas comprendre les lois électorales. Le questionnaire qu’il a adressé à ses adhérents est bien charpenté et devrait donner des masses d’informations intéressantes, mais on relève cette question : « Pensez-vous que le FN doit conclure des accords avec d’autres personnalités politiques ? ». Cette logique-là, celle qui a consisté à vouloir tendre la main à Nicolas Dupont-Aignan, relève clairement d’un refus de comprendre qu’un second tour ne se gagne pas avec des alliances avec des personnalités mais avec des partis, aptes à déplacer des segments sociaux. Mais dire « partis », cela signifierait devoir mettre sur la table les questions du programme et de la stratégie, les deux autres points litigieux.
Sur la question du programme, l’évolution sur l’euro est notable, elle qui avait amplement empêché le FN de gagner des seconds tours aux élections régionales de 2015. Alors que le FN de Jean-Marie Le Pen défendait la monnaie commune, le FN avait fini par s’empêtrer dans cette question. Il peut effectivement faire comme en 1998 lors des prochaines municipales : dire que, de toutes façons, cela ne relève pas de ce niveau de compétences. Mais, si la droite est alors tenue par des gens instruits des leçons du passé, elle n’aura aucune raison de ne pas demander au FN de plier le second genou. C’est alors non le programme économique du FN qui serait en jeu, mais le cœur nucléaire de l’adhésion à ce parti : la préférence nationale. La droite a tous les arguments pour demander au FN un recul en la matière s’il veut l’union : l’argument idéologique et moral, certes, mais aussi celui du sérieux, donc celui qui paraît en passe de pouvoir emporter le thème de la sortie de l’euro, face à une mesure dont seul le FN considère, en se refusant à le démontrer, qu’elle est juridiquement faisable. Peu suspects de cosmopolitisme excessif, les électeurs de Nicolas Dupont-Aignan ont démontré au second tour de l’élection présidentielle qu’ils se refusaient à rejoindre un programme aussi tranchant. C’est-à-dire que l’avenir rationnel du FN serait, pour enfin participer au pouvoir, d’intégrer un bloc des droites à l’échelle locale – celle qu’il travaille si peu qu’il y perd ses élus – en ayant renoncé et à la sortie de l’euro et à la préférence nationale. Il porterait un programme anti-immigration et amènerait dans l’escarcelle des droites les salariés modestes du secteur privé qui lui font confiance. Ce travail de long cours est bien sûr antinomique d’une participation aux présidentielles sur un mode messianique. Il est donc envisageable que ce débat ne soit ouvert qu’après une potentielle troisième défaite de Marine Le Pen à la présidentielle.