Les armées, cache-misère aujourd’hui, parent pauvre demain?

Comme souvent en période de crise, le pouvoir exécutif a le réflexe d’utiliser les armées pour masquer son manque de moyens. Cette situation est le résultat de l’assèchement volontaire des services publics, fruit de plusieurs décennies de politiques économiques libérales. Pour Axel Nicolas, membre de l’Observatoire de la défense-Orion de la Fondation, si « toutes les conséquences » de cette crise doivent être tirées, le besoin le plus pressant est celui d’un État-stratège, capable d’investir sur le temps long et de respecter (enfin) ses engagements en termes de dépenses de défense. 

Le 25 mars dernier, le président de la République s’adressait au pays depuis Mulhouse, devant l’hôpital de campagne monté par les armées. Pourtant, cet hôpital de campagne ne peut accueillir que 30 personnes en réanimation, tandis que les hôpitaux français disposent de 7 000 places. La différence entre l’affichage militaire symbolique et la réalité des éléments déployés est marquante. Cette image d’un pouvoir politique mobilisé au travers d’une action militaire limitée n’est-elle pas surtout la traduction d’un exécutif affaibli ? Les armées seraient alors aujourd’hui « le cache-misère » d’un pouvoir politique aux moyens réduits avant d’être demain « le parent pauvre » des arbitrages budgétaires. 

Le recours au vocabulaire guerrier : cache-misère de l’incapacité politique

Dramatiser la lutte contre la pandémie grâce à une métaphore guerrière a comme vertu de rassurer l’opinion sur la mobilisation de l’exécutif. Toutefois, c’est également un moyen pour détourner l’attention de la situation catastrophique des hôpitaux publics. Nous sommes donc « en guerre » contre le coronavirus depuis le 16 mars 2020. Le gouvernement était aussi « en guerre contre la précarité » selon Muriel Pénicaud sur RTL en juin 2019. En septembre 2019, le président de la République expliquait par ailleurs être « en guerre de mouvement » contre la pauvreté. En décembre de la même année, il rappelait également que la France était en « guerre » contre le terrorisme. Pandémie, précarité, pauvreté, engagement militaire : l’exécutif utilise fréquemment le même vocabulaire guerrier sur des sujets qui demandent pourtant des réponses politiques différentes.  

Il ne s’agit pas de nier la portée symbolique des mots ni la part de dramatisation qu’ils amènent. Néanmoins, l’utilisation abusive de la métaphore guerrière semble illustrer avant tout l’affaiblissement des moyens du politique. Ce réflexe du registre militaire marque son incapacité à saisir la panoplie des moyens d’actions à sa disposition, voire son incapacité à comprendre les problèmes. À quoi sert-il de déclarer la guerre à la précarité, si ce n’est pour faire croire que le gouvernement agit soudainement ? À quoi sert le Service national universel (SNU) et sa nostalgie du service militaire si ce n’est pour cacher, ou essayer de pallier, les failles du système éducatif ? À quoi sert la dramatisation militaire de la crise du coronavirus, si ce n’est pour cacher les carences de nos hôpitaux, victimes de sous-investissement ? « Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots », expliquait Jean Jaurès : un siècle plus tard, les politiques semblent avoir gardé les mêmes réflexes.  

La crise comme révélatrice de moyens limités de nos armées 

Tandis que la dramatisation au travers du vocabulaire guerrier est un cache-misère de la faiblesse du politique, la surmédiatisation des moyens militaires est en décalage avec leur réalité. Comme toujours, les armées font le maximum avec le trop peu qu’elles ont. 

