Le rôle de la France au Rwanda durant les années pré-génocidaires (1990 – opération Amaryllis)

Quel fut exactement le rôle de la France dans les quelques années qui précédèrent le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 ? Une question polémique s’il en est, mais surtout complexe, à laquelle répond Serge Dupuis en analysant précisément la responsabilité de celle-ci dans le déroulement et l’aboutissement des événements. 

Dans un entretien au site d’information Mediapart, le 28 juillet 2019, l’historienne Hélène Dumas, évoquant le rôle de l’État français au Rwanda entre 1990 et 1994 et la guerre menée par le gouvernement rwandais d’alors contre la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR), déclarait : « les faits sont établis et connus ». Elle précisait : « la France a participé aux combats au côté d’un régime qui préparait l’extermination d’une partie de sa population ».

De par l’engagement politique, diplomatique et militaire qui fut le sien à ce moment-là au Rwanda, la France fut de fait mêlée de près à l’histoire du dernier génocide du XXe siècle. Et chaque année, au moment de la commémoration du génocide des Rwandais tutsis au printemps 1994, le procès en complicité des responsables qui décidèrent de la politique que mena l’État français dans ce pays de l’Afrique des Grands Lacs au début des années 1990 est instruit par des chercheurs, des journalistes ou des associations.

L’accusation de complicité

Les détracteurs de la politique menée par l’État français durant les années pré-génocidaires accusent celui-ci de s’être rendu complice du génocide des Tutsis à deux égards. Par consentement, tout d’abord. L’État français aurait fermé les yeux sur la préparation de l’extermination, en toute connaissance de cause. Ensuite, en aidant à cette préparation, au travers d’un soutien inconditionnel à ce qu’ils désignent comme le régime génocidaire de Juvénal Habyarimana. L’une et l’autre de ces affirmations nous paraissent contraires aux faits.

S’agissant de l’idée de consentement, d’une part, l’étude des sources montre qu’au début des années 1990, l’objectif de la politique de François Mitterrand au Rwanda et de l’envoi de troupes à Kigali vise au contraire à maintenir la stabilité d’un pays de la sphère d’influence française, en aidant un pouvoir ami à éviter une confrontation sanglante. Et il en est d’autant plus ainsi que les décideurs français sont alors conscients que les divers pouvoirs de l’aire francophone en Afrique regardent attentivement et la volonté et la capacité de la France à préserver cette stabilité d’un pays allié.

D’autre part, l’accusation d’assistance à la préparation du génocide par le biais d’un soutien inconditionnel à un régime, le régime Habyarimana donc, qui aurait œuvré à une telle préparation, nous semble être également une interprétation erronée des faits. Avant tout, parce le soutien de la France au gouvernement rwandais, s’il fut bien réel, ne fut en aucun cas inconditionnel. Afin, en effet, d’atteindre l’objectif de stabilisation évoqué à l’instant, les responsables français – non sans avoir probablement à l’esprit la composition démographique du Rwanda – vont demander à ce gouvernement qu’il entreprenne une démocratisation des institutions dans le cadre de laquelle le FPR et les Tutsis auraient leur place. Il accomplira en outre des efforts significatifs pour que les protagonistes du conflit rwandais négocient une sortie politique de celui-ci. Une victoire militaire du gouvernement rwandais ne sera à aucun moment, pendant trois années de présence militaire française, recherchée. Kigali se verra refuser certaines livraisons d’armes par Paris. En février 1993, lorsque le lieutenant-colonel Tauzin demandera à son commandement que l’opération Chimère dont il aura le commandement puisse aller jusqu’au bout de son action et, selon ses propres termes, renvoie le FPR en Ouganda, il n’en recevra pas l’autorisation. De bout en bout, l’objectif des décideurs français sera d’aider le gouvernement rwandais à contenir le FPR afin d’amener celui-ci à la table des négociations.

Il n’y eut pas non plus, de la part de Paris, soutien au régime Habyarimana en tant que tel. Ce régime, faut-il le rappeler, était une dictature à parti unique dans laquelle le président exerçait un pouvoir absolu au moyen du Service central des renseignements et contrôlait étroitement la population, en particulier par l’intermédiaire des cartes d’identité ethnique. Or, dans le cadre de son soutien militaire, le gouvernement français demandera, non seulement une démocratisation du régime, mais également la suppression des cartes d’identité ethnique, en même temps qu’il fera pression pour que l’opposition démocratique entre au gouvernement. Et ce sera un gouvernement pluripartite dominé par l’opposition qui, à partir d’avril 1992, imposera au président Habyarimana d’entamer des négociations sérieuses avec le FPR. Lesquelles négociations déboucheront sur les accords d’Arusha, qui prévoiront la mise en place d’un gouvernement dirigé par l’opposition démocratique, incluant le FPR et plaçant l’ancien parti unique de Juvénal Habyarimana, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), dans une situation minoritaire, Habyarimana lui-même se retrouvant, dans cette configuration, dépouillé de ses prérogatives. Dans ces conditions, évoquer un soutien au « régime Habyarimana » n’est guère convaincant.

