Le processus de libéralisation des visas de l’Union européenne pour le Kosovo est, depuis de nombreuses années, un véritable chemin de croix pour les citoyens kosovars et un accroc dans l’image de l’UE dans les Balkans occidentaux. Pourtant, l’aboutissement de ce processus permettrait à l’UE et au Kosovo d’aller de l’avant dans un contexte régional et européen marqué par l’instabilité géopolitique. La position de la France est déterminante dans ce dossier.
Plus d’une décennie s’est écoulée depuis que l’Union européenne (UE) a amorcé avec Pristina un dialogue sur la question des visas pour les citoyens kosovars souhaitant effectuer un séjour dans l’UE n’excédant pas quatre-vingt-dix jours1Dans le présent article, la libéralisation du régime des visas fait référence au processus permettant aux citoyens non ressortissants de l’UE d’entrer dans l’UE sans obligation de visa pour des séjours de courte durée (jusqu’à quatre-vingt-dix jours).. L’enjeu de ce dialogue est la libéralisation du régime en cours et l’abolition de ses procédures intrusives, longues et coûteuses. En charge du processus, la Commission européenne a été saisie en 2012 d’évaluer les progrès réalisés par le Kosovo sur la base de 95 critères énumérés dans une feuille de route. Cet accompagnement a donné lieu à une série de réformes, mises en œuvre dans divers domaines : réadmission et réintégration des migrants, sécurité des documents, gestion des frontières et des flux migratoires, maintien de l’ordre et sécurité publique, droits fondamentaux, etc.
Ces avancées ont amené la Commission européenne à annoncer pour la première fois le 18 juillet 2018 que le Kosovo remplissait désormais l’ensemble des critères de référence pour une libéralisation du régime des visas. Lui emboîtant le pas, le Parlement européen a soutenu en novembre 2018 la proposition de la Commission d’exempter de visas les citoyens kosovars se rendant dans l’UE pour des séjours courts, et a invité « le Conseil à adopter rapidement son mandat »2Parlement européen, « Résolution du Parlement européen du 29 novembre 2018 sur le rapport 2018 de la Commission concernant le Kosovo (2018/2149(INI)) », date de mise à jour : 29 novembre 2018.. Le Parlement européen a, depuis, confirmé à plusieurs reprises son soutien à l’ouverture de la procédure de co-décision avec le Conseil sur cette question, y compris dans sa dernière résolution du 6 juillet 20223Parlement européen, « Résolution du Parlement européen du 6 juillet 2022 sur le rapport 2021 de la Commission concernant le Kosovo (2021/2246(INI)) », date de mise à jour : 6 juillet 2022.. Mais à ce jour, ce point n’a jamais été formellement inscrit à l’ordre du jour du Conseil.
Dans la région, la Macédoine du Nord, la Serbie et le Monténégro bénéficient déjà, depuis décembre 2009, d’une exemption de visa vers l’UE pour les séjours courts, et l’Albanie et la Bosnie-Herzégovine depuis décembre 2010. La Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine ont obtenu la libéralisation des visas en mars 2014, février 2017 et mai 2017 respectivement, après quatre, cinq et neuf ans de dialogue avec Bruxelles. Le Kosovo reste donc le seul pays en Europe lato sensu pour lequel les procédures de visa s’appliquent aux séjours de courte durée dans l’UE. Les seules exceptions sont la Biélorussie et l’Arménie. Curieusement, d’autres pays non européens, tels que le Qatar, Taïwan ou le Salvador, bénéficient du régime d’exemption auquel aspire le Kosovo, ce qui soulève nécessairement des questions quant à la cohérence stratégique de l’UE en matière de politique des visas.
