Le sport va-t-il exploser ?

Dans le cadre de la crise actuelle, l’Observatoire du sport de la Fondation Jean-Jaurès a souhaité réfléchir au monde de demain, et aux premières mesures à prendre pour protéger et défendre le sport, secteur essentiel mais terriblement en danger.

La pandémie due au coronavirus marquera à jamais l’histoire de l’humanité. Face à cette crise, c’est une véritable transformation qui doit s’opérer. Au sein des sociétés occidentales, d’importantes mesures doivent être prises. Car si rien n’est fait, et rapidement, l’emballement et le désastre sont certains.

Les chiffres sont d’ailleurs là pour témoigner. Au-delà du nombre de morts, inquiétant et menaçant, au-delà des craintes et des peurs communes, c’est toute l’économie qui est au point mort. Rien qu’en France, la récession, en 2020, est annoncée à plus de 8%, la dette publique devrait dépasser les 130% du PIB en décembre prochain, soit une augmentation de quarante points en moins de dix mois, et le plan d’urgence a déjà atteint les 300 milliards d’euros.

Les conséquences risquent d’être catastrophiques. Au sein de l’Observatoire du sport que nous animons à la Fondation, nous avons souhaité réfléchir au monde de demain et aux premières solutions à proposer pour protéger et défendre ce secteur essentiel mais terriblement en danger.

Le sport doit être sauvé, c’est une évidence

Le sport en France, en comprenant à la fois le monde professionnel et le monde amateur, représente plus de 250 000 emplois. Son chiffre d’affaires était de 38 milliards d’euros en 2018, soit 1,8% du PIB et, en plus de ces fortes caractéristiques économiques, le sport français soutient la cohésion et la fraternité sociales. Faire du sport, c’est aussi échanger, débattre, converser, se mélanger et se dépenser. Il sert le bien-être, la santé individuelle et collective, le partage, la confiance et le don de soi.

Ces effets multiplicateurs sont bien plus importants que les simples données. De 1,8% de PIB, le sport peut décupler son action et apporter bien plus qu’il ne représente. Récemment, une étude du syndicat européen de l’industrie du sport estimait notamment que le multiplicateur des dépenses sportives était compris entre 3 et 5. Autrement dit, pour 1 euro injecté, c’est au moins 3 euros de gagné et jusqu’à 5 euros.

À l’échelle du milliard, le sport français pourrait donc générer au maximum 190 milliards d’euros de retombées économiques, eu égard à son chiffre d’affaires enregistré. Le sauver et le protéger apparaît donc essentiel, si ce n’est indispensable. Car ce secteur est en train de frôler la faillite généralisée.

Dans le monde professionnel, après l’arrêt des activités et des championnats, décrété par le Premier ministre Édouard Philippe jusqu’en septembre prochain, c’est une véritable catastrophe. Rien que pour la première division de football professionnel masculin, la Ligue 1, le syndicat des joueurs – l’Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP) – estime la perte à plus de 383 millions d’euros. Et ce résultat risque de dépasser le milliard en cas de renforcement de la crise.

C’est la même chose, voire pire, dans les autres sports. Avec des stades et des enceintes fermées au public, des arrêts des diffuseurs, des inquiétudes des partenaires commerciaux, plus personne ne se tourne vers le rugby, le basket-ball, le handball, le volley-ball, voire le tennis. Selon Laurent Marti, président du club de rugby l’Union Bordeaux-Bègles, « sans effort collectif, il n’y aura plus de rugby professionnel d’ici quelque temps ». Privés de recette de billetterie, buvette et autres sponsoring, pas moins de neuf clubs sur les quatorze pensionnaires du championnat de France de rugby seraient ainsi en grand danger selon un audit de la Ligue. Au total, la perte pourrait se chiffrer à deux milliards d’euros au moins pour l’ensemble du sport professionnel, mais pourrait encore grimper si l’épidémie de Covid-19 se maintient durant l’été.

