Le soutien de l’Élysée à Louise Mushikiwabo : un pari risqué et coûteux

Suite à l’élection de Louise Mushikiwabo, longtemps ministre des Affaires étrangères du Rwanda, au poste de secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), Serge Dupuis s’interroge sur les raisons du soutien appuyé de la France à sa candidature et sur celles qui auraient pu motiver Kigali dans cette démarche.

Une grande partie de la presse française, habituellement plus indulgente à l’endroit du régime de Kigali, s’est émue du soutien apporté par Emmanuel Macron à la candidature de Louise Mushikiwabo, membre éminent du gouvernement rwandais, à la direction de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). L’histoire des relations franco-rwandaises aussi bien que la nature du régime présidé par Paul Kagame amènent effectivement à s’interroger sur les motivations qui ont pu pousser les deux présidents, l’un à souhaiter cette candidature, l’autre à en faire la promotion. S’agissant plus particulièrement d’Emmanuel Macron, il apparaît qu’un pari a été engagé. Nous tenterons d’en identifier la nature et les conséquences.

La volte-face de Paul Kagame

Depuis quelque dix ans, Paul Kagame avait résolument entrepris une politique de dévitalisation de l’usage du français au Rwanda et de stigmatisation du rôle joué par l’État français dans son pays, entre 1990 et 1994, au moment de la guerre civile et du génocide des Tutsis. L’on aurait pu penser qu’un tel éloignement à l’égard de la France était inexorable. C’aurait été cependant sans compter sur l’un des traits essentiels du président rwandais : c’est un stratège adepte de la realpolitik. Il a d’abord pensé – et il l’a dit – qu’un rapprochement avec la France contribuerait à débloquer la question de la procédure judiciaire engagée à Paris à propos de l’attentat, en 1994, contre l’avion de son prédécesseur, le président Habyarimana. À cet égard, la concomitance entre l’élection de Louise Mushikiwabo et la réquisition aux fins de non-lieu du parquet anti-terroriste de Paris dans cette affaire pourrait laisser penser que, ce faisant, il n’a pas eu tort. Toutefois, outre qu’il ne nous appartient pas de douter de l’indépendance du procureur concerné, il s’agirait d’une manœuvre si grossière que l’on ne saurait y croire.

D’autres préoccupations ont par ailleurs animé Paul Kagame. Il se fait ainsi une idée ambitieuse du rôle que lui-même et son pays doivent jouer en Afrique : un rôle de leader du continent. Or, l’atteinte d’un tel leadership passe nécessairement par un renforcement des liens avec l’Afrique francophone, lequel ne saurait faire l’économie d’un rapprochement avec la France. De même, les autorités rwandaises ont compris que l’intérêt économique du Rwanda demandait un rééquilibrage des positions du pays sur le continent, rééquilibrage qui complèterait les relations entretenues avec les pays anglophones de la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) par une ouverture vers la façade atlantique francophone. Ici encore, un rapprochement avec la France ne pouvait que servir les intérêts nationaux.

Enfin, le Rwanda est engagé dans un processus de recherche de nouveaux alliés, quête nécessitée à la fois par une dégradation des liens entretenus avec les alliés traditionnels, États-Unis et Royaume-Uni – la séquence du référendum constitutionnel et de la réélection de Paul Kagame de 2017 a laissé des traces –, et le caractère exécrable des rapports avec les pays voisins. Le secrétariat général de l’OIF aura été jugé à Kigali comme un outil efficace de ce point de vue.

Toutes ces raisons ont donc poussé Paul Kagame à effectuer une saisissante volte-face dans son comportement public avec la France, marqué jusqu’à très récemment par une hostilité et une agressivité constantes. C’est ainsi que les 23 et 24 mai 2018, il est venu à Paris jouer le jeu du rapprochement, manifestant un changement radical d’attitude, de discours et de ton. Entretien bilatéral et conférence de presse commune avec Emmanuel Macron, affirmation d’une complémentarité entre la France et l’Afrique, évocation d’un déblocage de l’agrément d’un ambassadeur français à Kigali et, pour couronner le tout, revendication d’une proximité avec une Francophonie rejetée il y a peu, le revirement aura été total. Avec le résultat que l’on sait.

Le pari d’Emmanuel Macron

S’agissant d’Emmanuel Macron, l’idée d’un soutien aux ambitions de Louise Mushikiwabo aura été guidée, nous semble-t-il, à la fois par la vision qu’il entretient de la place internationale de l’Afrique dans l’avenir et son souci de l’intérêt national. Le président a exprimé l’intention de placer le continent au cœur de la diplomatie française, de créer « un axe intégré » entre l’Afrique, la Méditerranée et l’Europe. Il considère que le continent est appelé à jouer un rôle crucial dans la croissance mondiale et voit se dessiner un immense futur marché et des besoins d’investissements colossaux.

Au regard de ces considérations, l’intérêt de la France aussi bien que son influence au sein de l’Union européenne exigeaient une pacification des relations avec le Rwanda. Afin que Paris puisse jouer sur le continent un rôle de poids, il est impératif que l’État français y soit respecté et écouté de tous et, en particulier, d’un pays qui y jouit d’un important crédit. Un pays qui offre en outre une double porte d’entrée : vers la République démocratique du Congo au riche sous-sol et vers l’Afrique anglophone, où le Rwanda pèse de plus en plus. Emmanuel Macron l’a dit, il veut instaurer avec Paul Kagame un partenariat actif. Les opérations de communication que mène avec succès le régime de Kigali à l’échelle internationale ne sont naturellement pas étrangères à ce souci de s’appuyer sur le président rwandais. Présentation de l’intéressé comme un visionnaire, invitation dans les lieux où se débat l’avenir du monde (G7, Journées européennes du développement), macrostatistiques mirobolantes, tout ceci brille fort, à l’instar de la vitrine qu’est Kigali, qui laisse dans l’ombre le véritable Rwanda.

