​​Le renouveau de la doctrine de sécurité et de défense allemande

En annonçant au Bundestag l’envoi d’armes à l’Ukraine et le lancement d’un programme modernisation de l’armée allemande de 100 milliards d’euros, Olaf Scholz a opéré une rupture dans la doctrine de sécurité et de défense de Berlin. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les enjeux de ce tournant majeur dans la politique allemande, l’avenir de l’OTAN et la construction de l’autonomie stratégique européenne.

« Si  vous voulez du leadership, vous en aurez ». Devenu chancelier de l’Allemagne en 2021, Olaf Scholz a fait campagne en promettant d’incarner avec force ses fonctions de chancelier. Pourtant, les premiers mois de sa gouvernance laissaient à désirer sur ce ce plan, et beaucoup d’observateurs ont commencé à craindre qu’il ne perpétue en réalité le style d’Angela Merkel, tout en retrait et en prudence. Ces doutes ont cependant été dissipés à l’occasion de l’annonce au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine de sa décision, courageuse et surprenante, de consacrer 100 milliards d’euros à la remise à niveau de l’armée allemande. 

Ce n’est pas la première fois qu’Olaf Scholz décide de prendre un virage politique soudain. Alors ministre des Finances d’Angela Merkel, c’est déjà lui qui avait accepté de suspendre les principes de rigueur financière et d’austérité budgétaire pour faire face à la crise sanitaire et économique, n’hésitant pas à parler du besoin de recourir au « bazooka » pour lutter contre cette dernière. 

Face à la guerre déclenchée par la Russie, son leadership est largement salué en Allemagne. Les sondages montrent que la majorité des Allemands sont en accord avec ses décisions et celles de son gouvernement : 60% des citoyens approuvent l’action du chancelier, dont 97% des partisans du SPD, 80% des électeurs des Verts et 60% des libéraux. L’union sacrée créée par l’urgence de la guerre semble jouer chez tous les partis : plus de la moitié des supporteurs de la CDU/CSU et de Die Linke se prononcent en faveur des décisions annoncées par Olaf Scholz.

Assurer la sécurité, en Allemagne et en Europe

Pour l’Allemagne, l’annonce du 27 février 2022 marque un changement d’époque. Elle constitue une rupture fondamentale des principes de la politique de sécurité et de défense inédite depuis la chute du Mur en 1989, voire la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour un pays qui avait jusqu’alors toujours refusé de livrer des armes à un pays engagé dans une guerre, la décision de fournir des armes à l’Ukraine apparaît comme un changement de doctrine inédit. 

En prenant cette décision, ce pays foncièrement pacifiste depuis quatre-vingt ans accepte de facto de devenir un cobelligérant indirect à la guerre en Ukraine. Le journal de gauche allemand, la TAZ, commente ainsi dans un article qu’il est très probable que, dans les prochains jours, des missiles anti-aériens allemands abattront des avions russes et tueront des soldats russes. C’est une décision douloureuse, mais dont Poutine porte seul la responsabilité. 

En prenant la décision d’armer l’Ukraine et de réarmer l’Allemagne, Olaf Scholz n’a pas seulement rompu avec le pacifisme institutionnalisé du pays. Il a également bafoué les règles non écrites du parlementarisme allemand d’après-guerre : avant d’être annoncé, ce qui est probablement la décision la plus conséquente de l’histoire de la politique de sécurité nationale depuis le réarmement de la République fédérale d’Allemagne (RFA) en 1955 n’avait guère été discuté avec qui que ce soit à l’avance. Ni les instances des  partis politiques de la coalition, ni les groupes parlementaires respectifs au Bundestag n’avaient été consultés. La décision de livrer des armes à l’Ukraine et de participer pleinement aux sanctions européennes contre la Russie ne résulte pas d’une décision du SPD, mais bien d’un processus fermé et soudain entre la chancellerie et le ministère des Finances. Selon le Focus, même les ministres verts des Affaires étrangères et de l’Économie n’avaient pas été mis dans la confidence, ni même consultés. 

Les sociaux-démocrates, les Verts et le pacifisme allemand

Située au cœur de l’Europe, séparée seulement de la Russie par la Pologne, l’Allemagne, de par son histoire et sa puissance économique, exerce une responsabilité particulière vis-à-vis de l’OTAN et de ses voisins de l’est de l’Union européenne (UE). Espérée depuis longtemps par ses partenaires, sa prise de conscience de la nécessité d’opérer une rupture dans sa politique de sécurité semblait inévitable. 

Olaf Scholz n’est pas le premier chancelier du SPD à devenir un leader militaire de circonstances. Presque tous ses prédécesseurs ont été amenés à gouverner contre leur propre parti sur ces questions : ce fut le cas de Willy Brandt et de son Ostpolitik au début des années 1970, d’Helmut Schmidt et de son soutien au déploiement des missiles Pershing 2 contre l’Union soviétique au début des années 1980, ou encore de Gerhard Schröder et de sa participation à la guerre menée par l’OTAN contre la Serbie en 1999.

