L’effet du conflit russo-ukrainien dans la course à l’Élysée

À moins d’un mois du premier tour de l’élection présidentielle, le conflit russo-ukrainien devient l’enjeu central. Quels sont les effets concrets de la guerre en cours sur l’opinion publique et sur les choix électoraux ? C’est ce sur quoi se penche Tristan Guerra, membre de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation.

La guerre entre l’Ukraine et la Russie rebat-elle les cartes de l’élection présidentielle ou amplifie-t-elle les dynamiques préexistantes ? Dans quelle mesure avantage-t-elle le désormais président-candidat ? Cette note se propose d’étudier les effets dans l’opinion publique française, et dans les votes à venir, du conflit russo-ukrainien à partir des données de la vague 6bis de « L’Enquête électorale française (ENEF) 2022 » réalisée par Ipsos pour le Cevipof, Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès, auprès de près de 4000 personnes inscrites sur les listes électorales et interrogées les 2 et 3 mars derniers. Si le bond des intentions de vote en faveur du désormais président-candidat crédité de 30% des suffrages exprimés coïncide à première vue avec l’embrasement du conflit à l’est de l’Europe, nous essayons d’explorer avec plus de rigueur l’impact de l’irruption du conflit dans la course à la présidence.

L’effet de l’inquiétude à l’égard du conflit russo-ukrainien

L’inquiétude à l’égard du conflit russo-ukrainien demeure globalement très élevée puisque neuf électeurs sur dix (90%) se disent « inquiets » de la situation, dont 43% « très inquiets ». Dans le détail, lorsque les répondants sont invités à évaluer leur inquiétude à l’égard des implications de la guerre, 90% se disent préoccupés par les potentielles conséquences économiques (44% « très inquiets »), 84% d’une extension du conflit au-delà de l’Ukraine (39% « très inquiets »), et 76% d’un possible conflit nucléaire (35%). À noter que les patrons de réponse extrêmes choisis par une proportion significative des répondants à ces questions finissent de montrer la grande fébrilité de l’opinion publique sur ce sujet. Par contraste, seule une infime minorité de répondants se dit « pas inquiets du tout » (~5%).

Pour l’analyse, nous avons construit un index additif1La consistance de l’échelle est assurée par la mesure d’un alpha de Cronbach qui s’élève à .82. permettant d’apprécier le niveau d’inquiétude des citoyens à l’égard du conflit sur un continuum, c’est-à-dire en prenant en compte l’inquiétude sur le conflit tout autant que l’évaluation de ses potentielles conséquences et, par là, de la perception de la menace du conflit au global. Afin de contrôler une diversité d’autres effets de composition qui exercent, on le sait, un rôle puissant sur les comportements électoraux, nous avons recours à la modélisation statistique pour mesurer l’effet propre de l’inquiétude du conflit sur les probabilités d’exprimer une intention de vote pour les candidats mentionnés.

Le graphique 1 présente les résultats de ce modèle2On ajuste nos estimations par le sexe, l’âge, le niveau d’éducation, le revenu déclaré et l’auto-positionnement politique sur le continuum gauche-droite. Base : individus certains d’aller voter.. Le premier enseignement est bien évidemment l’effet très fort de l’inquiétude à l’égard du conflit sur la probabilité de se prononcer pour Emmanuel Macron. Ainsi, plus les personnes sont inquiètes du conflit et de ses potentielles répercussions, tant économiques que du point de vue des menaces sécuritaires, plus cela joue fortement sur les chances de se prononcer en faveur du président sortant. Ce dernier atteint près de 40% de chances d’obtenir des votes en sa faveur parmi les électeurs les plus inquiets des répercussions du conflit. Deux autres candidats, souvent accusés par le passé de défendre des positions de neutralité entre l’Est et l’Ouest, voire pro-russes, se distinguent par un schéma opposé : les électeurs qui semblent les moins inquiets quant au conflit adhèrent davantage aux candidatures de Jean-Luc Mélenchon ou d’Éric Zemmour. Enfin, les intentions de vote en faveur de Valérie Pécresse et de Marine Le Pen n’entretiennent pas de relation particulière avec le niveau d’inquiétude sur le conflit. Ces deux candidates, que l’histoire partisane et/ou personnelle a pu rapprocher du régime poutinien, ne semblent pas pâtir de leur passé, ayant vraisemblablement réussi à se distancer suffisamment et rapidement du régime russe, dans le contexte d’une opinion unanimement inquiète et blâmant la Russie pour le déclenchement de la guerre.