Pragmatique, Emmanuel Macron a décidé qu’il convenait de laisser de côté les contentieux portant sur le passé et d’aller de l’avant, dans l’intérêt national. Les égards qu’il a pris et les gestes qu’il a accomplis à Paris à l’endroit de son homologue rwandais sont venus confirmer cet état d’esprit et ont trouvé leur point d’orgue dans l’annonce du soutien de l’Élysée à la candidature de Louise Mushikiwabo. C’était à la fois envoyer au continent et aux chefs d’État africains un signal fort, en leur restituant la direction de l’OIF, et rendre un éminent service au régime rwandais, compte tenu à la fois des ambitions de celui-ci et de sa volonté de rééquilibrage des positions continentales du Rwanda.

Un pari risqué

Le pari ainsi engagé par Emmanuel Macron nous semble un pari risqué. S’appuyer dans le cadre de l’action de la France en Afrique sur le chef de l’État rwandais, figure emblématique d’un régime non seulement dictatorial mais aussi criminel – et qui n’est absolument pas en transition politique, contrairement à ce qu’a affirmé le président – ne sera un pari gagnant que dans la mesure où ce chef d’État et ce régime accepteront d’entretenir avec Paris un partenariat durable. Il faudra pour cela que les bonnes dispositions manifestées par Paris dans le cadre de la francophonie neutralisent à l’avenir – comme espéré – les attaques des autorités de Kigali contre la France.

Or, le rôle de la France est un élément essentiel du récit du génocide des Tutsis que Kigali a imposé à la communauté internationale, récit simpliste selon lequel il y aurait eu, dans les années 1990-1994 au Rwanda, deux camps, le camp du Bien, représenté par le FPR – Front patriotique rwandais, parti de Paul Kagame –, et le camp du Mal, incarné par le régime extrémiste hutu et son alliée, la France. Ce récit est capital pour le régime, puisqu’il l’utilise pour justifier ses actions et politiques présentes et passées, pour légitimer en fait son existence même. Dans ce contexte, l’on ne saurait écarter l’éventualité de nouvelles péripéties dans le contentieux franco-rwandais, péripéties qui remettraient au goût du jour les déclarations de Kigali accusant la France de vouloir dissimuler son rôle dans le génocide. On a connu exactement une situation de ce type dans le passé et Louise Mushikiwabo s’est du reste fait un devoir, au lendemain de son élection, de déclarer que le Rwanda attendait de la France qu’elle reconnaisse son « implication » dans le génocide des Tutsis. Une telle déclaration souligne la situation de faiblesse dans laquelle, de ce point de vue, Paris s’est placée vis-à-vis de Kigali et rappelle que, dans l’hypothèse de nouvelles tensions franco-rwandaises, il ne demeurerait du pari engagé que le soutien apporté au régime rwandais.

Il est un autre risque inhérent à ce pari. Confier les destinées d’une organisation, l’OIF, dont l’une des deux grandes missions consiste dans la promotion active de la langue française, à la représentante d’un régime dont l’hostilité à l’encontre de la France s’est traduite en 2008 par l’abandon du français comme langue d’enseignement et de l’administration au profit de l’anglais, apparaît tout de même comme une initiative bien hasardeuse. Pendant des années porte-parole du gouvernement rwandais, Louise Mushikiwabo a relayé avec zèle les accusations de complicité de génocide portées contre la France par son gouvernement. Au-delà des déclarations positives de circonstance de l’intéressée, l’on est fondé à s’interroger sur ce que seront, sous sa direction, les orientations de l’OIF, qui reste un instrument d’influence politique et économique au service, en particulier, de la France. À plus forte raison dans l’hypothèse où les circonstances raviveraient les antagonismes du passé.

Un pari coûteux

Risqué, le pari d’Emmanuel Macron est également un pari coûteux. La seconde grande mission de l’OIF consiste dans le soutien des démocraties et le renforcement des droits de l’homme dans l’espace francophone. Certes, le président de la République a appelé à un resserrement des préoccupations de l’institution sur la langue, la culture et l’éducation. L’on s’autorisera cependant à penser qu’avoir porté Louise Mushikiwabo à la tête de l’OIF atteint celle-ci au cœur même de son identité. Numéro deux du pouvoir rwandais, l’ancienne ministre des Affaires étrangères du régime de Kigali n’a cessé, pendant des années, de justifier l’ensemble des abus et des crimes commis par celui-ci en matière, précisément, de démocratie et de droits de l’homme. Sa crédibilité est, en la matière, nulle. Imagine-t-on Louise Mushikiwabo prônant des élections libres, le respect des droits de l’homme, la liberté de la presse ou encore la libération de prisonniers politiques ? Ce serait une situation indécente et grotesque, qui affecterait la crédibilité de l’OIF.

L’on ne peut dès lors qu’en déduire que c’est une vision réductrice de la francophonie que le président Macron et ceux qui l’ont conseillé proposent. Celle d’une francophonie réduite à un outil de mise en œuvre d’objectifs diplomatiques et économiques.

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