À l’occasion des cinquante ans du droit de vote des femmes en Suisse, Nadia Huberson, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès, revient sur l’histoire de ce combat pour que les femmes accèdent au droit de vote au niveau fédéral dans les cantons – un long combat porté par la société civile et la gauche, notamment le Parti socialiste suisse, après 90 votations populaires sur près de quatre-vingt-dix ans pour que cela aboutisse en 1971.
Le 7 février 1971, une date à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de la Confédération en Suisse : 65,7% des (hommes) suisses ont voté en faveur du référendum sur « l’arrêté fédéral concernant l’introduction du droit de vote des femmes et le vote dans les affaires fédérales ». La participation s’est élevée à 57,72%. Cette votation du 7 février 1971 prononçait également l’éligibilité des femmes à se présenter à des élections nationales. Il aura donc fallu attendre cinquante-trois ans après l’Allemagne, cinquante-deux ans après l’Autriche, vingt-sept ans après la France et cingt-six ans après l’Italie. La Suisse aura patienté cent vingt-trois ans après l’adoption de la Constitution fédérale de 1848 et trois ans après les mouvements sociaux de 1968 en Europe pour accorder le droit de vote à ses citoyennes au niveau fédéral. Et encore, cette évolution n’a pas été un long fleuve tranquille.
Les cantons d’Appenzell Rhodes-Extérieures, Appenzell Rhodes-Intérieures, Glaris, Obwald, Schwyz, Saint-Gall, Thurgovie et Uri ont rejeté le projet, soit huit cantons sur les vingt-cinq à l’époque. Certes, la plupart des cantons avait déjà introduit le droit de vote des femmes au niveau cantonal et, dans certains cas, communal, peu avant ou en même temps que le droit de vote fédéral. Mais certaines municipalités ont retardé l’introduction du droit de vote des femmes jusqu’aux années 1980. En 1989, en Appenzell Rhodes-Extérieures, une courte majorité accorde le droit de vote des femmes via la Landsgemeinde. Appenzell Rhodes-Intérieures sera le dernier canton à introduire le droit de vote des femmes au niveau cantonal, le 28 avril 1991, après y avoir été forcé par une décision du Tribunal fédéral le 27 novembre 1990.
Plutôt surprenant, ce « retard », pour un pays prospère et pacifique ? Pas tant que cela si on regarde son système politique particulier et le contexte de l’époque.
Les premiers échecs dans les cantons
Le Parti socialiste suisse (PSS) fut le premier parti à inscrire dès 1904 dans son programme l’introduction du droit de vote des femmes.
L’introduction du droit de vote des femmes en Suisse fut une lutte inlassable depuis des décennies. Dès 1904, le suffrage des femmes est inscrit dans le programme du Parti socialiste suisse et constitue une revendication importante lors de la grève générale de 1918. Il faudra plusieurs tentatives pour aboutir au vote favorable du 7 février 1971.
Déjà en 1868, à l’occasion de la révision de la Constitution cantonale zurichoise, l’inscription du droit de vote des femmes dans la constitution cantonale avait échoué. Entre 1919 et 1921, il fut rejeté dans les cantons de Genève, Neuchâtel, Bâle-Ville, Glaris et Saint-Gall et à nouveau à Zurich.
Les premières tentatives au niveau national
À la même époque, deux propositions réclamant l’introduction du droit de vote des femmes au niveau fédéral furent déposées pour la première fois au Conseil national. En 1919, ces interventions parlementaires furent transmises au Conseil fédéral, qui les remisera au placard pendant des décennies. En 1929, plusieurs associations féministes, dont l’Alliance de sociétés féminines suisses (ASF), avec le soutien du Parti socialiste et de l’Union syndicale suisse, lançaient une pétition au niveau fédéral, en faveur du suffrage des femmes. Malgré ses 249 237 signataires, soit 78 840 hommes et 170 397 femmes, cette pétition resta lettre morte.
« Voulez-vous ce genre de femme ? » / « Maman, quand est-ce que tu rentres à la maison ? »
Affiches de votations contre le droit de vote des femmes en 1920 (à gauche) et en 1946 (à droite). Affiches réalisées par Otto Baumberger et Hugo Laubi, Museum für Gestaltung Zürich, Plakatsammlung, Zürcher Hochschule der Künste.