Graphique 1. Effet de l’inquiétude à l’égard du conflit russo-ukrainien sur les intentions de vote à l’élection présidentielle

Note de lecture : le trait montre les probabilités prédites de voter pour l’un des candidats en fonction du niveau d’inquiétude sur le conflit des répondants. Les bandes grisées autour de la prédiction sont les marges de confiance des effets estimés.

Le graphique 2 apporte une information complémentaire : on voit que l’effet de l’inquiétude joue d’autant plus en faveur d’Emmanuel Macron quand les électeurs sont âgés. Au-delà des explications multiples à ce phénomène, cela peut être un atout important pour au moins deux raisons. D’une part, la surreprésentation de l’électorat âgé dans les urnes du fait du poids démographique et de la participation différentielle (l’écart entre le taux de participation des séniors est de 28 points d’après notre enquête, contre 19 points en 2017). D’autre part, cela peut continuer de drainer vers le président sortant l’électorat sénior qu’il se dispute avec la droite modérée, et entamer encore davantage l’électorat de Valérie Pécresse, candidate qui compte beaucoup sur la mobilisation de cette catégorie de la population3D’après les résultats de notre enquête, près d’un électeur sur deux (47%) qui exprime une intention de vote en faveur de Valérie Pécresse a plus de soixante-dix ans.

Graphique 2. Effet de l’inquiétude à l’égard du conflit et de l’âge sur la probabilité de voter pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle

De surcroît, le bond dans les intentions de vote enregistrées en faveur d’Emmanuel Macron – qui atteint, rappelons-le, 30,5% dans l’enquête réalisée du 2 au 3 mars 2022 – semble trouver son origine dans ce segment de l’électorat ambivalent, peuplé d’électeurs qui n’étaient ni franchement hostiles, ni déjà convaincus par le président. En effet, on observe sur le graphique 3 que l’augmentation des chances de voter Macron est surtout associée à la perception du risque de conflit en Ukraine dans une France plutôt « agnostique » sur le bilan du président sortant, qui n’était jusqu’à présent ni satisfaite ni insatisfaite de l’action d’Emmanuel Macron pendant son quinquennat. Et c’est bien dans ce ralliement d’une portion des électeurs restés jusqu’à présent assez ambivalents que les conséquences de la crise sur la course à l’Élysée jouent à plein ; des circonstances qui favorisent plus que jamais le président sortant.

Graphique 3. Effet de l’inquiétude à l’égard du conflit et de la satisfaction à l’égard du président Macron sur la probabilité de voter pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle

L’enjeu de la guerre en Ukraine s’impose aussi dans les choix de vote

Pour autant, si l’inquiétude à l’égard du conflit exerce des effets propres sur les choix électoraux, qu’en est-il de la place de ce nouvel enjeu parmi les autres enjeux qui structuraient, à des degrés divers, la campagne électorale jusqu’à présent ? Interrogés sur leurs principales préoccupations quand ils pensent à la situation du pays, la moitié des répondants choisissent désormais la guerre en Ukraine (50%), presque à égalité avec les questions de pouvoir d’achat (52%), et loin devant l’environnement (25%) ou encore l’immigration (23%).

Mais une autre question complémentaire, et véritablement cruciale dans la compétition politique, est la prise en compte de l’enjeu de la guerre en Ukraine dans les choix de vote des électeurs. Il se pourrait en effet que, même si le conflit est source d’inquiétude pour la population, celle-ci n’en fasse pas pour autant un critère d’évaluation électorale. Or, cela n’est pas le cas. Introduite spécialement dans la nouvelle vague de l’enquête pour mesurer la préoccupation de la guerre en concurrence avec les autres enjeux saillants de l’élection (pouvoir d’achat, environnement, immigration, délinquance…), on constate que la guerre en Ukraine s’est glissée au deuxième rang des enjeux les plus importants pour lesquels les électeurs interrogés déclarent qu’ils en tiendront compte en avril prochain dans leur choix de candidat (33%). Cela ne suffit pas à éclipser les questions de pouvoir d’achat (52%), néanmoins, cet enjeu passe devant d’autres préoccupations comme l’environnement (28%), le système de santé (26%) ou l’immigration (24%).