D’autant que ce traitement à part ne reflète aucunement l’engagement pro-européen et euro-atlantique du Kosovo. L’on peut dès lors aisément comprendre la frustration et l’amertume qu’y suscite le refus du Conseil de se saisir de ce dossier. Elles renforcent au Kosovo le « sentiment déjà présent de vivre dans une sorte de pays de seconde zone »4Wouter Zweers, Luc Köbben, Arben Kalaja et Demush Shasha, « The Dutch Position on Kosovo’s EU Visa Liberalisation Process: Light at the End of the Tunnel? », Clingendael, août 2022.. Car, outre cette mise à l’écart en matière de mobilité courte, le Kosovo doit également composer avec le refus depuis 2007 exprimé par cinq États membres de l’UE (Chypre, la Grèce, la Roumanie, la Slovaquie et l’Espagne) de reconnaître le pays comme État indépendant. Ce refus fait obstacle à la participation souveraine du Kosovo aux affaires internationales et compliquent ses perspectives d’adhésion à l’UE.
Les difficultés rencontrées par le Kosovo sur la question des visas s’ajoutent donc à ces contraintes structurelles et privent ses citoyens d’avancées tangibles en matière d’intégration européenne. Mais elles nuisent également à l’UE, qui peine à tenir sa promesse de récompenser les pays méritants faisant montre de progrès et de réformes. L’incapacité du Conseil à avancer sur ce dossier illustre ce travers et sape profondément la crédibilité de l’UE sur des questions plus sensibles encore, telles que le dialogue entre Belgrade et Pristina, et ce, en période de confrontation géopolitique.
La décision d’avancer sur ce dossier, en principe, pourrait être prise au Conseil par simple majorité qualifiée. Mais dans la pratique, c’est le consensus qui prévaut. Ces dernières années, les présidences du Conseil se sont donc toutes abstenues de soumettre formellement la question au vote, malgré le soutien de la plupart des capitales. Les réticences d’un petit nombre d’États membres a suffi, depuis 2018 et pour diverses raisons, à bloquer le processus, au grand dam de la Commission et du Parlement européen. Ces réticences ont d’abord été exprimées par l’Allemagne, aujourd’hui convaincue de la nécessité d’avancer, ou par le Danemark et la Belgique, désormais plus ouverts. Elles l’ont aussi et surtout été par les Pays-Bas et la France, autour desquels se cristallise l’opposition aux progrès en la matière. Mais un changement de la position néerlandaise est aujourd’hui en cours et pourrait s’accélérer si Paris confirme sans tarder sa volonté de lever ses réserves sur ce sujet. La perspective est sérieuse, puisque le président Emmanuel Macron s’y est engagé en juin 2022 auprès de la présidente du Kosovo. Mais le calendrier est essentiel, pour que la levée de cet obstacle alimente une dynamique de progrès, et ne cause pas de nouvelles frustrations.
Pourquoi ces réticences françaises ?
La France est habituée à défendre une approche plutôt restrictive en matière de libéralisation des visas. Elle l’a montré avec la Bosnie-Herzégovine et l’Albanie jusqu’en 2010, ou lors de la crise des migrants. Afin de justifier leurs objections, les autorités françaises ont souvent mis en avant des préoccupations liées au respect de l’État de droit et aux réformes judiciaires, jugées insuffisantes. En 2018, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves le Drian s’inquiétait par exemple du fait que les réformes au Kosovo étaient «trop récentes » pour pouvoir être considérées comme acquises5« Question écrite n° 10179 de Mme Hélène Conway-Mouret », JO Sénat, date de mise à jour : 25 avril 2019.. Son évaluation de la situation faisait écho à la position néerlandaise, mais elle contrastait avec les rapports de Bruxelles, qui eux étaient tout à fait encourageants. Les recommandations préparées par la Commission étaient alors jugées trop optimistes pour être suivies. Elles peinaient d’autant plus à faire référence que s’exprime depuis longtemps dans la société française une certaine méfiance à l’égard des institutions de l’UE en général. En 2021, 49% des Français concédaient ne pas leur faire confiance6Union européenne, Eurobarometer 94 – Winter 2020-2021. Data annex (EN) – QA6b.10.. Ce rapport ambigu de la France à l’UE transparaît dans l’approche circonspecte des autorités françaises en matière de visas pour le Kosovo.
