Le Rwanda vu par Jean-Paul Kimonyo

L’auteur rwandais Jean-Paul Kimonyo, dans Rwanda demain ! (éditions Karthala), met en avant ce qu’il juge être les réussites des politiques mises en place par le président Paul Kagame et la légitimité en conséquence des choix que l’auteur appelle la « suppression des propositions politiques concurrentes », c’est-à-dire une vie politique démocratique. Mais Serge Dupuis, qui rend compte ici de cet essai, ne manque pas de signaler qu’il s’agit d’un travail non de recherche, mais de militance.

Il faut lire Rwanda demain ! Une longue marche vers la transformation, l’ouvrage publié par Jean-Paul Kimonyo en 2017. Ce chercheur rwandais est un homme du sérail. Conseiller politique du président Kagame, c’est depuis le cœur du régime qu’il présente les logiques et dynamiques de la construction du « nouveau Rwanda ». Il souhaite faire pièce à ce qu’il qualifie d’approche « dominante » du Rwanda actuel, caractérisée selon lui par un « parti pris dénonciateur » et une observation menée de l’extérieur. Il engage le lecteur à accomplir un effort de compréhension quant à la nature du Front patriotique rwandais (FPR), au « processus de reconstruction » entrepris, aux défis affrontés et aux choix effectués. Il s’attache d’autre part à replacer le FPR et sa trajectoire dans une perspective historique, leur donnant une cohérence qui reste souvent méconnue. Enfin, son récit, au travers des biais, des omissions et des contre-vérités qui l’émaillent, constitue le reflet fidèle du discours et des postures du régime de Kigali.

Un éclairage historique

Selon l’auteur, une « continuité historique » profonde, dont les origines remontent à l’époque précoloniale, permet de rendre compte du Rwanda actuel et du projet social de ses responsables. Un sentiment national fort, une conscience historique aiguë auraient alors produit durablement une image exaltée d’un « peuple-nation » et une « vision magnifiée » du Rwanda. De ce point de vue, la Révolution sociale de 1959 et les deux Républiques qui en furent issues ne sauraient être considérées que comme des ruptures, des séquences d’égarement. L’auteur ne voit dans l’événement fondateur de 1959 qu’une manipulation orchestrée par la contre-élite hutue du MDR-Parmehutu au nom d’une idéologie raciale inspirée par le colonisateur belge. Les chefs de file hutus, soutient-il, fondèrent l’État rwandais postcolonial sur une idéologie anti-tutsie qui définissait l’identité politique du pays comme constituée de deux entités raciales antagoniques, dont l’une, minoritaire et surtout étrangère, ne pouvait prétendre à aucune légitimité nationale. En inscrivant ainsi les Tutsis en dehors de « l’univers d’obligation morale » de l’État nouveau, affirme l’auteur, la Révolution sociale devenait la matrice du génocide de 1994.

Les deux Républiques qui se succédèrent à partir de 1962, nées dans la « violence sectaire », poursuit Jean-Paul Kimonyo, supportèrent les conséquences de cette rupture originelle. Le Rwanda indépendant sombra dans l’ethnisme, la pauvreté et la violence. Face à cette déliquescence, ce furent, selon l’auteur, les exilés des années 1959 à 1964 qui préservèrent la conscience nationale et les valeurs rwandaises. Il décrit leur exil dans les pays limitrophes du Rwanda, narre la lutte qu’ils menèrent pour assurer leur survie, les incursions du mouvement Inyenzi, les tensions avec les pays-hôtes. Au fil des années, explique-t-il, apparut chez nombre de ces réfugiés un « sentiment d’impasse » qui amena, à partir du milieu des années 1980, la seconde génération à rechercher une solution durable à cette situation. Un réveil politique se fit jour, qui s’accompagna progressivement, dans le souvenir de l’action des Inyenzi, de l’idée d’un retour collectif au Rwanda au moyen de la lutte armée. Parallèlement, au début des années 1980, émergea la revendication d’une identité culturelle fondée sur le sentiment national fort qui avait caractérisé le passé précolonial et sur une évocation revisitée de celui-ci. Dans l’ensemble de la sous-région, de petits groupes en vinrent à encourager une mobilisation pour le retour. Jean-Paul Kimonyo souligne combien ce qu’il décrit comme le déni opposé par le président Habyarimana au droit au retour collectif des réfugiés et son refus du dialogue renforça ce mouvement de mobilisation culturelle et de conscientisation politique. Il se dégagea alors, au sein de la diaspora tutsie, un consensus sur l’idée que « la seule solution juste et acceptable » était le retour définitif des réfugiés. Lorsque le FPR lança son offensive en octobre 1990, les communautés de réfugiés soutinrent massivement son action et lui apportèrent leurs réseaux. Il s’agissait alors pour eux de renouer avec l’histoire de leur pays.

