Le saut fédéral : réponse politique au momentum sur la défense européenne ?

Deux ans après le début de la guerre en Ukraine menée par la Russie et dans le contexte des récentes déclarations de Donald Trump sur l’Otan menaçant de ne pas protéger ses alliés en cas d’attaque russe, la politique de défense européenne est plus que jamais d’actualité. Pour Théo Verdier, co-directeur de l’Observatoire Europe de la Fondation, l’urgence géopolitique nous conduit à la mettre au cœur de la campagne des élections européennes car la réponse à y apporter nous invite à aller plus loin dans sa mise en œuvre, à faire un saut fédéral.

« Débat sur le parapluie nucléaire », titre Der Spiegel1Voir Der Spiegelédition du 16 février 2024. dans son édition du 16 février. Les déclarations de Donald Trump sur l’Otan ont donné une vigueur nouvelle au débat qui secoue l’Union européenne depuis l’invasion de l’Ukraine : sa capacité à se défendre par et pour elle-même.

La défense européenne : l’Union européenne face à elle-même

Emmanuel Macron appelait en 2020 à développer un « dialogue » européen sur la dissuasion nucléaire2Discours du président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27e promotion de l’école de guerre, elysee.fr, 7 février 2020.. Si son initiative avait laissé de marbre les dirigeants européens, le sujet est aujourd’hui d’actualité, notamment en Allemagne. Christian Linder, le ministre libéral des Finances3Christian Lindner, « Europa muss an nuklearer Abschreckung festhalten », faz.net, 13 février 2024., Manfred Weber, qui dirige le groupe chrétiens-démocrates au Parlement européen4Jakob Hanke Vela Vela and Nioclas Camut, « As Trump looms, top EU politician calls for European nuclear deterrent », Politico, 25 janvier 2024., tout comme Katarina Barley la tête de liste des sociaux-démocrates5Kjeld Neubert, « German SPD’s lead EU candidate sparks debate on EU nuclear warheads », Euractiv, 14 février 2024. outre-Rhin aux élections européennes appellent à un échange sur cet enjeu stratégique. 

La dissuasion constitue la clé de voûte d’un débat plus large sur la défense européenne qui devrait occuper une place centrale lors de la campagne des élections européennes de juin prochain. Comment changer d’échelle dans le soutien à l’Ukraine ? Quelle politique industrielle de défense sur le continent ? Quelle place pour la défense européenne dans l’Otan ?

Ces questions sont posées par une double équation. D’une part, le retrait américain enclenché avec les multiples refus d’obstacle dans la mise en place d’un refinancement de l’effort de guerre ukrainien, et potentiellement poursuivi demain en cas d’élection de Donald Trump à la Maison blanche. D’autre part, les marqueurs constants de l’agressivité russe sur le territoire de l’Union, encore démontré par une vague de cyberattaques en France ou encore l’émission d’« avis de recherche » à l’encontre de plusieurs dirigeants politiques baltes6Vincent Tupinier, « La Russie émet des avis de recherche contre plusieurs dirigeants des pays baltes », touteleurope.eu, 14 février 2024..

Le soutien public à une politique de défense et de sécurité européenne est attesté. Près de huit Européens sur dix y sont favorables, un résultat stable depuis vingt ans7Eurobaromètre standard n°100, automne 2023.. Les modalités d’une telle avancée méritent toutefois d’être clarifiées. Une étude de l’institut Bruegel menée en 2022 tend à démontrer qu’un soutien à une politique maximaliste (force commune de 60 000 hommes, budget commun, gouvernance fédérale) serait majoritairement soutenue en Europe occidentale mais avec une marge restreinte (55% des sondés approuvent un tel schéma8Sondage de 750 personnes réalisé en novembre 2022 en France, Allemagne, Italie, Pays-Bas et Espagne. Voir Brian Burgoon, David Van Der Duin et Francesco Nicoli, « What would Europeans want a European defence union to look like? », Bruegel, septembre 2023.). 

La boussole stratégique de l’Union européenne, le texte le plus récent ayant obtenu un consensus des États membres, offre une version bien plus minimaliste d’un tel scénario : une force armée de 5 000 hommes, des coopérations renforcées et un début de financement européen9« Infographie – Une boussole stratégique pour l’UE », consilium.europa.eu, 19 avril 2023..

« L’Europe, nous en avons la conviction, ne naîtra pas d’un seul jet, comme une cité idéale », avançait Robert Schuman10Robert Schuman, discours à l’ouverture de la Conférence pour l’Organisation de l’Armée Européenne, cvce.eu, 15 février 1951. en 1951 pour défendre le projet de Communauté européenne de défense (CED). La priorisation réside dans l’aide à l’Ukraine. L’Union se distingue aujourd’hui sur le plan de l’appui financier et humanitaire. Mais reste dépendante des États-Unis pour le soutien militaire11Voir le « Ukraine support tracker » mis en place par le Kiel Institute. Au 24 janvier, l’Union européenne et ses États membres se sont engagés à fournir 144,1 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine, mais les États-Unis constituent les plus gros contributeurs sur le plan militaire, avec 42,2 milliards d’euros d’aide, contre 17,8 pour l’Allemagne, 9,1 pour le Royaume-Uni, 5,6 pour l’UE et 0,6 pour la France.. Un soutien amené à s’accélérer, suite par exemple à la signature des accords bilatéraux de sécurité entre l’Ukraine et l’Allemagne puis la France.

Dans un deuxième temps, le mandat 2019-2024 donne l’occasion de formaliser le « réarmement » de la politique de défense européenne. Ursula von der Leyen a proposé à la conférence de Munich sur la sécurité la création d’un poste de commissaire européen à la Défense12Alexandra Brzozowski, « La proposition de création d’un poste de commissaire européen à la Défense gagne du terrain », Euractiv, 19 février 2024.. Thierry Breton suggère de créer un fonds de défense de 100 milliards d’euros13Philippe Jacqué, « UE : Thierry Breton propose un fonds de 100 milliards d’euros pour développer la défense européenne », Le Monde, 12 janvier 2024.. L’ensemble, politique et financier, vise à constituer la base industrielle de la défense européenne.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

Le temps des grands gestes ?

Au-delà des mesures de bon sens que constitueraient la relevée des budgets de défense nationaux, la mise en place d’une industrie de défense commune et le soutien à l’Ukraine, l’époque se prête à une approche plus radicale du dossier. Alors que la Russie se permet de menacer ouvertement les États d’Europe occidentale, la campagne des élections européennes constitue l’occasion de remettre à l’agenda la question d’une « force européenne de défense », « de caractère supranational, comportant des institutions communes […] et un budget commun », comme le proposait la CED. Le débat ainsi posé se centrera autour des trois questions qu’un tel projet amène : la gouvernance et la prise de décision, le financement et enfin la place du dispositif au sein de l’Otan et des forces nationales. 

La CED proposait une réponse européenne, intégrée au cadre atlantique, à l’heure du conflit en Corée et de la montée en intensité de la rivalité entre les deux superpuissances. À l’heure où la menace est bien plus proche de nous, reposons la question du saut fédéral. Et ce, dès la campagne des élections européennes qui s’ouvre ces prochaines semaines. Formalisons une majorité d’intérêt pour défendre, en France et dans l’Union, la nécessité d’une nouvelle avancée du projet européen.

Du même auteur

Sur le même thème