Le 25 mars dernier, le président de la République a lancé l’opération Résilience, mobilisant les armées en soutien des services publics dans les domaines de la santé, de la logistique et de la protection. Cet engagement rappelle toutefois que le format de nos forces n’est pas fait pour une telle mission. Le Service de santé des armées (SSA) se retrouve ainsi en première ligne, mais avec des moyens réduits puisqu’il a été une variable d’ajustement budgétaire depuis plus de dix ans. Un rapport de juillet 2019 du Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM) évaluait à 9% le « sous-effectif moyen » du SSA. Le 21 mars 2020, la directrice du service le disait sans détour dans la presse : « Nos moyens ne sont pas illimités et la mission opérationnelle continue à être la priorité : elle doit être préservée, sanctuarisée. » Au-delà du SSA, l’ensemble des forces est largement mobilisé. Les hélicoptères des armées de Terre et de l’Air multiplient les évacuations médicales, la Marine nationale utilise ses trois porte-hélicoptères amphibies (PHA) pour aider des territoires insulaires, tandis qu’un A400M et un A330 sont utilisés pour des transports de blessés. Si les moyens mobilisés sont importants, leur surmédiatisation nourrit l’idée fausse que les armées peuvent pallier les limites des services publics. 

De plus, la crise du Covid-19 n’a pas fait disparaître les menaces qui pèsent sur notre pays. Nos soldats sont toujours déployés au Sahel et la dissuasion nucléaire est maintenue. Mais que se passerait-il si, demain, la France devait répondre à une attaque conventionnelle massive ? Avec quels A400M et quels PHA la France transporterait-elle ses troupes et son matériel s’ils sont déjà mobilisés pour l’opération Résilience ? Deux crises concomitantes et la catastrophe serait assurée. 

Un exécutif victime de services publics affaiblis tente de cacher ses limites grâce aux forces armées. Or, ces dernières sont elles-mêmes depuis longtemps engagées en métropole comme en opérations extérieures (OPEX). Fort heureusement, « toutes les conséquences » seront tirées de la crise. Peut-on alors espérer que les armées ne seront pas demain victimes d’ajustements budgétaires ?  

Éviter que les forces armées soient les « victimes collatérales » d’ajustements budgétaires

Des sommes d’argent importantes sont mises sur la table pour préparer l’après Covid-19 et éviter une situation économique désastreuse. Cependant, la présidente de la commission de la Défense nationale et des Forces armées à l’Assemblée nationale, Françoise Dumas, a d’ores et déjà avancé que le budget de la défense serait revu « puisqu’il est lié au pourcentage du PIB ». La loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 prévoit d’atteindre 2% du PIB en 2025 pour répondre aux objectifs de l’OTAN. Le PIB étant amené à se contracter, les sommes allouées aux armées seraient réduites. Comme souvent par le passé, la Grande Muette serait alors la victime collatérale des arbitrages budgétaires. Toutefois, si la LPM répond à un objectif relatif, les programmes militaires, eux, se basent sur des chiffres absolus. 

La crise du coronavirus a rappelé deux éléments pertinents pour nos armées. D’une part, on ne peut pas faire plus avec moins. Les plans d’investissement tardifs du gouvernement dans les hôpitaux et la recherche le démontrent. D’autre part, il est nécessaire d’anticiper et de se baser sur le principe de précaution. Force est de constater que, malgré l’inscription des pandémies dans les Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale de 2008 et 2013 et du « risque d’émergence d’un nouveau virus » dans la Revue stratégique de 2017, rien n’avait été fait pour préparer le pays à une pandémie. Il a été demandé à des armées déjà sur-mobilisées de faire plus pendant une pandémie, mais envisagerait-on demain de leur donner moins ?

En 2010, dans un rapport consacré aux programmes d’armement, la Cour des comptes constatait qu’ils étaient tous victimes de dérapages financiers. Réduire les quantités commandées d’un matériel revient ainsi à diminuer les économies d’échelle, avec un impact direct pour le budget de l’État. Le programme des frégates multi-mission (FREMM) a ainsi eu un goût amer pour les finances publiques : initialement, 17 FREMM devaient être commandées, pour 6,5 milliards d’euros. Finalement, huit FREMM ont été livrées pour un coût de huit milliards d’euros. 