« Loin d’être dictée par les événements », la trajectoire du FPR, assure Kimonyo, porte la marque d’une « identité politique modelée par quarante ans d’histoire ». L’organisation allait incarner le réveil nationaliste rwandais et offrir un débouché à celui-ci en subordonnant la question des réfugiés à la transformation politique et sociale du pays, « par tous les moyens possibles, politiques ou militaires ». Jean-Paul Kimonyo retrace alors la conquête du pouvoir : la formation d’une armée clandestine de 3000 hommes au sein de l’armée ougandaise, le double jeu de Juvénal Habyarimana, qui aurait pris, à des fins politiques, le risque d’une confrontation militaire, la montée des pressions anti-rwandaises au sein de l’appareil de l’État ougandais, l’éloignement des officiers réfugiés rwandais les plus hauts gradés des postes de responsabilité opérationnelle sensibles, le sentiment d’urgence qui envahit de ce fait ces mêmes officiers et le déclenchement de l’offensive d’octobre 1990 qui s’ensuivit. Il décrit le déroulement du conflit armé jusqu’aux accords d’Arusha, précisant que le FPR ne déclencha la grande offensive du mois de février 1993 qu’afin de répondre à des tueries de civils tutsis.

Jean-Paul Kimonyo ne s’attarde ni sur le génocide, ni sur la reprise du conflit militaire au lendemain du 6 avril. Il livre cependant quelques réflexions. D’une part, écrit-il, le FPR souhaita à ce moment-là une action conjointe avec la MINUAR et l’armée gouvernementale qui eût mis fin aux massacres, mais se heurta à un refus de cette dernière. D’autre part, face à la montée de l’extrémisme hutu, la rébellion avait pris conscience que nombre de Tutsis périraient mais n’envisagea jamais qu’un génocide pût être perpétré. Enfin, l’abandon du Rwanda par la communauté internationale « laissa le FPR seul face à la responsabilité d’arrêter » ce génocide.

Par ailleurs, s’il reconnaît des actes individuels de vengeance, l’auteur nie qu’une campagne préméditée et systématique de tueries contre les populations hutues ait été menée par le FPR et réfute à cet égard le rapport Gersony, s’appuyant sur des témoignages et un rapport onusien. De même, s’agissant de l’épisode du camp de déplacés de Kibeho, s’il cite les conclusions de la commission d’enquête internationale qui mit alors l’accent sur les « graves violations » des droit de l’homme commises par des soldats du FPR, il souligne le bien-fondé de la fermeture des camps de déplacés et met en cause à la fois l’« inertie » des agences onusiennes et des ONG et l’action des Interahamwe au sein des camps.

L’immédiat post-génocide

En venant à l’exercice du pouvoir par le FPR à partir du mois de juillet 1994, l’auteur distingue deux périodes distinctes : l’immédiat post-génocide, jusqu’en 1998, les années des difficultés, puis, au-delà, le temps de la construction du nouveau Rwanda.