Puis il y a la peur, attisée par l’extrême droite et qui court dans de vastes segments de la société française, au sujet de flux migratoires illégaux incontrôlés et de nouvelles vagues de demandeurs d’asile. La question de la libéralisation du régime des visas pour le Kosovo n’a pourtant pas grand chose à voir avec l’immigration illégale, puisqu’il s’agit d’autoriser des séjours courts uniquement, et l’expérience des pays voisins démontre qu’une exemption de visa ne se traduit pas en soi par un afflux massif de migrants. Mais en la matière, la raison a vite fait de céder la place aux craintes infondées. Ces craintes dissuadent les élites française de traiter le dossier des visas au Kosovo comme tout autre. Les troubles provoqués par l’expulsion de Leonarda Dibrani, originaire du Kosovo, ont entaché le début de la présidence de François Hollande en 2013 et l’afflux massif de demandeurs d’asile voyageant principalement à travers les Balkans occidentaux, mais aussi en provenance de ces pays, au milieu des années 2010, a rendu le sujet propice à l’instrumentalisation politique. Entre novembre 2014 et avril 2015, environ 48 000 citoyens kosovars sont d’ailleurs entrés dans l’UE (sans que le régime des visas ne soit libéralisé…) et, en l’espace d’un an, le nombre de primo-demandeurs d’asile kosovars a alors doublé en France7OFPRA, « Premiers chiffres de l’asile en France en 2015 », date de mise à jour le 22 janvier 2016.. Ces développements, auxquels s’ajoute la polémique des travailleurs détachés (sans lien avec le Kosovo), ont servi de trame en France à un discours ferme sur l’ensemble des questions liées aux migrations. Ils ont rendu l’exécutif français, en particulier Place Beauvau, durablement réticent en matière de libéralisation du régime des visas pour le Kosovo.
Mais la question a également souffert d’un autre biais, plus stigmatisant encore, celui liant l’exemption des visas pour les Kosovars à une hausse de la criminalité et de l’insécurité en France. Ce biais transparaît en filigrane dans la vie publique française. Il se nourrit de préjugés au sein d’une population qui, pour l’essentiel, reste peu informée des affaires du Kosovo, des Balkans en général et des relations qu’entretient l’UE avec les pays de la région. Dans les médias (en particulier locaux), il n’est pas rare de lire des articles mettant l’accent sur les activités criminelles menées par des immigrés kosovars et albanais en France. Des événements tragiques comme les attentats de Paris de novembre 2015 ou l’attaque au camion-bélier de Nice de juillet 2016 ont amplifié ces craintes et nourri des amalgames. Ces deux attaques terroristes impliquaient des armes à feu importées illégalement des Balkans occidentaux et/ou des personnes originaires de la région. Elles ont fait ressurgir des discours présentant les Balkans occidentaux comme la poudrière de l’Europe. La crainte que les combattants terroristes étrangers revenant de Syrie ne finissent par se retourner contre la France a conduit le président Macron, en 2019, à qualifier la Bosnie-Herzégovine de « bombe à retardement »8Courrier international, « Polémique. En pointant le risque terroriste, Macron fâche la Bosnie-Herzégovine », 18 novembre 2019.. Prise en otage par l’heuristique de la peur, la libéralisation du régime des visas pour le Kosovo est restée un sujet qu’aucun gouvernement en France n’a voulu porter politiquement.
