Le Rassemblement national face à son Bad Godesberg : quelle stratégie pour la gauche ?

Le Rassemblement national, même s’il progresse dans les urnes, se trouve aujourd’hui face à des choix stratégiques entre deux orientations, l’une nationale-libérale et l’autre sociale-nationaliste. Comment la gauche pourrait-elle tirer profit de ces hésitations ? À partir des résultats d’une enquête menée par BVA Xsight pour la Fondation, Renaud Large, expert associé à la Fondation, explore les opportunités pour la gauche de regagner du terrain en réinvestissant des thématiques telles que la justice sociale, la sécurité et l’immigration en vue de l’élection présidentielle 2027.

Les premières semaines de la campagne des élections législatives anticipées de juin et juillet 2024 ont été marquées par une dominante dans l’opinion publique : l’intuition d’un accès imminent au pouvoir du Rassemblement national (RN). Les observateurs glosaient déjà sur le futur casting d’un gouvernement dirigé par Jordan Bardella. Et puis, la réalité électorale, notamment celle du front républicain, a déjoué la fascination du pire. Le Rassemblement national demeurait la troisième force politique du pays avec 142 députés (avec ses alliés) et 37,25% des suffrages. Depuis lors, la donne politique a-t-elle structurellement changé ? La parabole des aveugles décrite par Aquilino Morelle1Aquilino Morelle, La parabole des aveugles. Marine Le Pen aux portes de l’Élysée, Paris, Grasset, 2023. s’est-elle subitement dissipée, offrant à la gauche l’occasion de renouer sincèrement avec les catégories populaires ? Rien n’est moins sûr. Lorsqu’on interroge les Français sur la probabilité qu’ils votent pour le Rassemblement national dans le futur, 42% d’entre eux répondent qu’ils pourraient le faire dont 9% pour la première fois2Étude BVA Xsight pour la Fondation Jean-Jaurès, Comprendre les raisons du vote RN : quels leviers pour la gauche ?, août 2024.. La prochaine échéance présidentielle est a priori dans trois ans. On peut se poser la même question qu’avant la dissolution de l’Assemblée nationale : Marine Le Pen peut-elle gagner l’élection présidentielle de 2027 ? Cette prédiction se renforce sous les soubresauts et les frustrations d’un catenaccio politique, fruit des élections législatives, où la nomination d’un Premier ministre n’a pu se faire qu’avec l’aval tacite du Rassemblement national. À l’avenir, on pourrait objecter que 40% des Français déclarent qu’ils n’ont pas voté et ne voteraient jamais pour ce parti, activant, quoiqu’il advienne, ce front républicain efficace contre le RN. Le pari pourrait fonctionner d’autant plus durablement que 67% de ces opposants estiment que c’est un parti d’extrême droite, incompatible avec leurs valeurs3Étude BVA Xsight pour la Fondation Jean-Jaurès, Comprendre les raisons du vote RN : quels leviers pour la gauche ?, août 2024.. Mais, dans cette configuration, la gauche peut-elle progresser électoralement pour composer une majorité alternative ? Peut-elle renforcer un socle politique qui s’est révélé insuffisant lors des dernières élections législatives ? Évidemment non. Mettons de côté l’opposition binaire, à gauche, entre une stratégie consistant à mobiliser un quatrième bloc d’abstentionnistes issus des quartiers populaires ou l’injonction morale à reconquérir une base populaire historique située dans la France rurale et périurbaine. Observons froidement la séquence politique qui vient de se clore. Tentons d’observer les failles stratégiques du Rassemblement national pour comprendre comment les forces de gauche peuvent en tirer parti dans la perspective de l’échéance présidentielle de 2027.