La situation à laquelle le FPR fut confronté au lendemain de la prise du pouvoir est décrite par Kimonyo comme des plus difficiles. Une part importante de la population était en fuite pour avoir adhéré au projet génocidaire ou pour y avoir assisté sans s’y opposer, tandis que le pays se trouvait divisé en trois zones, l’une gouvernementale, en proie à une grande instabilité, la deuxième, l’ex-zone Turquoise, qui abritait des camps de déplacés, véritables foyers de génocidaires, la troisième, à l’est du Zaïre, où les camps de réfugiés représentaient une lourde menace, puisque les forces politiques et militaires du génocide s’y étaient réorganisées afin de reprendre leur stratégie génocidaire. En outre, une fois réglée la question du démantèlement des camps de déplacés et de réfugiés, le gouvernement post-génocide dut affronter, de mai 1997 à décembre 2001, une insurrection frappant le nord-ouest du pays.

Face à un tel contexte sécuritaire et social, poursuit l’auteur, il eût fallu à la tête du pays une direction politique œuvrant dans la cohésion. Or, explique-t-il, alors que le FPR avait pris le pari d’un partage du pouvoir, les partenaires ne s’accordèrent pas. En particulier, le Mouvement démocratique républicain (MDR), qui, faisant fi des leçons du passé récent, réclama une restauration immédiate de la compétition partisane. Les difficultés politiques marquèrent de fait cette période, commente Kimonyo. De nombreuses personnalités, mais également des rescapés, quittèrent le pays, pour désaccord politique ou par crainte de l’avenir. À cela s’ajouta une crise interne au FPR, un grand nombre de cadres et de membres dénonçant à partir de 1997, au sein de l’élite politique et militaire de l’organisation, des pratiques d’accumulation, qui, accusaient-ils, trahissaient les idéaux de transformation pour lesquels la lutte avait été menée. Ainsi, conclut l’auteur, cette partie de la transition s’achevait sur un « sentiment d’échec, d’incapacité à transformer le pays ».

Les prémisses de la transformation du pays

C’est de 1998 que Kimonyo date le début du processus qui allait consacrer l’avènement d’un nouveau Rwanda, destiné, dans l’esprit de ses concepteurs, à reprendre le fil interrompu de l’histoire et à renouer avec la grandeur et les valeurs du passé.

Le processus porta d’abord sur la réforme de la gouvernance du parti et de l’appareil de l’État. Une « clarification politique interne » fut engagée, une campagne anti-corruption toucha de nombreuses personnalités politiques. Concomitamment, le FPR organisa les « discussions du village Urugwiro » (mai 1998-mars 1999), qui, écrit l’auteur, allaient constituer les fondements de la construction de la nation en élaborant un « ambitieux agenda de changement structurel ». La question de l’unité nationale et celle de la démocratie y furent particulièrement abordées. Sur le premier point, l’unité précoloniale « fondamentale » des Rwandais, leur partage d’une identité nationale furent affirmés. Sur le second point, l’assemblée « se prononça pour le respect des principes universels de la démocratie », mais des principes adaptés au Rwanda et à ses spécificités. Il fallait instaurer une « démocratie participative » excluant tout critère identitaire, qui permette à la population « d’être associée à la prise de décisions » et s’incarne dans l’élection d’instances de base « sans la participation des partis politiques ». C’était, observe l’auteur, la prévalence des orientations stratégiques du FPR sur les deux questions concernées que consacraient ainsi les discussions du village Urugwiro.

La construction d’une « nouvelle république », fondée sur la mise en application des résolutions issues de ces discussions, était ainsi lancée. Jean-Paul Kimonyo s’intéresse en particulier à la réforme de l’administration locale. Le changement le plus notable se situait dans l’organisation et le fonctionnement interne des nouvelles entités administratives. Une « gestion collégiale des affaires » était instaurée qui tenait à l’écart les partis politiques, écartés des élections locales, et instituait de ce fait une participation des citoyens à la prise des décisions relatives aux affaires publiques locales. « La nature du rapport des citoyens à l’État », écrit Kimonyo, en fut transformée.

