À l’image des élections municipales de 2020, l’épidémie de la Covid-19 pourrait dissuader un nombre important d’électeurs de prendre le risque de se rendre dans un bureau de vote à l’occasion des élections régionales et départementales. Face à cette menace sur le bon déroulement et la sincérité du scrutin, est-il temps d’envisager de nouvelles modalités de vote ? Émeric Bréhier, directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, analyse les enjeux du vote par anticipation.
La Covid-19 et le virus de l’abstention
La crise de la Covid-19 n’a pas fini de faire trembler la démocratie territoriale française sur ses bases. Chacun se souvient des soubresauts qui ont agité les dernières élections municipales, avec un premier tour tenu en dépit des risques sanitaires et des doutes exprimés par le président de la République la semaine précédente, le 15 mars 2020. On se remémorera à cet égard les réactions outrées de la quasi-totalité des forces politiques alors fermement opposées à toute idée d’un report des élections. Il faudra les vagues de contamination pour que, finalement, le second tour soit, avec l’accord cette fois-ci de tout le monde, repoussé à une date indéterminée. Et encore cette décision donnera-t-elle lieu à de multiples interprétations sur la supposée nullité de l’ensemble du processus électoral. Il faudra attendre les décisions du Conseil constitutionnel des 15 et 17 juin 2020 pour que chacune et chacun recouvre un peu de sagesse. Encore conviendrait-il, pour un tableau complet, de rappeler les taux de participation historiquement faibles à l’occasion de ces deux tours des élections municipales : 55,34% d’abstention au premier tour, soit 20 points de plus qu’en 2014, et plus de 58% le 28 juin, c’est-à-dire une participation en chute libre de près de 19 points. Même si, à l’évidence, la tendance à l’augmentation des taux d’abstention lors des municipales était bien là (n’en déplaise aux thuriféraires de l’élection des conseils municipaux) depuis de nombreuses années, il n’en demeure pas moins que la pandémie de la Covid-19 a provoqué un effondrement de la participation électorale et a plongé dans la perplexité une grande partie de la scène politique française. S’il n’y a pas de raisons juridiques, ni même politiques, de remettre en question la légitimité des exécutifs communaux et communautaires, pas plus qu’il y en avait d’ailleurs lors de l’élection des députés en juin 2017, ce séisme a provoqué une nouvelle vague de réflexion sur les modalités de la participation électorale dans notre pays.
Le code électoral doit-il s’adapter à l’épidémie ?
C’est bien en raison de cette expérience que sont réapparues dans le débat public de multiples propositions d’évolution du code électoral visant toutes à favoriser, selon leurs promoteurs, la participation de nos concitoyens aux prochaines élections départementales et régionales de l’année prochaine. Aucune force politique n’échappe à cette ingénierie électorale. Le MoDem, à l’initiative de Jean-Noël Barrot, dépose une proposition de loi à l’Assemblée nationale ; des présidents de droite d’exécutifs locaux font part de leur disposition pour expérimenter de nouveaux dispositifs (par exemple celui, UDI, de la Mayenne) ; l’ancien président de la commission des lois au Sénat, Philippe Bas (LR), rejoint le secrétaire national aux institutions du Parti socialiste et sénateur des Landes, Éric Kerrouche, porte-voix de ces modifications depuis longtemps, assisté par Marie-Pierre de la Gontrie, sénatrice de Paris ; LREM avec notamment son sénateur des Hauts-de-Seine, Xavier Iacovelli, qui a déposé une proposition de loi le 5 novembre dernier, sans oublier son porte-parole qui s’y est déclaré favorable ce dernier week-end. On ne compte plus les initiatives visant à faciliter le vote par procuration (déjà accru avant le second tour des municipales) ou le vote par correspondance. À chaque fois, l’argument est le même : face à la pandémie et à la poussée abstentionniste qu’elle a suscitée, nous nous devons d’adapter nos règles afin de favoriser la participation électorale de nos concitoyens effrayés.