Comment, enfin, parler de « régime génocidaire » ? D’une part, antérieurement au 6 avril 1994 et à partir d’avril 1992 au moins, on n’est pas en présence d’un régime structurellement génocidaire. Les extrémistes ne contrôlent ni le gouvernement, ni le parlement, ni l’État-major. Au soir du 6 avril et de l’assassinat de Juvénal Habyarimana, le Haut-commandement des Forces armées rwandaises (FAR) s’oppose à la tentative de celui que certains désignent comme « l’architecte du génocide », le colonel Bagosora, de constituer un comité militaire qui se serait substitué au cadre légal et dont il aurait pris la tête. Il faudra que des officiers supérieurs nordistes extrémistes prennent le contrôle de l’armée pour que celle-ci bascule. Par ailleurs, on l’a vu, le gouvernement est pluripartite et il a à sa tête un membre de l’opposition démocratique, qui sera parmi les premiers assassinés, en compagnie d’autres ministres. Ce n’est pas « le régime », en réalité, qui lancera le génocide. L’accomplissement de celui-ci sera rendu possible par un coup d’État que mettront en œuvre les extrémistes présents en son sein – les faucons de l’armée et les éléments les plus radicaux du MRND, opposés à tout partage du pouvoir. C’est parmi ces extrémistes que l’intention génocidaire était présente et ce sont eux qui entreprendront l’éradication des Tutsis.

Au reste, l’idée même de préparation du génocide par « le régime » depuis plusieurs années est contestable. Qu’une telle planification n’ait jamais pu être judiciairement prouvée constitue un premier élément, même s’il est vrai que cela ne saurait constituer une preuve historique. Mais, bien davantage, comment la considérer comme un processus probable lorsque l’on observe les comportements de panique et de débandade démontrés par ceux qui, dans cette hypothèse, sont décrits comme les acteurs centraux d’une entente criminelle existant de longue date ? Et cela au moment même du signal déclencheur prévu d’un génocide qu’ils auraient soigneusement planifié ? Dans les heures et les journées qui vont suivre l’attentat du 6 avril, Agathe Kanziga, l’épouse du président assassiné, n’aura de cesse de harceler l’ambassade de France à Kigali afin d’être évacuée. Ses frères et demi-frère, membres du premier cercle de l’entourage présidentiel, s’enfuiront dans leur fief du nord-ouest, à Gisenyi, tandis que les ministres extrémistes du troisième gouvernement pluripartite se réfugieront à l’ambassade de France, craignant d’être liquidés par le Front patriotique rwandais (FPR). Enfin, que dire de l’échec de celui qui est présenté comme le planificateur en chef, le colonel Bagosora, à s’imposer devant le Haut-commandement, sinon qu’il n’avait pas préparé son affaire ?

Des responsables français irréprochables ?

La politique menée au Rwanda par les responsables français au début des années 1990 jusqu’au moment du génocide peut ainsi être considérée comme défendable dans ses intentions. En revanche, lorsque l’on confronte les objectifs qui l’animaient au bilan de sa mise en œuvre, il est difficile de ne pas évoquer un revers cuisant. Certes, les accords de paix souhaités par le gouvernement français furent signés au mois d’août 1993. Mais, outre qu’au mois de juillet 1994 un pouvoir anglophone s’installa à Kigali, trois mois auparavant avait commencé un génocide qui fit des centaines de milliers de victimes.

Il ne faut naturellement pas perdre de vue que la catastrophe que représenta celui-ci fut avant toute chose l’œuvre de Rwandais. Mais une telle considération ne saurait en aucun cas empêcher d’identifier les responsabilités qui furent celles de l’État français dans le déroulement et l’aboutissement des événements, les erreurs, voire les fautes, qui furent alors commises.