Ces préoccupation relatives à l’État de droit, à la migration et à la sécurité se sont imposées en France comme obstacle au traitement équitable et raisonné des citoyens kosovars en matière de visas courte durée. À peine débattu au Parlement français et largement découplé des considérations émanant des institutions européennes, le sujet a cependant bénéficié d’un accueil plus favorable de la part du ministère français des Affaires étrangères, mais il est resté la prérogative principale du ministère de l’Intérieur et de la présidence, moins accommodants9Entretiens des auteurs avec les responsables aux ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères.. Au final, le manque de connaissances en France sur les Balkans occidentaux en général et sur le processus de libéralisation du régime des visas au Kosovo en particulier, les attitudes négatives qui prévalent à l’égard de l’élargissement en général et de l’adhésion du Kosovo à l’UE plus particulièrement, le niveau très faible des échanges économiques entre la France et le Kosovo, la nature sensible du sujet, surtout en période électorale, et la virulence des forces d’extrême droite ont, chacun à leur manière, freiné toute avancée.
L’approche de l’UE : deux poids, deux mesures ?
Les préoccupations françaises relatives à l’État de droit, aux flux migratoires illégaux, à la criminalité et à la sécurité n’ont jusqu’à récemment pas vraiment été prises au sérieux par les gouvernements successifs au Kosovo. La libéralisation du régime des visas, pour Pristina, était avant tout considérée comme un élément lié au processus d’adhésion à l’UE. Elle nécessitait, de ce point de vue, un engagement renforcé avec la Commission européenne, plutôt qu’avec les États membres. Les autorités kosovares ont donc travaillé prioritairement à la mise en œuvre de la feuille de route européenne, dans l’espoir que des résultats positifs se traduisent par des avancées en la matière. Ce faisant, elles se sont heurtées à de nombreux écueils.
Tout d’abord, les critères de référence fixés par cette feuille de route sont devenus beaucoup plus stricts que ceux appliqués précédemment par l’UE aux autres États bénéficiant aujourd’hui d’une exemption de visas. Le nombre de critères applicables au Kosovo leur est près de deux fois supérieur10Zoran Nechev and Donika Emini, « Visa Liberalisation: Kosovo’s Saga on the EU Path« , Kosovo Research and Analysis Fellowship, 23 février 2022.. Ensuite, la feuille de route, dans sa conception, impliquait pleinement le Conseil et les États membres – et ceux-ci se réservaient le droit de la modifier s’ils le jugeaient nécessaire11Commission européenne, « Visa Liberalisation with Kosovo Roadmap », date de mise à jour : 4 juin 2012.. Cela a créé un précédent leur permettant de prendre le contrôle du dossier et de bloquer le processus à leur guise. Enfin, lors de la mise en œuvre de la feuille de route, l’UE a décidé de capitaliser sur l’effet de levier fourni par la libéralisation du régime des visas afin de résoudre un différend bilatéral non résolu entre le Kosovo et le Monténégro. Le principe, tout à fait arbitraire, était d’inclure la délimitation de la frontière avec le Monténégro dans la feuille de route, comme condition préalable à la libéralisation du régime des visas. Le Kosovo a ainsi été amené à renoncer à des revendications territoriales au profit du Monténégro, et a ratifié en 2018, à la demande de l’UE, un accord de démarcation frontalière très contesté. Aucune condition de ce type n’avait jusqu’alors été introduite dans les processus respectifs de libéralisation du régime des visas de la Serbie (qui entretient un différend territorial avec le Kosovo) ou la Géorgie et de la Moldavie (qui voient leur intégrité territoriale contestée par les gouvernements locaux d’Abkhazie, Ossétie du Sud et de Transnistrie). Le traitement imposé au Kosovo par l’UE est à cet égard remarquablement différent des procédures suivies jusqu’alors et avec d’autres.
Cette différence de traitement du Kosovo dans la feuille de route suivie par l’UE a renforcé la perception d’une politique de deux poids deux mesures au Kosovo. Les gouvernements ont néanmoins accepté les critères de référence, y compris la condition concernant la délimitation de la frontière avec le Monténégro, qui une fois de plus s’est révélée trompeuse. Alors que le Kosovo entérinait la perte d’un pan de son territoire, l’UE validait en 2018 l’exemption de visas pour les citoyens géorgiens et ukrainiens, mais laissait pour compte les citoyens kosovars.