Côté sport amateur, le paysage est tout autant catastrophique. Son économie, évaluée par le Centre de droit et d’économie du sport à 6,35 milliards d’euros, pourrait perdre beaucoup à cause du coronavirus. Alors que les adhésions et les cotisations représentent plus de 42%, en moyenne, des budgets des clubs, elles pourraient fondre comme neige au soleil, avec l’arrêt complet et total des activités. C’est pourquoi nous demandons la sanctuarisation des subventions aux clubs amateurs en 2020 et 2021 et la relance par l’État de manière urgente des emplois aidés dans le monde du sport. Il en va de la survie de ce maillage territorial qui contribue à la cohésion sociale, dans les villages comme dans les quartiers.

Quant aux recettes d’activités, 26% des budgets, sans matchs et sans compétitions, la perte sera complète. L’État devrait compenser ces pertes en offrant des garanties de solvabilité et de durabilité, mais son apport ne représente aujourd’hui que 16% du chiffre d’affaires total du sport amateur. Idem concernant les partenaires privés, leur part ne dépasse même pas les 7%.

Trouvons des solutions, et vite

Le décideur public doit être l’un des financiers principaux du sport, car ce domaine répond à un intérêt de service public, collectif et universel. Le premier point, qui nous semble essentiel, est le déplafonnement de la taxe Buffet. Nous l’avions déjà proposé dans notre note Il faut aider le football d’en bas, parue le 2 mars dernier. Cette taxe de 5% sur les droits de retransmission des sports professionnels à destination de l’Agence nationale du sport (ANS) vers le soutien du secteur amateur est plafonnée à 40 millions d’euros par discipline. Nous demandons à ce que ce prélèvement soit totalement déplafonné afin que l’ensemble de l’assiette aille au sport.

Si l’on prend le seul cas du football, nous avions calculé qu’à « 1,172 milliard d’euros [de droits TV], la première division de football français va payer 58 millions d’euros de taxe mais ne soutiendra qu’à hauteur de 40 millions d’euros le sport français. Le reste, 18 millions d’euros, ira directement dans le budget général et le soutien de la dette française ».

C’est un dévoiement total du but initial de la taxe Buffet, visant d’abord et avant tout au soutien du sport amateur. Notons bien que cela n’irait pas à l’encontre de la stabilité économique du monde professionnel puisque, quoi qu’il arrive, le secteur paie toujours 5%. En déplafonnant la taxe, et non en augmentant la part fiscale, l’ANS pourrait récupérer un surplus de 18 millions d’euros, tellement important à l’heure de la crise sanitaire.

Mais allons plus loin. À situation exceptionnelle, solution exceptionnelle : déplafonnons aussi les taxes sur les paris sportifs et les paris non sportifs. Renationalisons la Française des jeux (FDJ) afin de lui offrir comme seul objectif non plus la rentabilité de ses actionnaires mais le soutien financier du sport français, d’élite, de santé et de loisirs – au moins pour trois ans.

Dans une tribune publiée dans le quotidien Libération, le 16 octobre 2019, nous estimions avec Olivier Faure que « la privatisation laisse la porte ouverte à la spéculation, à l’enrichissement personnel contre la redistribution et le bien-être collectif. L’idéologie est court-termiste, libérale. Elle ne se préoccupe pas des conséquences sociales, des méfaits sur le quotidien de millions de Français, sur les risques d’incertitudes. Elle n’assure pas le financement universel du sport pour toutes et tous et le rend dépendant des aléas conjoncturels. Elle ne vise que l’argent et la lucrativité sur le dos de la santé publique et de la paix sociale. Elle dilapide le patrimoine public sans aucune considération ni aucune vision d’avenir. »

Il est temps de changer les choses.

Le sport mérite plus qu’une politique libérale 

Au total, cela pourrait représenter 240 millions d’euros en plus en faveur de l’ANS et du ministère des Sports dans le budget annuel, soit une augmentation globale de 33%. Et nous le répétons, cela ne serait même pas financé à travers une augmentation d’impôt mais seulement par un déplafonnement de ces prélèvements, ils sont payés quoi qu’il arrive. Un simple changement d’assiette pourrait provoquer un afflux de 4% sur le chiffre d’affaires total du sport amateur. Une simple modification dans la loi et c’est 4% en plus pour le sport amateur.