L’anticipation stratégique nécessaire dans le domaine militaire est incompatible avec des logiques court-termistes. Pire, ces dernières sont régulièrement contre-productives et ne répondent pas aux objectifs d’économie fixés. La défense exige donc un État-stratège, capable de s’inscrire dans le temps long et de respecter sa propre parole.

Le besoin d’un État-stratège qui respecte ses promesses 

La situation actuelle illustre l’affaiblissement du pouvoir de l’État : il a fallu en catastrophe demander à des entreprises privées d’adapter leurs moyens de productions pour répondre aux besoins en masques et en gel hydroalcoolique. Si, malgré les centaines de milliards d’euros promis, il n’y a apparemment « pas d’argent magique », il y a tout de même la possibilité pour l’État de bien dépenser ce qu’il a en étant stratège, notamment dans la défense.  

Le domaine militaire s’illustre par l’efficacité de ses dépenses, notamment sur le long terme. Si la portée exacte de l’efficacité fait débat, des dépenses souveraines d’équipements ancrent des emplois en France et en Europe. De même, les bénéfices de la Recherche et du développement (R&D) sont certains à long terme. La dépense militaire française se base ainsi souvent sur des entreprises duales, c’est-à-dire civiles et militaires (Ariane Group, Airbus, Safran, Dassault, Thales, etc.). Aux États-Unis, la Silicon Valley a notamment émergé grâce à des dépenses de défense soutenues et durables. La condition de l’efficacité des dépenses de défense est cependant qu’elles soient souveraines. Or, le pouvoir politique a aujourd’hui à sa disposition un outil qui garantit des dépenses souveraines européennes dans le cadre de la défense : le Fonds européen de défense (FED). Le Cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 n’étant pas encore voté, le FED peut être un levier efficace pour la souveraineté européenne. Les États membres de l’Union européenne pourraient même rehausser leur degré d’ambition. En 2016, Thierry Breton, aujourd’hui commissaire européen au Marché intérieur et en charge de l’industrie de défense, évoquait lui-même un « Fonds européen de sécurité et de défense » abondé à 1,2% du PIB de chaque État. La crise du coronavirus souligne les dépendances de l’Union européenne et des États qui la composent dans certains secteurs-clefs : ne serait-ce pas le moment propice pour pousser un agenda de souveraineté dans un domaine stratégique comme la défense ? 

Il s’agit cependant d’être clair : il ne faut pas dépenser dans la défense pour en tirer des avantages économiques. Il faut investir dans la défense pour répondre à un besoin de sécurité et d’indépendance. Les possibilités sont déjà là : n’est-il pas temps d’accélérer le projet de second porte-avion ? Naval Group et les Chantiers de l’Atlantique seraient probablement ravis de cette nouvelle. Ne peut-on pas imaginer des hélicoptères lourds européens plutôt que d’acquérir des Chinook américains ? Airbus serait probablement fier de porter ce projet. Pourquoi ne pas accélérer les investissements dans l’intelligence artificielle ? Thales bénéficierait largement de ses dépenses en R&D. La balle est désormais dans le camp des États et de l’UE pour qu’ils soient à la hauteur des défis de notre temps. 

Le recours répété au vocabulaire guerrier est la suite logique de décennies de politiques économiques libérales. L’État s’est volontairement affaibli et utilise le seul moyen qui lui obéit totalement : le militaire. Plutôt que d’utiliser les armées comme cache-misère de son impuissance puis comme variables d’ajustement de ses arbitrages budgétaires, l’État a la possibilité de s’émanciper des logiques du libéralisme économique. Tirons donc « toutes les conséquences » de cette crise. Il ne s’agit pas d’adapter la trajectoire financière de la LPM aux évolutions du PIB : ce serait un danger stratégique et un non-sens financier. Il s’agit plutôt de renouer avec un État-stratège qui respecte ses engagements et entreprend une politique industrielle de défense souveraine, permettant de répondre à tous les besoins opérationnels de nos armées. 

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