Dès 1990, les responsables français sont conscients que la situation que connaît le Rwanda comporte un risque élevé de massacres et leur action vise précisément à conjurer celui-ci. En échange de son intervention militaire, Paris a demandé au président Habyarimana, non seulement une démocratisation des institutions, mais également qu’il veille à ce que les droits de l’homme soient respectés par son gouvernement. Or, les années 1990-1993 sont marquées au Rwanda à la fois par une exacerbation des antagonismes ethniques à laquelle la mouvance présidentielle prendra une part considérable, et par l’émergence et la croissance de tueries ethnistes et génocidaires, dont nul n’ignore à ce moment-là qu’elles sont organisées par des autorités territoriales et autres éléments extrémistes de la même mouvance présidentielle. Il est alors clair que le président Habyarimana ne remplit pas en la matière, ou ne parvient pas à remplir, sa part de l’accord passé avec l’État français. Et que constate-t-on à cet égard ? Paris et ses représentants ne prononcent à aucun moment de condamnation ferme et publique de la montée du sentiment ethnique ou des massacres de Tutsis, et surtout, si des pressions peuvent être localement exercées sur le président rwandais par l’ambassadeur de France – notamment à l’occasion des tueries du Bugesera, au sud de Kigali, en mars 1992 –, on se garde de mettre en jeu le seul moyen de pression efficace sur le terrain, le soutien militaire. Paris ne réagit pas véritablement, comme si ces questions étaient secondaires. Le ministre de la Défense, Pierre Joxe, partisan de pressions vigoureuses, n’est pas entendu. L’observateur est par contre frappé par l’accroissement constant, au cours de cette période, de l’engagement militaire français, en particulier au moment de chacune des offensives lancées par le FPR. Ce qui pose un problème de taille, dans la mesure où un tel accroissement n’a pu être interprété par les extrémistes rwandais que comme un blanc-seing et une garantie d’impunité pour la suite.

On a parlé d’aveuglement pour expliquer l’asymétrie que les responsables français laissèrent ainsi s’installer entre les deux volets de leur politique au Rwanda. C’est bien de cela qu’il s’agit et il faut y voir l’effet de trois facteurs. Le premier de ceux-ci consista dans la grille d’analyse, héritée de l’époque coloniale, que les responsables français appliquèrent au conflit rwandais et à ses acteurs. On avait à leurs yeux affaire à une nouvelle manifestation de luttes interethniques séculaires et cette perception les amena à minimiser la montée en puissance des antagonismes et tueries ethniques. Ils ne surent pas prendre conscience qu’au sein de l’État rwandais, des forces encourageaient un racisme ethnique à potentiel génocidaire à des fins politiques. Ils craignaient avant tout une guerre civile et l’idée d’un génocide organisé n’entrait pas véritablement dans le champ de ces craintes.

D’autre part, et pour les mêmes raisons, ces responsables surestimèrent la capacité du processus d’Arusha à régler les problèmes que connaissait la société rwandaise, sans comprendre que dans chacun des deux camps en conflit étaient à l’œuvre des éléments radicaux qui ne souhaitaient pas réellement une solution politique négociée, quelque fût le prix de leur position. Il y eut de leur part surinvestissement dans ce processus, ce qui se traduisit par une erreur majeure, qui consista à insuffisamment soutenir l’opposition démocratique au-delà du seul appui au multipartisme, ou encore l’action de personnalités libérales du MRND, telles que le ministre de la Défense des deuxième et troisième gouvernements pluripartites, James Gasana.

Enfin, le dernier facteur d’aveuglement fut la prépondérance que les décideurs français accordèrent à l’empêchement d’une victoire militaire du FPR. Il fallait en effet montrer aux régimes amis en Afrique que s’ils étaient attaqués, la France serait présente à leurs côtés, que sa « garantie sécuritaire » était solide. Il fallait encore protéger le pré carré francophone contre une force liée à l’influence anglo-saxonne. Il fallait enfin s’opposer à une rébellion dont ces décideurs n’ignoraient pas la nature criminelle, qui se manifestait alors dans les tueries systématiques de populations civiles, les assassinats politiques et les attentats terroristes auxquels elle se livrait. Il y avait là au total une juste cause et les dérives au sein du régime apparurent comme secondaires.