Des réformes au Kosovo et un engagement ciblé avec la France
Dans les années qui suivirent s’intensifia au Kosovo un fort sentiment d’injustice. Les plus jeunes se sentirent particulièrement discriminés par le traitement spécifique imposé par l’UE et par l’entrave que celui-ci constituait à leur développement personnel, universitaire et professionnel12Nicasia Picciano, « A Never-Ending Visa Liberalization Process for Kosovo: Between Commitments and Disillusionment », Group for Legal and Political Studies, février 2022.. À Pristina, cette déconvenue déboucha sur la prise de conscience que la Commission européenne, avec sa feuille de route et ses critères, ne jouait pas un rôle décisif dans le processus. Les autorités kosovares ont alors commencé à davantage porter leurs attention sur les capitales des États membres.
Les préoccupations des Français ne sont pas restées sans réponse. Les autorités du Kosovo ont cherché à y répondre en intensifiant les réformes du système judiciaire. Celles-ci se sont accélérées depuis que le gouvernement dirigé par le Premier ministre Albin Kurti a pris ses fonctions en mars 2021. Le 8 août 2021, le gouvernement a adopté une stratégie globale de réforme judiciaire visant à mettre en œuvre des réformes clés et à faire progresser l’intégrité, la responsabilité et la crédibilité du système judiciaire. Un processus ambitieux de vérification des antécédents des juges et des procureurs a également été lancé, bien que sa mise en œuvre reste incomplète. Pour renforcer les institutions et lutter contre la corruption, plusieurs textes de loi ont été adoptés en 2022. Dans le domaine de l’État de droit, ces réformes se sont traduites par une augmentation de l’activité des services de police et une hausse de 85% des mises en examen13Wouter Zweers, Luc Köbben, Arben Kalaja et Demush Shasha, « The Dutch Position on Kosovo’s EU Visa Liberalisation Process: Light at the End of the Tunnel? », Clingendael, août 2022.. Des progrès significatifs en matière de bonne gouvernance, de gouvernance démocratique et de réformes judiciaires ont été enregistrés par Transparency International et Freedom House.
En matière de migration, les inquiétudes françaises ont également trouvé une réponse, puisque le nombre de demandeurs d’asile du Kosovo dans l’UE a nettement diminué, passant de 66 860 en 2015 à seulement 1 600 en 202114Eurostat, « Enlargement Countries – Statistics on Migration, Residence Permits, Citizenship and Asylum », date de mise à jour : avril 2022.. Le durcissement des conditions d’accueil a donc bien été relayé au Kosovo, et les chiffres pour le pays sont désormais parmi les plus bas de la région. Seul le Monténégro compte moins de personnes demandant l’asile dans l’UE. Cette baisse des demandeurs d’asile kosovars a contribué à apaiser les inquiétudes françaises quant aux abus potentiels du système d’asile. En 2021, la France a enregistré 855 demandes de citoyens kosovars, soit trois à quatre fois plus que l’Italie et l’Allemagne, mais nettement moins qu’en 2013 (5 205 demandes). Le gouvernement kosovar a en outre mis au point un système de communication et de mise à jour – notamment sur les statistiques relatives aux demandeurs d’asile – afin de tenir tous les États membres informés des questions qui pourraient potentiellement entraver leur soutien à la libéralisation du régime des visas15Entretien des auteurs avec un responsable politique du Kosovo, 11 septembre 2022..
Le Kosovo a enfin intensifié sa coopération dans la lutte contre le terrorisme, avec notamment la modification de son code pénal en 2019 afin de lutter contre les problèmes liés aux faux documents. Son expérience en matière de réadaptation et de réintégration des rapatriés (en particulier des femmes et des enfants) est aujourd’hui une source d’enseignements pour les États membres.