L’auteur aborde également le travail de réforme constitutionnelle qui fut alors accompli. Il évoque le « système pluripartiste de partage du pouvoir » que les décideurs conçurent, notamment le Forum de concertation des partis politiques, institutionnalisé en 2000. Des élections présidentielles furent organisées en 2003 et 2010. La première, observe Kimonyo, tenue dans une atmosphère tendue, due en particulier aux ambiguïtés du principal opposant, Faustin Twagiramungu, se traduisirent par une victoire de Paul Kagame dont même les organisations les plus critiques sur le déroulement du processus électoral ne contestèrent pas la validité. La seconde – le récit en relate les péripéties, du retour et l’arrestation de Victoire Ingabire aux assassinats ou tentatives d’assassinat – revêtit, selon l’auteur, une signification essentielle puisque le résultat – 93% des voix en faveur Paul Kagame – reflétait l’appréciation positive portée par la population sur les politiques socio-économiques menées par le régime post-génocide et leur impact sur ses conditions d’existence. Kimonyo oppose l’environnement médiatique international « extrêmement négatif » qui présida à cette seconde élection à l’« enthousiasme » de « foules immenses » suscité par la campagne du candidat Kagame. Certaines pressions furent bien exercées par les autorités locales, admet-il, mais elles ne sauraient « à elles seules » rendre compte d’un tel « niveau de mobilisation ».

Dernier point essentiel consécutif selon l’auteur aux discussions du village Urigwiro : la promotion de l’unité nationale et la réconciliation. Il s’agissait de « favoriser l’intégration des différents groupes socio-identitaires du pays » en une entité nationale inclusive, tout en veillant à ce que tous les actes criminels commis dans le cadre du génocide fussent punis. C’est pour répondre à ce défi, écrit Kimonyo, que fut créée, en 1999, la Commission unité et réconciliation, dont l’une des principales activités consista en l’organisation de « formations de civisme basées sur l’analyse historique de l’évolution du pays », et que furent instituées les juridictions Gacaca. Cependant, les violences commises contre les rescapés et la « montée des tensions interethniques » qui accompagna le fonctionnement de ces juridictions amenèrent les responsables à prendre des mesures législatives visant à combattre l’« antagonisme ethnique ».

Sont alors présentées les conclusions de trois commissions d’enquête parlementaires qui, entre 2003 et 2008, dénoncèrent une forte persistance de l’« idéologie du génocide » dans la société rwandaise. Les répercussions furent importantes, écrit l’auteur. D’une part, le MDR et la LIPRODHOR, principale organisation de défense de droits de l’homme, furent dissoutes, l’un pour ne pas avoir « réussi à se départir de son idéologie ‘divisionniste’ fondatrice », l’autre pour « divisionnisme ». D’autre part, en juillet 2008, « la loi contre l’idéologie du génocide » vint compléter deux lois antérieures pour définir les crimes punissables devant les tribunaux pour divisionnisme ou idéologie du génocide. Pour l’auteur, une telle loi posait un problème parce qu’elle « élargissait les types d’infraction punissables à des actes difficilement associables à l’intention de commettre le génocide ». Toutefois, ajoute-t-il, elle fut plus tard amendée pour pallier ce biais. Par ailleurs, l’on constata deux ans plus tard « l’absence d’actes notables de persécution contre les rescapés », aussi bien qu’une diminution des expressions d’antagonisme ethnique « qui s’est confirmée depuis ». Car la loi de 2008 avait une « raison d’être » : il fallait non seulement « faire cesser les agressions contre les rescapés », mais aussi mener une « action d’ingénierie sociale visant à délégitimer une culture violemment sectaire ayant encore des assises dans le corps social ».