L’ancienne ministre des Sports, Marie-George Buffet, nous soutient dans ce combat. Dans un entretien au Monde le 30 avril 2020, elle appelait au « vote d’un amendement à l’Assemblée pour le déplafonnement des trois taxes affectées au sport, à travers l’ANS : les prélèvements sur les retransmissions télévisées, ceux sur les paris sportifs et ceux, extra sportifs, sur la Française des jeux ».

D’après elle, le plafonnement est un « hold-up de Bercy » : « Les recettes de la taxe Buffet sont en forte augmentation depuis une décennie mais le plafonnement du montant affecté au sport pervertit toute la logique de cette taxe : son produit va de plus en plus dans les caisses de Bercy et de moins en moins dans celles des clubs amateurs ».

Mais récolter de l’argent n’est pas suffisant, il faut aussi flécher les aides et les conditionner à des plans structurels sérieux, à des changements profonds de paradigme comptable. Pourquoi ne pas imposer, sur les clubs professionnels, des ratios de salaires et des ratios de fonds propres sur le chiffre d’affaires ? Cette demande avait déjà été formulée, en décembre 2019, par la Direction nationale de contrôle et de gestion (DNCG) pour l’imposer aux clubs professionnels français. Elle est aujourd’hui soutenue par l’UNFP et la plupart des observateurs du football. Elle doit donc se poursuivre malgré la crise et les difficultés financières.

Vers un sport plus inclusif, social, solidaire et durable 

Ensuite, pourquoi ne pas conditionner l’octroi des aides publiques à la mise en place d’un budget pérenne, durable et solvable ? Pourquoi ne pas imposer aux clubs de sport, amateurs comme professionnels, de respecter les accords de Paris de lutte contre le dérèglement climatique s’ils veulent bénéficier des prêts d’État, des aides et des fonds publics ? À n’avoir aucun actionnaire champion de l’évasion fiscale ? Pourquoi ne pas imposer la mise en place de solutions de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) aux clubs et à un renforcement de celles-ci, si elles existent déjà ? Il serait même intéressant de favoriser des exonérations de cotisations sociales en cas de mesures fortes en faveur de l’environnement et des actions sociales et sociétales de proximité – beaucoup de clubs et de groupes de supporters ne le montrent-ils pas d’ailleurs de manière exemplaire en ce moment en multipliant les actions de solidarité auprès du personnel soignant ? Le sport doit montrer l’exemple et être un accélérateur du changement.

Toutes ces propositions nous apparaissent crédibles. Mais il faut aller encore plus loin et considérer la période que traverse le monde sportif non pas comme une crise, dont on se rétablit à l’identique rapidement, mais comme une catastrophe, qui impose un véritable changement de modèle. La pandémie doit être une occasion pour le sport professionnel – mais aussi amateur – de se réinventer, de tout poser sur la table – gouvernance, formation, rémunération, régulation, redistribution… – et de tout questionner de la reconnaissance du sport comme bien commun que l’on se transmet de génération en génération ou comme bien d’utilité sociale au regard de ses bienfaits sur la santé mais aussi sur la société, de l’impact du dérèglement climatique sur l’organisation des compétitions, la prise en compte du risque épidémique dans le sport, la nature des infrastructures…

Le sport est invité à réfléchir à ses structures de demain. Pour cela, nous demandons un véritable Grenelle du sport, de véritables Assises du sport de demain, réunissant les spécialistes et les experts du domaine, les dirigeants, les membres et les instances, les acteurs, les élus, les partenaires sociaux, les représentants syndicaux, les sportifs, les pratiquants, les arbitres, les bénévoles et les supporters. Pour que tout le monde travaille et réfléchisse ensemble, main dans la main, au sport de demain.

Des mêmes auteurs

Sur le même thème