Ces réformes ont permis de mettre en lumière les progrès accomplis par le Kosovo. Elles ont constitué une condition nécessaire à l’avancée du processus de libéralisation des visas, mais demeurent insuffisantes pour changer la donne, puisque les impulsions en la matière n’émanaient plus de la Commission européenne mais du Conseil. Pour répondre encore plus spécifiquement aux préoccupations de la France, le Kosovo a alors lancé un dialogue bilatéral avec la France en juillet 2019 sur les flux migratoires illégaux et la sécurité. Le but de ce dialogue était initialement de créer de nouveaux canaux de communication entre les autorités françaises et kosovares pour stimuler la coopération policière, et ainsi désamorcer les principaux obstacles au processus de libéralisation du régime des visas. Mais au fil du temps, la portée, la nature et les objectifs du dialogue bilatéral ont changé et sont devenus plus ambitieux. La coopération s’est étendue à de nouveaux domaines dans lesquels la France avait une expertise reconnue à partager, par exemple en matière de sécurité civile et d’administration publique. Elle est restée technique sous de nombreux aspects, mais est devenue aussi de plus en plus politique, avec une augmentation exponentielle des visites et des contacts de haut niveau depuis 2021. Au travers de ce dialogue bilatéral se sont renforcées la confiance et la compréhension mutuelle entre administrations françaises et kosovares et, avec elle, les perspectives d’avancée.
Un enjeu stratégique pour le Kosovo, l’UE et la France
La France a ainsi récemment signalé sa volonté d’aller de l’avant. L’achèvement du processus de libéralisation du régime des visas, s’il prend effet sans tarder, apportera tout d’abord aux citoyens kosovars une bouffée d’air frais. Il corrigera une anomalie qui a provoqué de profondes frustrations dans la société kosovare. Les recherches montrent par ailleurs que, dans les autres pays des Balkans, la libéralisation du régime des visas a eu un impact positif sur les échanges et les liens entre individus16Laurence Dynes, « The impact of EU Visa Liberalization in the Western Balkans », SAIS Europe Journal of Global Affairs, printemps 2022.. Au Kosovo, celle-ci pourrait avoir un impact positif sur le développement économique du pays du fait de la facilitation des échanges commerciaux avec l’UE. Une résolution de cette question permettra aux entrepreneurs kosovars d’étendre leur réseau commercial, de participer à des salons et d’établir plus facilement des partenariats. Le même impact positif pourrait être constaté dans les domaines de la culture, de l’éducation et du sport. Les artistes kosovars, sous un régime libéralisé, pourraient plus facilement participer à des remises de prix ou à des festivals dans l’UE ; les étudiants pourraient bénéficier d’un horizon plus large pour développer leurs connaissances ; et les sportifs pourraient participer plus librement aux compétitions européennes. La multiplication des liens humains, que permet l’exemption de visa, pourrait à son tour contribuer à déconstruire les préjugés qui subsistent dans l’UE à l’égard des citoyens du Kosovo, en France, mais aussi dans les États n’ayant pas reconnu l’indépendance du Kosovo. Cet enjeu touche au cœur du projet européen.
L’achèvement du processus de libéralisation du régime des visas pourrait également avoir des répercussions positives sur le processus d’adhésion du Kosovo. Il pourrait entraîner une ré-allocation des moyens diplomatiques, jusqu’ici consacrés à cette question, et permettre au Kosovo de renforcer son engagement auprès des principaux États membres de l’UE, en vue du dépôt prochain de sa candidature à l’adhésion à l’UE. La résolution de cette question stimulerait les échanges entre professionnels, en facilitant notamment la participation de fonctionnaires kosovars à des programmes de formation, des conférences et des séminaires organisés dans l’UE. Pour le grand public, cet accomplissement renforcerait la crédibilité de l’UE et pourrait donc donner un nouvel élan aux réformes. Un nouvel élan est nécessaire, car le pourcentage de citoyens kosovars qui pensent que l’adhésion à l’UE serait une « bonne chose » a diminué, passant de 84% en 2018 à 74% en 202217Conseil de coopération régionale, « Baromètre des Balkans 2022 », p. 43 à 51..