Le nouveau Rwanda en construction

Jean-Paul Kimonyo intitule la dernière partie de son livre « Sur le long chemin de la transformation socio-économique ». Il y délaisse le champ des actions dictées par l’urgence et élargit son analyse à l’évocation des orientations et des perspectives ouvertes à plus long terme par le régime post-génocide dans le cadre du développement du pays. Il souligne le travail de refonte institutionnelle, initié dès 1997, et impliquant en particulier une action d’accroissement de l’efficacité des fonctionnaires et d’« assainissement » des pratiques au sein de l’appareil de l’État. Les progrès accomplis en la matière, affirme-t-il, permettent aujourd’hui au Rwanda d’être distingué au titre de ses « institutions de gouvernance efficaces » et comme l’un des pays africains les moins corrompus.

Dans le domaine des stratégies de développement socio-économique proprement dit, l’auteur met naturellement en exergue la « Vision 2020 » et son objectif de faire accéder le Rwanda, dans un premier temps, au rang des pays à revenu intermédiaire en transformant son économie basée sur une agriculture de subsistance en économie basée sur le savoir. C’est, écrit-il, le « cadre » qui détermine les politiques menées par le gouvernement depuis l’année 2000. Il distingue en particulier ce qu’il nomme « le tournant du développement rural », à partir de l’année 2006. D’une part, le lancement du Crop Intensification Programme (CIP) et du Vision 2020 Umurenge Programme (VUP) – dont il souligne les résultats respectivement « significatifs » et « spectaculaires » en termes d’accroissement de la production alimentaire et d’amélioration des conditions d’existence des populations. D’autre part, il mentionne la poursuite de la réforme de l’administration locale dans la perspective d’une meilleure efficacité et d’une plus grande « redevabilité » des responsables, avec notamment l’institution des contrats de performance dits Imihigo, mécanisme phare des « solutions endogènes », et l’instauration d’un « Dialogue national » annuel.

Après avoir brossé un tableau rapide mais exhaustif des autres politiques menées, Jean-Paul Kimonyo dresse enfin le bilan des progrès socio-économiques accomplis entre 2000 et 2015. Là encore, le terme « spectaculaires » est selon lui de mise, tant en termes de réduction de la pauvreté et des inégalités, que d’éducation ou encore de santé. Le Rwanda d’aujourd’hui, assure-t-il, est une société en transition, où le développement humain est, selon le PNUD, le plus important au monde depuis la création, en 1990, de l’index de référence et où aussi bien les « strates de la population les plus pauvres (que) les plus riches » ont bénéficié des politiques menées.

Le livre ne dissimule pas que d’importants défis demeurent et les recense – de l’inégalité, qui « demeure élevée », au chômage et au sous-emploi. La transformation structurelle du Rwanda s’accomplit à un rythme rapide, explique l’auteur, mais en est encore à ses débuts car elle est partie « de très loin » : le Rwanda est l’un des pays africains « qui s’est transformé le plus tout en demeurant parmi les moins transformés ».  

Parvenu au moment de conclure, Jean-Paul Kimonyo reprend un argument de prédilection des responsables rwandais : seul importe le jugement que portent les populations rwandaises, sur la base de leurs propres normes et de leur vécu, sur l’action du gouvernement. De ce point de vue, il ne fait aucun doute pour lui que celui-ci jouit d’une forte légitimité populaire. Se fondant sur des sondages effectués par le World Value Survey en 2007 et 2012, ainsi que sur deux enquêtes menées ou commanditées par des organismes nationaux en 2011 et 2013, il affirme que, malgré certains sujets de préoccupation, les Rwandais reconnaissent que les politiques de développement mises en œuvres améliorent leurs conditions d’existence et le font de manière équitable. Au demeurant, ils y adhèrent, soutient-il, puisqu’ils participent à leur mise en œuvre.