Premier refus lors des votations fédérales en 1959
L’essor économique des années 1950 n’y changera rien, l’attitude fondamentale de la classe politique suisse resta résolument conservatrice. À la veille de la votation fédérale de 1959, le Parti socialiste, l’Alliance des indépendants et le Parti suisse du travail soutiennent le vote des femmes. Le Parti radical démocratique et le Parti populaire chrétien social ne donnèrent pas de consigne de vote, tandis que le Parti des paysans, artisans et bourgeois (qui deviendra plus tard le premier parti de Suisse aujourd’hui, l’Union démocratique du centre) recommanda de voter « non ». Avec une participation de 66,7%, le projet fut nettement rejeté par 654 939 voix (66,9%) contre 323 727 (33%).
Le jour même des votations fédérales de 1959, le canton de Vaud accorda le droit de votes aux femmes au niveau cantonal et communal, suivi par Neuchâtel la même année et par Genève en 1960. En 1966, Bâle-Ville fut le premier canton de Suisse alémanique à approuver le suffrage universel au niveau cantonal et communal. Le canton de Bâle-Campagne suivra en 1968 et le Tessin, le canton italophone, en 1969.
Association suisse pour le suffrage féminin, 1950 © Gosteli-Stiftung, Plakatsammlung
Droit de vote au niveau fédéral en 1971
Il aura ainsi fallu pas moins de 90 votations populaires s’étalant sur près de quatre-vingt-dix ans pour aboutir enfin au droit de vote des femmes en Suisse.
En 1968, le Conseil fédéral prévoyait de signer la Convention européenne des droits de l’homme à l’exclusion du droit de vote et d’éligibilité des femmes. Les associations féministes, qui craignaient de voir leur revendication à nouveau mise de côté, s’inspirèrent du Mouvement de libération des femmes et protestèrent énergiquement. En égard du climat social tendu qui régnait alors, le Conseil fédéral s’empressa de mettre sur pied un nouveau projet concernant le suffrage universel. Comme des sondages d’opinion indiquaient que les citoyens voteraient probablement « oui », les opposants préférèrent cette fois-ci rester silencieux, aucun parti conservateur ne souhaitant perdre la faveur des électrices potentielles.
Le 7 février 1971, les Suissesses remportèrent enfin la victoire. Les électeurs masculins acceptèrent en votation populaire le droit de vote et d’éligibilité des femmes. Ce droit fut toutefois encore rejeté dans huit cantons.
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La Suisse en retard
Les raisons de l’introduction tardive du suffrage universel en Suisse sont multiples. Et d’ailleurs, les arguments pour le « non » ont évolué avec le temps. Alors que dans de nombreux autres pays, c’est le Parlement qui a introduit le droit de vote des femmes, en Suisse, il aura fallu passer par la votation populaire où seuls les hommes étaient habilités à voter. Ceci explique en grande partie la résistance populaire à cet égard. Selon Brigitte Studer, historienne et professeur émérite de l’université de Berne, il y aurait d’autres raisons, notamment celle de l’image stéréotypée de la femme qui prévalait dans la société : « la femme aux fourneaux, l’homme aux affaires politiques ». Une thèse moins répandue soutient que la Suisse n’ayant pas réellement été impliquée dans les guerres, il n’y avait pas de raison de récompenser les femmes pour leur mobilisation durant cette période en leur accordant le droit de vote.
Avec le temps, d’autres thèmes touchant aux droits des femmes sont passés par les urnes, comme l’interruption volontaire de grossesse (IVG) votée en 2002, ou encore les congés maternité (votés en 2005) et récemment paternité (votés en 2020). Ces droits ont été accordés pour donner suite à des campagnes d’information et de débats politiques. Des échanges, parfois très durs, forment un socle sur lequel peut s’appuyer la population pour se forger sa propre idée avant de l’exprimer dans les urnes.
La Suisse aujourd’hui
« Salaire, Temps, Respect », l’un des slogans scandés lors de la grève des femmes suisses le 14 juin 2019, représente bien la hauteur des attentes actuelles en matière d’égalité. Face à celles-ci, la politique des petits pas en matière d’égalité peut paraître frustrante car il reste tant à réaliser pour parvenir à l’égalité dans les faits. Parmi les défis actuels en Suisse figurent l’égalité salariale, la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle et la représentation des femmes en politique et dans les fonctions et postes à responsabilités, notamment au sein des conseils d’administration des grandes entreprises. Des défis importants car ils concernent directement l’autonomie économique des femmes, à l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, à la mixité des cercles de décision, à la visibilité des femmes et à leur représentation pour les générations futures.
Mais la Suisse puise sa solidité dans son système, certes plus lent, mais aussi plus profond : sa force réside dans le débat social encouragé par une démocratie vivante et participative. Une fois les arguments posés sur la table et le débat démocratiquement mené et tranché, nous arrivons à un résultat profond et nous obtenons des accords forts, auxquels chacune et chacun a pu participer et dont beaucoup d’autres pays pourraient s’inspirer et s’appuyer.
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