Pour l’UE et ses États membres, l’achèvement du processus ouvrirait la voie, en même temps que l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Macédoine du Nord et l’Albanie, à la résolution de dossiers plus sensibles. Dans la région, il s’agit notamment de la facilitation du dialogue entre le Kosovo et la Serbie, que l’achèvement du processus pourrait éventuellement alimenter de manière positive, et de l’engagement difficile de l’UE en Bosnie-Herzégovine, qui ne manquera pas d’absorber une énergie croissante de la part de l’UE, et d’importantes ressources politiques et diplomatiques. À l’heure de la relance du Processus de Berlin, l’UE a tout à gagner à se départir d’une question qui sape son influence.
Si une décision relative à la libéralisation du régime des visas ne constitue pas un facteur décisif pour l’efficacité de la politique étrangère de l’UE dans son ensemble, d’autres effets plus indirects pourraient apparaître. D’un point de vue plus général, l’achèvement du processus de libéralisation du régime des visas pour le Kosovo permettrait à l’UE d’améliorer la cohérence de sa politique extérieure dans les régions de l’est et du sud-est. Elle pourrait mettre le Kosovo sur un pied d’égalité avec l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, du moins en matière de libéralisation du régime des visas. Cette plus grande cohérence, et les messages politiques qu’elle véhiculerait, ne sont pas superflus. Ils soutiendraient l’ambition affichée par l’UE, et par Paris en particulier, de mieux structurer politiquement le continent. La jeunesse et la mobilité figurent d’ailleurs parmi les chantiers de la Communauté politique européenne.
De même, l’achèvement du processus enverrait un signal positif en faveur du renforcement de la cohésion de l’UE dans les affaires internationales. Si la reconnaissance reste problématique pour cinq États membres, le dialogue bilatéral entre la France et le Kosovo a montré que le dialogue sur des questions sensibles peut porter ses fruits, tant pour les pays concernés que pour l’UE. À cet égard, la dynamique créée par cette évolution de l’approche française résonne bien avec les ambitions de l’UE en tant qu’acteur international et ses efforts pour renforcer son autonomie stratégique. Ce succès devrait pouvoir alimenter les efforts de convergence au niveau de l’UE sur des questions d’importance stratégique, notamment la conclusion satisfaisante du dialogue entre Belgrade et Pristina et la reconnaissance à part entière du Kosovo par l’UE.
Pour la France, enfin, le déblocage de cette question constituerait un signal bienvenu en mettant en avant le fait que Paris prend la mesure de ce qui est en jeu dans les Balkans occidentaux. Il donnerait corps à la Stratégie interministérielle pour les Balkans, adoptée en 2019, et aux engagements stratégiques et diplomatiques portés par l’exécutif dans l’Union, et traduirait en actes concrets l’ambition portée par le président Macron « d’ancrer les Balkans occidentaux auprès de l’Union européenne »18Élysée, « Transcription de la Conférence de Presse du Président de la République Emmanuel Macron à Sofia en Bulgarie », date de mise à jour : 18 mai 2018.. La France a donc une carte à jouer, alors même qu’elle demeure l’État membre le plus réticent sur cette question. Elle ne peut, dans le même temps, ignorer que si le processus venait, une fois encore, à se gripper, ce sont les ambitions stratégiques de Paris dans la région qui en pâtiront. L’enjeu est de taille, à l’heure où apparaissent Place Beauvau de nouvelles conditions techniques auxquelles le Kosovo devrait de nouveau se plier19La France a proposé, en octobre 2022, de lier le calendrier pour la libéralisation des visas pour le Kosovo à la mise en œuvre du système européen d’information et d’autorisation concernant les voyages (système ETIAS). Or la date d’entrée en vigueur du système ETIAS n’est pas connue, et les autorités kosovares craignent que ne leur soit ainsi imposé un nouveau critère technique, tout à fait inédit, visant une fois de plus à bloquer le processus., et que ressurgissent de nouveaux prétextes renvoyant aux calendes grecques une éventuelle décision du Conseil. C’est aujourd’hui qu’une opportunité se présente pour clore ce dossier et en tirer le meilleur bénéfice stratégique.