De même, observe-t-il par ailleurs, les citoyens expriment des niveaux de confiance élevés à l’endroit des institutions de l’État, en particulier les forces de sécurité, et se montrent satisfaits du rythme de la réconciliation, dont ils comprennent les difficultés. Les sondages et les enquêtes de référence en témoignent, écrit l’auteur : bien que les craintes relatives à la « possibilité d’une répétition du génocide » restent élevées, la cohésion sociale se renforce rapidement et le « niveau de confiance en autrui » est au Rwanda « un des plus élevés d’Afrique subsaharienne ». 

Enfin, conclut-il, il est essentiel de comprendre que les Rwandais adhèrent également aux « fondements politiques du régime ». Ils ont conscience que les spécificités et le passé violent du Rwanda imposent que la recherche de la sécurité et la satisfaction des besoins alimentaires des citoyens prennent le pas sur la construction d’un système démocratique. Ce sont précisément, pensent-ils, les contraintes politiques imposées au pays qui ont permis que des progrès « inespérés » aient été accomplis. Comme ils l’ont montré à l’occasion du référendum de novembre 1995, ils souhaitent le maintien de la « trajectoire » et de la « configuration » politiques existantes.

Voilà légitimées, aux yeux de Jean-Paul Kimonyo, les orientations du FPR dans le domaine politique et de la démocratie. L’intérêt général, la transformation du pays, la construction de l’identité nationale demandaient la « suppression des propositions politiques concurrentes », qui se sont révélées « tour à tour de nature génocidaire, sectaire, ou néo-patrimoniale ». Le cap a été maintenu, « grâce au leadership du président Kagame », malgré les nombreuses pressions exercées par les « faiseurs d’opinion » occidentaux et les opposants basés à l’extérieur. Les progrès accomplis sont précisément le résultat du mode de gouvernance du pays. Le Rwanda est un « État développementaliste visant une rapide transformation socio-économique du pays », ce qui ne permet pas au leadership de fonctionner « selon les standards de la démocratie libérale ». Les deux expériences passées désastreuses de libéralisation politique dans le pays en témoignent. 

Un travail de militant

Au terme de la lecture, on ne s’y trompera pas : Rwanda demain ! n’est pas un travail de recherche et ne prétend pas l’être. L’auteur y fait œuvre de militant et plaide la cause du régime dont il est l’un des acteurs. Il feint sur bien des points une distance critique, mais ce n’est qu’un faux-semblant que seuls les convaincus par avance salueront1L’on pense ici à la complaisance avec laquelle le chercheur Florent Piton et le journaliste Jean-François Dupaquier ont rendu compte de l’ouvrage de Jean-Paul Kimonyo, l’un dans le numéro 149 de Politique Africaine, l’autre sur le site Afrikarabia, le 3 novembre 2017.. Il exprime cependant des convictions : la « Vision » qu’a le FPR de l’avenir du pays vaut à ses yeux que l’on se consacre à sa défense et il le fait en justifiant les politiques menées, quitte à se livrer à quelques accommodements avec les faits, à en taire d’autres ou à recourir parfois à des procédés critiquables.

Force est de constater que Jean-Paul Kimonyo reprend à son compte l’ensemble des thèses du FPR et valide le discours officiel rwandais. Il s’appuie sur des chiffres et statistiques qui sont contestés par des chercheurs, en particulier s’agissant de la réduction de la pauvreté, sans prendre la peine de le mentionner. Il fait à cet égard sien le biais macro-économique qu’adopte systématiquement le gouvernement rwandais lorsqu’il dresse le bilan de ses politiques, en ne mentionnant qu’en passant le ressenti des populations concernées, ce qui lui permet d’éviter l’évocation des dégâts humains et sociaux des réformes du secteur agricole. Lorsqu’il soutient que l’action de Paul Kagame est légitimée par la réaction positive, voire l’enthousiasme, des Rwandais ordinaires, il ne remet à aucun moment sérieusement en doute leur authenticité. Il se garde bien d’évoquer la crainte que les populations éprouvent envers le pouvoir en raison de l’omniprésence des forces de sécurité et du contrôle exercé quotidiennement jusqu’au seuil des foyers par les responsables locaux assistés d’espions officieux recrutés parmi la population. L’évocation du référendum de 2017 à l’appui de son argumentaire dénote sur ce point un manque de respect à l’égard de son lecteur.