Le piège

Le résultat de la déshérence dans laquelle fut laissé le volet droits de l’homme de la politique énoncée par Paris fut que les responsables français s’enfermèrent eux-mêmes dans un piège producteur de situations et d’initiatives qui allaient nourrir les accusations de complicité qui pèseraient plus tard sur eux. C’est ainsi que les hommes du Détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) formèrent et encadrèrent une armée dont certaines unités encadrèrent par la suite le génocide. Ils formèrent de même, certes dans la perspective d’une guerre conventionnelle, des éléments qui se retrouvèrent au cœur de ce génocide, en civil, sur nombre de barrières, apportant aux miliciens Interahamwe l’expertise acquise auprès de leurs formateurs. Des armes furent par ailleurs fournies aux FAR par la France, dont certaines, les armes individuelles, furent prépondérantes dans le cadre des grands massacres collectifs du début du génocide. Et il arriva que des militaires français participent aux barrages de contrôle ethnique à Kigali. Enfin, il y eut le désastre que constitua le comportement de l’ambassade de France dans les jours qui suivirent l’assassinat du président Habyarimana, au moment de l’opération Amaryllis.

Persuadé qu’il œuvrait à éviter un coup d’État et à sauver les accords d’Arusha, l’ambassadeur afficha, durant les quelques journées qui précédèrent son départ, une proximité exclusive invraisemblable avec des personnalités et hauts dignitaires de la mouvance présidentielle, tous Hutus, qu’il hébergea à l’ambassade. Personnalités et dignitaires qui entretenaient des liens étroits avec les unités militaires et les miliciens en charge des massacres et composèrent quelques jours plus tard avec d’autres le gouvernement intérimaire responsable du génocide, ou bien menèrent une action de soutien à ce gouvernement. Il n’est pas inutile de mentionner ici que, dans cette catégorie des futurs soutiens actifs du gouvernement intérimaire présents dans les locaux de l’ambassade durant ces journées décisives, figurait en particulier l’idéologue Ferdinand Nahimana, l’un des fondateurs de la Radio Télévision libre des Mille Collines (RTLM), organe de diffusion de la haine ethnique, qui fut chargé de la propagande de ce gouvernement durant les massacres. Parmi ces personnes protégées, on comptait également Félicien Kabuga, le financier des Interahamwe.

Les ministres extrémistes Hutu Power du troisième gouvernement pluripartite – en fonction au 6 avril – alors présents à l’ambassade y furent convoyés par la Garde présidentielle, dont certaines unités perpétraient au même moment l’assassinat de politiciens de l’opposition démocratique, de personnalités institutionnelles ou de la société civile considérées comme opposants, et de membres de la population tutsie. L’ambassadeur accepta de les accueillir, mais il alla bien plus loin puisqu’il fut constamment informé des décisions que ces responsables politiques prirent durant quelques jours au sein de l’ambassade concernant en particulier la formation du gouvernement intérimaire. Davantage encore, il les encouragea à reprendre la situation en main, leur donnant ainsi le sentiment qu’il les soutenait, puis organisa l’évacuation d’un certain nombre d’entre eux en cogérant la sélection des candidats à l’exfiltration.

En revanche, l’ambassade de France se garda d’accomplir tout geste, de prendre toute initiative, qui eût pu apporter une aide aux personnes pourchassées, qu’il s’agît de personnalités de l’opposition, de civils tutsis en général ou des personnels tutsis de ses propres services en particulier. Dans ce dernier cas, le même comportement inflexible fut maintenu jusqu’au bout, malgré un télégramme diplomatique de Paris donnant la directive à l’ambassade d’offrir à ces personnels la possibilité de quitter Kigali, télégramme qui ne donnera lieu à aucune instruction. Plus largement, l’ambassadeur opposera un refus catégorique d’évacuation aux opposants menacés – on pense par exemple au procureur de la République – ou aux membres de la population tutsie qui parviendront à contacter l’ambassade. Les quelques exceptions à cette règle ne relèveront d’aucune volonté propre à celle-ci de protéger des personnes en danger et ne feront que souligner ce qui fut une politique qui a été à fort juste titre décrite comme une politique d’asile et d’exfiltration menée sur des bases de sélection politique et ethnique.

L’ambassade apporta ainsi de bout en bout sa caution à l’installation du gouvernement intérimaire. Elle finit de se déconsidérer en s’opposant jusqu’au dernier moment, malgré l’accord donné dans ce sens par la cellule Afrique de l’Élysée, à l’évacuation des enfants d’Agathe Uwilingiyimana, la Première ministre assassinée, alors même qu’elle fit procéder à l’évacuation de la famille de Juvénal Habyarimana et d’orphelins d’une institution parrainée par l’épouse de celui-ci. Les enfants de la Première ministre ne furent finalement évacués et n’auront la vie sauve que grâce à la détermination que mit un universitaire français, André Guichaoua, à s’opposer à ce traitement différencié.

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