Les risques du vote par correspondance
À toutes ces initiatives, le ministre de l’Intérieur oppose une fin de non-recevoir, certes polie mais d’une grande fermeté. Infaisabilité technique, non-respect du secret du vote, risques de fraude, manque de temps, tout y passe. Même le rapport remis au gouvernement par l’ancien président du Conseil constitutionnel et, beaucoup l’ont oublié, également ancien ministre de l’Intérieur de 1993 à 1995, Jean-Louis Debré, soulevait davantage les difficultés à surmonter pour mettre en œuvre le vote par correspondance que les moyens d’y parvenir. Parmi toutes ces raisons, relevons le délai entre les deux tours des élections qui rendrait assurément les opérations électorales complexes à organiser. Seule solution avancée par le rapport alors, si ce choix du vote par correspondance devait être retenu par la représentation nationale : le passage d’une à deux semaines entre les deux tours des élections. Le risque de fraude est également l’une des raisons souvent avancées, ceux des personnages publics le dénonçant mettent en avant la fin de la possibilité de « l’intimité » du vote dans ce cas. À l’évidence, alors, il en serait fini de l’isoloir, symbole s’il en est du secret du vote. Certains mettent également en avant le risque accru du communautarisme. Non sans pertinence est avancé le risque de l’existence de toutes sortes de pressions possibles et imaginables : familiales, sectaires, religieuses ou même criminelles. Il faut bien convenir qu’il apparaît quelque peu surprenant de présenter le vote par correspondance, qui par nature ne permet plus de s’assurer du respect du vote dans un isoloir, comme un fondement d’une modernisation de la vie démocratique française.
Autant d’accusations qui peuvent paraître excessives concernant une élection régionale où, dans le cadre des grandes régions issues de la dernière mandature, les écarts de voix au second tour pourraient être suffisamment importants pour ne pas craindre des manipulations collectives des votes. Encore que cette remarque pourrait-elle être balayée d’un revers de main lorsque l’on se souvient des faibles écarts de voix en décembre 2015 dans certaines des régions métropolitaines. En Bourgogne-Franche-Comté, à peine plus de 20 000 voix séparent la liste d’union de la gauche arrivée en tête de celle de LR-UDI, qui elle-même ne devance que de moins de 7000 voix celle du FN. Dans celle du Centre-Val de Loire, ce sont moins de 10 000 suffrages qui séparent celle de l’union de la gauche de celle menée par Philippe Vigier. En Normandie, l’écart est encore plus faible : ce sont moins de 5000 voix qui séparent la liste menée par l’ancien président socialiste de celle, victorieuse, conduite par l’ancien ministre de la Défense. Toutefois, ces craintes paraissent bien plus justifiées en ce qui concerne les élections départementales compte tenu du peu de nombre de voix mobilisées par canton lors de ces échéances.
Ces oppositions peuvent néanmoins être entendues dès lors que l’on se souvient que c’est bien pour des raisons de risque de fraude que la possibilité du vote par correspondance avait été supprimée du code électoral en 1975 en France. Même si, comme le rappelle avec raison Romain Rambaud, nombre de grandes démocraties pratiquent avec sérénité le vote par procuration sans que cela ne suscite de controverses : Espagne, Allemagne, Royaume-Uni, Pologne et, bien évidemment, les États-Unis. Le déroulement de la dernière élection présidentielle américaine où les taux de votants par correspondance ont dépassé toutes les espérances n’est sans doute pas pour rien dans ce retour en grâce de cette « novation » électorale dans le débat français. Ce sont, en effet, plus de 100 millions de citoyens qui ont voté par correspondance ou par procuration.