Mais cette place accrue du conflit dans les préoccupations des électeurs se traduit-elle dans les intentions de vote des électeurs ? On peut effectivement le penser puisque, parmi le tiers des électeurs interrogés qui placent comme enjeu de leur vote la guerre en Ukraine, près de la moitié (49%) se prononceraient en faveur d’Emmanuel Macron, qui écrase les autres candidats (aucun ne dépasse les 10%). Afin de vérifier si le président de la République et ses opposants bénéficient ou pâtissent de l’irruption de cet enjeu dans les choix de vote des électeurs, on suit la même stratégie que précédemment en construisant un modèle qui permet de vérifier l’effet de cet enjeu sur le vote, toutes choses égales par ailleurs4On ajuste nos estimations par le sexe, l’âge, le niveau d’éducation, le revenu déclaré et l’auto-positionnement politique sur le continuum gauche-droite. Base : individus certains d’aller voter..

Le graphique 4 ci-dessous confirme l’hypothèse avancée. Les résultats montrent bien que la probabilité d’exprimer une intention de vote pour Emmanuel Macron est très forte lorsque les électeurs disent qu’ils prendront en compte la guerre en Ukraine dans leur choix électoral. À l’inverse, on observe pour tous les autres principaux candidats un effet négatif de la préoccupation de la guerre en Ukraine, même si cet effet semble d’une intensité moindre que l’effet « bonus » octroyé au chef de l’État sortant. Il n’empêche, les chances de voter pour Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Éric Zemmour décroissent significativement lorsque les citoyens déclarent tenir compte du conflit dans leur vote5Nous n’observons pas d’effet lié à l’enjeu de la guerre en Ukraine pour les intentions de vote en faveur de Valérie Pécresse (non représentée ici)..

Graphique 4. Effet de mentionner la guerre en Ukraine dans le choix de vote des électeurs sur les chances de voter pour un candidat

Note de lecture : Le graphique présente la probabilité de voter pour un candidat si les individus déclarent (ou non) que la guerre en Ukraine comptera dans leur vote. Les marges autour de chaque point représentent les intervalles de confiance associés.

Conclusion

Dans cette note, on a montré que l’enjeu de la guerre en Ukraine conforte indubitablement Emmanuel Macron dans sa position de favori de l’élection, sans pour autant rebattre toutes les cartes de l’élection, mais en renforçant plutôt les dynamiques existantes. D’une part, le président sortant bénéficie de l’inquiétude que le conflit militaire entre l’Ukraine et la Russie peut susciter parmi les électeurs, tant sur les aspects de sécurité nucléaire que concernant les conséquences économiques ou la peur de l’extension du conflit. Plus l’inquiétude liée à ce conflit est forte, plus Emmanuel Macron en tire des bénéfices. C’est d’autant plus vrai parmi les électeurs âgés et parmi ceux qui restaient jusqu’à présent ambivalents quant au bilan de son quinquennat. Enfin, on a vu que les électeurs qui déclarent tenir compte du conflit en Ukraine s’orientent plutôt pour l’actuel chef de l’État. Lorsque le tragique de l’Histoire fait irruption dans la vie démocratique, il favorise souvent les sortants, et la France n’y fait apparemment ici pas exception. Pour autant, sauf montée en intensité du conflit, la guerre en Ukraine n’éclipse pas tous les autres enjeux présents dans la tête des électeurs, les préoccupations liées à la vie quotidienne, comme le pouvoir d’achat, sont encore très importantes pour des électeurs qui garderont un œil sur des enjeux domestiques quand ils se rendront aux urnes après une campagne s’annonçant plus atypique que jamais.

  • 1
    La consistance de l’échelle est assurée par la mesure d’un alpha de Cronbach qui s’élève à .82.
  • 2
    On ajuste nos estimations par le sexe, l’âge, le niveau d’éducation, le revenu déclaré et l’auto-positionnement politique sur le continuum gauche-droite. Base : individus certains d’aller voter.
  • 3
    D’après les résultats de notre enquête, près d’un électeur sur deux (47%) qui exprime une intention de vote en faveur de Valérie Pécresse a plus de soixante-dix ans.
  • 4
    On ajuste nos estimations par le sexe, l’âge, le niveau d’éducation, le revenu déclaré et l’auto-positionnement politique sur le continuum gauche-droite. Base : individus certains d’aller voter.
  • 5
    Nous n’observons pas d’effet lié à l’enjeu de la guerre en Ukraine pour les intentions de vote en faveur de Valérie Pécresse (non représentée ici).

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