Concernant la cohésion sociale – qu’il décrit, à l’instar du gouvernement, comme étant sur la voie du rétablissement –, ce qu’il écrit est démenti par ce que confient en privé nombre de Rwandais lorsqu’ils évoquent une réconciliation imposée par l’État et le déni de justice dont ils s’estiment victimes. De fait, Jean-Paul Kimonyo livre un récit du conflit militaire qui est une reprise sans nuance aucune de celui des autorités de Kigali. Il rend Juvénal Habyarimana et sa position sur la question des exilés responsables du déclenchement des hostilités, mais oublie de mentionner que le FPR accéléra ses préparatifs de guerre en raison à la fois, précisément, des initiatives prises par le gouvernement en faveur des réfugiés et de la probabilité de l’instauration du multipartisme. Le lecteur ne saura rien de la stratégie du FPR de conquête militaire du pouvoir quel qu’en fût le prix, ni non plus de l’incidence qu’eut une telle stratégie sur l’exacerbation du radicalime anti-tutsi des extrémistes hutus et la survenue de la catastrophe finale. Les crimes de masse systématiques des troupes du FPR contre des populations civiles hutues, en particulier au Congo, sont passés par pertes et profits.

Le mode de gouvernance politique du régime de Kigali est par ailleurs présenté sous un jour qui ne correspond pas à la réalité. Rien n’est dit de la construction par le FPR de son hégémonie de 1994 à 2003. Rien du musellement de la presse et de l’étouffement de la société civile, rien des disparitions forcées de civils ou d’opposants, rien non plus des assassinats perpétrés contre certains de ceux-ci ou encore de l’instrumentalisation politique et diplomatique constante du génocide et des lois censées prévenir sa récurrence. Les opposants sont systématiquement et sans aucune exception décrits tantôt comme des vecteurs de l’idéologie du génocide, tantôt comme des terroristes, tantôt comme des individus corrompus. Aucun passage n’est consacré au fonds d’investissement Crystal Ventures, bras financier du FPR, auquel il assure un monopole sur l’économie du pays. Sept lignes expliquent au lecteur que le FPR est « parvenu à imposer » au pays l’idée de la « défense de l’intérêt général à travers la promotion d’une identité nationale inclusive » et « une gouvernance qui se voulait équitable », et que, s’il existe au Rwanda des « cercles jouissant d’un accès préférentiel au pouvoir et à ses ressources », on « assiste plutôt à une limitation de ces privilèges et à une certaine fluidité dans la composition de ces cercles ». Ici encore, le lecteur familier de la structure essentiellement tutsie anglophone et FPR du pouvoir rwandais ou des sentiments de marginalisation, de discrimination et d’injustice sociale qui animent nombre de Rwandais ordinaires est fondé à se considérer comme peu respecté.

L’on pourrait encore souligner le silence sous lequel l’auteur passe la redoutable entreprise d’endoctrinement des esprits que représente la politique d’unité nationale et de réconciliation, ou comment il présente comme une décentralisation du pouvoir donnant aux populations le droit de participer aux décisions qui les concernent, ce qui n’est en réalité qu’un mécanisme visant à décentraliser la dictature au plus près des citoyens. Là encore, le lecteur averti ne sera pas dupe. En réalité, Jean-Paul Kimonyo nous présente le Rwanda et son processus de transformation tels qu’il voudrait qu’ils fussent et qu’ils ne sont pas.

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    L’on pense ici à la complaisance avec laquelle le chercheur Florent Piton et le journaliste Jean-François Dupaquier ont rendu compte de l’ouvrage de Jean-Paul Kimonyo, l’un dans le numéro 149 de Politique Africaine, l’autre sur le site Afrikarabia, le 3 novembre 2017.

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