L’option du vote par anticipation
Toutefois, si l’idée est de s’inspirer de l’exemple américain, alors l’hypothèse à envisager avec sérieux est bien celle du vote par anticipation. Étonnamment, elle ne semble guère présente dans le débat public. Pourtant, elle répondrait à de nombreux obstacles mis en avant par les autorités politiques et administratives françaises. Il s’agirait ici non plus de faire parvenir son vote par voie postale, mais bien de respecter les opérations de vote traditionnelles mais plus tôt que le seul dimanche de l’élection.
Les dispositifs seraient similaires : bureaux de vote présidés par un élu de la commune accompagné d’assesseurs représentant les candidats, accueil par un personnel municipal, dans une salle communale sanctuarisée à cet effet. Ainsi, le secret du vote serait préservé et les risques de fraudes singulièrement limités. Rien ou presque ne changerait par rapport à nos propres règles électorales, sauf le délai accordé à l’électeur pour se prononcer. Il conviendrait alors d’accepter que celui-ci puisse se prononcer avant le « dimanche électoralement sacré ». On frise, j’en conviens, le blasphème républicain. Pourtant, si l’on estime que notre socle démocratique ne saurait subsister avec des taux de participation aussi faibles que ceux des dernières municipales et si l’on prend en considération les pouvoirs de plus en plus conséquents des régions (et celui toujours conséquents des départements, ne serait-ce que sur les budgets sociaux), alors on voit mal ce qui pourrait s’opposer à l’adoption d’une telle mesure qui ne souffre pas des mêmes critiques que le vote par correspondance : pas de rupture de l’intimité du vote, pas de risque accru de pressions de tout genre (familiales, religieuses ou criminelles), pas de problème de délai entre les deux tours. Les seules remarques que l’on pourrait opposer concernent la capacité des municipalités à mettre en œuvre de telles dispositions (on entend déjà ici les édiles municipaux pousser leurs cris d’orfraie, souvent ceux-là mêmes qui critiquent le gouvernement sur ses réticences à toucher le code électoral) et le fait qu’un électeur se prononçant avant le jour officiel du scrutin pourrait regretter son choix.
Évidemment, cette possibilité doit être ouverte à l’ensemble des électrices et électeurs afin que l’égalité devant le suffrage soit assurée. Toutefois, afin de prendre en compte les différences de corps électoral selon les communes, il pourrait être envisagé que le délai ouvert puisse varier selon la taille des villes. À l’évidence, le dispositif ne peut être le même dans les métropoles, les villes de plus de 50 000 habitants que dans ce qui constitue le maillage communal si spécifique de notre République. Mais, puisque la proximité est désormais l’alpha et l’oméga de la vie politique française, nul doute que chacun sera enchanté de faire vivre en actes cette réalité communale indépassable. Chacun peut s’attendre à ce que nos parlementaires, tant députés que sénateurs, si conscients des réalités territoriales de notre pays et des attentes de nos concitoyens, soient en mesure d’imaginer des dispositifs permettant de prendre en compte les différences de taille des communes. On peut par exemple imaginer qu’en dessous de 3500 habitants, un seul jour supplémentaire suffirait avec un seul bureau de vote. De 3500 à 10 000 habitants, un seul bureau de vote avec deux jours de vote supplémentaires. De 10 000 habitants à 50 000 habitants, un seul bureau de vote avec cinq jours de vote supplémentaires. Au-dessus de 50 000 habitants, plusieurs bureaux de vote pourraient être ouverts toute la semaine, chacun disposant de l’ensemble de la liste électorale de la commune.
Quant à la disponibilité des élus et des assesseurs, il revient aux candidats aux différentes élections de s’organiser. Là aussi, nul ne saurait imaginer que des organisations politiques présentant des listes dans des régions, ou des candidatures dans des cantons, ne soient pas en mesure de mobiliser des assesseurs pour s’assurer du bon déroulement des opérations électorales. Comment pourrions-nous continuer à brocarder la démocratie américaine si nous ne nous montrons pas en capacité de mettre en place un tel dispositif ?