Cette capacité à penser et à agir contre sa propre famille politique demande respect et reconnaissance. De même que ses prédécesseurs ont su s’en affranchir au nom  de l’intérêt supérieur de la nation, Olaf Scholz doit passer outre les contestations venues de l’intérieur de son camp contre sa nouvelle politique de sécurité. Les sociaux-démocrates et les Verts sont en effet nombreux à rejeter les nouveaux avions de combat coûteux qui ont été annoncés et à contester le principe de la livraison d’armes à l’Ukraine.

Le chef du groupe parlementaire du SPD au Bundestag, Rolf Mützenich, a ainsi exprimé des réserves quant à l’augmentation des dépenses militaires : « Nous fournirons à la Bundeswehr tout ce dont elle a besoin pour sa mission. Mais plus de réarmement ne peut pas être la réponse », a-t-il déclaré au Neue Osnabrücker Zeitung en ajoutant « qu’il serait plus sage de regrouper enfin nos forces militaires en Europe. »

Au sein du SPD, la résistance au programme de modernisation de la Bundeswehr grandit. Jessica Rosenthal, membre du Bundestag de Bonn et présidente des jeunesses socialistes (Jusos), le groupe de travail des seniors “AG 60plus“ rejettent de tels investissements massifs dans la Bundeswehr. Dans une déclaration publiée dans le Süddeutsche Zeitung, ils reconnaissent que l’attaque contre l’Ukraine est un tournant qui crée un état d’urgence. Néanmoins, ce choc ne doit selon eux ni conduire à remettre en cause des composantes essentielles de l’identité social-démocrate, ni justifier une spirale de l’armement aux conséquences mondiales imprévisibles.

Malgré ces critiques, la tradition antimilitariste centenaire du SPD a bien pris fin en ce mois de février 2022. De même, l’Histoire retiendra que la position pacifiste allemande, adoptée au lendemain des crimes nazis, s’est interrompue en raison d’un différend avec la même nation qui l’avait vaincue et libérée en 1945. 

Ne pas abandonner l’Ukraine, l’armer, isoler économiquement la Russie, couper les avoirs des oligarques russes et des ayants droit de Poutine, renforcer la communauté européenne de défense : signe de ce changement  d’époque, l’annonce d’Olaf Scholz a reçu des ovations debout au Bundestag. Elle a reçu l’approbation inconditionnelle de la CDU/CSU, un large soutien dans la population allemande, et un mea culpa d’une partie du mouvement pacifiste et de l’aile auparavant pro-russe de la gauche allemande.

Même les Verts reviennent à présent sur un pacifisme pourtant consubstantiel à leur mouvement, ainsi que l’illustre leur mantra « faire la paix sans armes ». Si la ministre des affaires étrangères, Annalena Baerbock, avait promis au début de son mandat de réfléchir à une politique étrangère alternative, l’avancée des troupes russes en Ukraine réduit chaque jour ses options. Pour autant, les Verts veulent rester attentifs à de possibles dérives du retour du vocabulaire de la puissance militaire dans la vie politique allemande. Aider l’Ukraine dans la situation actuelle est une chose, mais ils ne veulent pas pour autant que la situation débouche sur une remilitarisation de la société allemande. 

Malgré le large consensus qui s’est dégagé au Bundestag, le vice-chancelier vert Robert Habeck a ainsi rappelé au Bundestag que si cette décision était correcte, « personne ne sait aujourd’hui si elle est bonne ». En attendant que l’avenir nous donne sa réponse, il estime qu’il faut être guidés par les principes fondamentaux et les valeurs du pays : la réponse allemande ne peut qu’être solidaire avec la liberté, la démocratie, et avec des peuples qui se battent pour ces principes. S’il reconnaît que ce saut dans l’inconnu pourrait avoir des conséquences pour le peuple allemand, il a assuré que le gouvernement fédéral ferait tout pour les éviter.

L’Europe et l’OTAN : l’Allemagne sans alternative

Face à l’absence d’une armée européenne, l’agression russe en Ukraine et les menaces de Vladimir Poutine montrent bien que la sécurité de l’Allemagne ne peut être aujourd’hui assurée que par l’OTAN. De même, les sanctions économiques prises contre la Russie montrent que l’Union européenne demeure pour l’Allemagne un outil indispensable pour faire valoir ses valeurs et ses intérêts sur la scène internationale, et que l’UE, de par sa puissance économique et financière, doit être considérée comme partie intégrante de l’architecture de la défense et de la sécurité européenne.

Dans cette perspective, la politique étrangère de l’Allemagne ne sera crédible que si elle montre, au-delà de son poids économique et politique au sein de l’UE, qu’elle est prête à assumer de réelles responsabilités militaires au sein de l’OTAN. Après quarante années de guerre froide pendant lesquelles elle a pu compter sur la disponibilité opérationnelle de ses alliés, il est temps pour Berlin de retourner la faveur en devenant un pays leader dans la solidarité et la défense collective du continent européen. 

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