La version originale en anglais de cette publication est à retrouver ici.
- 1Dans le présent article, la libéralisation du régime des visas fait référence au processus permettant aux citoyens non ressortissants de l’UE d’entrer dans l’UE sans obligation de visa pour des séjours de courte durée (jusqu’à quatre-vingt-dix jours).
- 2Parlement européen, « Résolution du Parlement européen du 29 novembre 2018 sur le rapport 2018 de la Commission concernant le Kosovo (2018/2149(INI)) », date de mise à jour : 29 novembre 2018.
- 3Parlement européen, « Résolution du Parlement européen du 6 juillet 2022 sur le rapport 2021 de la Commission concernant le Kosovo (2021/2246(INI)) », date de mise à jour : 6 juillet 2022.
- 4Wouter Zweers, Luc Köbben, Arben Kalaja et Demush Shasha, « The Dutch Position on Kosovo’s EU Visa Liberalisation Process: Light at the End of the Tunnel? », Clingendael, août 2022.
- 5« Question écrite n° 10179 de Mme Hélène Conway-Mouret », JO Sénat, date de mise à jour : 25 avril 2019.
- 6Union européenne, Eurobarometer 94 – Winter 2020-2021. Data annex (EN) – QA6b.10.
- 7OFPRA, « Premiers chiffres de l’asile en France en 2015 », date de mise à jour le 22 janvier 2016.
- 8Courrier international, « Polémique. En pointant le risque terroriste, Macron fâche la Bosnie-Herzégovine », 18 novembre 2019.
- 9Entretiens des auteurs avec les responsables aux ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères.
- 10Zoran Nechev and Donika Emini, « Visa Liberalisation: Kosovo’s Saga on the EU Path« , Kosovo Research and Analysis Fellowship, 23 février 2022.
- 11Commission européenne, « Visa Liberalisation with Kosovo Roadmap », date de mise à jour : 4 juin 2012.
- 12Nicasia Picciano, « A Never-Ending Visa Liberalization Process for Kosovo: Between Commitments and Disillusionment », Group for Legal and Political Studies, février 2022.
- 13Wouter Zweers, Luc Köbben, Arben Kalaja et Demush Shasha, « The Dutch Position on Kosovo’s EU Visa Liberalisation Process: Light at the End of the Tunnel? », Clingendael, août 2022.
- 14Eurostat, « Enlargement Countries – Statistics on Migration, Residence Permits, Citizenship and Asylum », date de mise à jour : avril 2022.
- 15Entretien des auteurs avec un responsable politique du Kosovo, 11 septembre 2022.
- 16Laurence Dynes, « The impact of EU Visa Liberalization in the Western Balkans », SAIS Europe Journal of Global Affairs, printemps 2022.
- 17Conseil de coopération régionale, « Baromètre des Balkans 2022 », p. 43 à 51.
- 18Élysée, « Transcription de la Conférence de Presse du Président de la République Emmanuel Macron à Sofia en Bulgarie », date de mise à jour : 18 mai 2018.
- 19La France a proposé, en octobre 2022, de lier le calendrier pour la libéralisation des visas pour le Kosovo à la mise en œuvre du système européen d’information et d’autorisation concernant les voyages (système ETIAS). Or la date d’entrée en vigueur du système ETIAS n’est pas connue, et les autorités kosovares craignent que ne leur soit ainsi imposé un nouveau critère technique, tout à fait inédit, visant une fois de plus à bloquer le processus.