Quant au choix des électrices et des électeurs, on peut imaginer que seuls les plus assurés d’entre eux se déplaceraient en avance pour glisser leurs bulletins dans l’urne et qu’aucun événement de campagne ne pourrait modifier leur vote. Étant entendu que cette possibilité ne saurait être offerte que dans le cadre d’un délai raisonnable, on peut très bien imaginer qu’elle ne soit accordée, afin de maintenir une équivalence entre les deux tours, au maximum qu’une semaine avant le dimanche électoral, ce qui aurait l’avantage de limiter la mobilisation des acteurs et des salles municipales. Ainsi, lors des dernières élections municipales, les électeurs auraient pu se prononcer du lundi 9 au dimanche 15 mars, puis du 22 au 28 juin. Bien évidemment, dans de nombreuses villes où se trouvent plusieurs bureaux de vote (selon la règle communément mise en œuvre d’un bureau de vote pour 1000 électeurs), les bulletins de vote des électeurs ayant décidé de voter en amont du dimanche demeureraient dans une seule et même urne fermée, lorsque ceux de leurs concitoyens se rendant à leurs bureaux de vote habituels le dimanche seraient dépouillés selon le procédé traditionnel. Pour éviter que des contrevenants ne votent deux fois, les opérations de vote par anticipation seraient arrêtées le vendredi soir afin de pouvoir disposer du samedi pour la mise en cohérence des listes électorales présentes dans chacun des bureaux de vote le dimanche matin. Évidemment, cela nécessiterait à tout le moins de procéder à une modification des articles L54 et L55 du code électoral (« le scrutin ne dure qu’un seul jour », « il a lieu un dimanche »). Rappelons par ailleurs que l’article L70 prévoit que « les dépenses résultant des assemblées électorales tenues dans les communes sont à la charge de l’État ».
S’il convient de s’adapter à la pandémie, il ne faut pas pour autant se précipiter pour mettre en place des « solutions » soulevant, à tout le moins à ce stade, des incertitudes, voire des oppositions. Si tel est le cas pour le vote par correspondance, ne nous interdisons pas, au moins pour ces prochaines échéances territoriales, d’adapter notre code électoral, de manière provisoire dans un premier temps. La possibilité pour nos concitoyens de procéder à leur vote par anticipation devrait ainsi permettre de rasséréner celles et ceux inquiets de l’absence de distanciation physique. Bien sûr, cette disposition ne permet pas d’éviter tout contact, mais au moins a-t-elle le mérite de les limiter de manière importante.
Lutter contre l’abstention au-delà de l’épidémie
Une fois cet ultime round électoral passé, alors il conviendra que soit abordé sérieusement, enfin, l’ensemble des modifications pouvant être apportées à notre code électoral visant à faciliter la participation électorale de nos concitoyens, y compris lors des prochains scrutins présidentiel et législatifs. Pourquoi ne pas mettre dès maintenant en place un groupe de travail regroupant l’ensemble des forces politiques permettant d’aboutir à un consensus républicain ? Il n’est pas interdit d’espérer que le bon sens et la bonne volonté finissent par l’emporter sur les petits calculs politiciens des uns et des autres.
Toutefois, ne nous leurrons pas. Si des modalités pratiques plus souples peuvent faciliter la participation électorale, la progression de l’abstention dans notre pays à l’occasion de tous les types d’élection ne saurait être stoppée par des dispositifs d’ordre technique. Ce phénomène qui touche notre démocratie depuis de nombreuses années et que chacun se complaît à regretter élection après élection renvoie moins à des dispositions juridiques qu’à l’incapacité des organisations politiques, de « l’ancien » comme du « nouveau » monde, à donner le sentiment de véritablement répondre aux attentes de nos concitoyens. La crise démocratique n’est jamais une crise technique, elle est toujours une crise de sens. Il est bien plus difficile d’y répondre que d’imaginer des modifications, temporaires ou non, du code électoral. Cela demande finalement plus de courage, de capacité d’innovation et un discours de vérité.