Une tension sur la ligne stratégique du RN : national-libéralisme contre social-nationalisme

Il est presque indigent de le répéter. Néanmoins, le Rassemblement national dispose d’une solide implantation électorale au sein des catégories populaires. Au second tour de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen a recueilli 67% des suffrages des ouvriers et 57% de ceux des salariés ; une progression de 11 points par rapport à 20174Enquête Ipsos-Sopra Steria, Second tour : profil des abstentionnistes et sociologie des électorats, 21-23 avril 2022.. Au premier tour des élections législatives de 2024, 57% des ouvriers et 44% des employés ont voté pour le Rassemblement national5Enquête Ipsos-Talan pour Radio France, France Télévisions, Public Sénat, Élections législatives 2024. Comprendre le vote, 30 juin 2024.. Désormais, on peut observer une très nette progression chez les retraités, les diplômés du supérieur et les cadres, jusque-là plus hostiles au RN. Dans ces trois catégories, Marine Le Pen est passée respectivement de +6, + 12 et +10 points entre les élections présidentielles de 2017 et de 2022. Les retraités représentent 17 millions d’électeurs, 33% des inscrits mais 45% des suffrages exprimés6Ibid.. Seuls 18% des plus de 65 ans votent pour Marine Le Pen, mais ils sont le double (36%) chez les 50-64 ans qui accéderont à la retraite dans les années à venir. Marine Le Pen progresse dans des sociologies historiquement hostiles à son parti, sans perdre le soutien de sa base électorale, devenue au fil du temps granitique. À titre d’exemple, entre 2017 et 2022, d’après le politologue Luc Rouban, la candidate du Rassemblement national a gagné 9 points chez les agents publics7Luc Rouban, Le vote des fonctionnaires à l’élection présidentielles de 2022, vagues 13 et 13bis, Sciences Po Paris, 2022, pp. 1-11..

Ce conglomérat interclassiste que représente désormais le Rassemblement national dispose de lignes de fractures programmatiques. Ces zones de tension sont apparues avec plus de netteté lors de la campagne pour les élections législatives anticipées de juin-juillet 2024. La proximité d’une possible accession au pouvoir a précipité, pour ce parti, la nécessité de sortir d’ambiguïtés idéologiques, savamment entretenues pour des perspectives électorales. Et, selon le célèbre mot du cardinal de Retz, « on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment »8Cardinal de Retz, Mémoires, Paris, Gallimard, 2003.. Par exemple, sur le sujet de réforme des retraites, Jordan Bardella déclarait sur France 2 le 11 juin dernier qu’il abrogerait la réforme des retraites « dans un second temps »9Elsa Conesa et Clément Guillou, « Jordan Bardella revient sur la promesse du RN d’abroger la réforme des retraites s’il parvient au pouvoir », Le Monde, 12 juin 2024. ; puis quelques jours plus tard dans une interview au Parisien, qu’il supprimerait celle-ci « dès l’automne »10Alexandre Sulzer et Quentin Laurent, « Jordan Bardella : « Pour gouverner, j’ai besoin d’une majorité absolue » », Le Parisien, 17 juin 2024.. On peut trouver une cause à cette tergiversation dans les demandes contradictoires entre son électorat populaire « acquis » (67% des ouvriers et 70% des employés jugent le sujet des retraites comme tout à fait prioritaire11Balise d’opinion Ifop #245, Les thèmes prioritaires des Français pour les mois qui viennent, 1er décembre 2023.) et son électorat plus aisé « de conquête » (seulement 40% des cadres jugent le sujet comme « tout à fait prioritaire »). Des constats similaires sont réalisables sur le sujet du pouvoir d’achat et du relèvement des salaires (prioritaire pour 73% des Français). Le bloc populaire considère ce sujet avec la plus grande attention (prioritaire pour 84% des ouvriers et 81% des employés). Chez les cadres et les retraités, il est en revanche jugé bien moins important avec près de 20 points d’écart (prioritaires pour 65% des cadres et 64% des retraités12Balise d’opinion Ifop #245, Les thèmes prioritaires des Français pour les mois qui viennent, 1er décembre 2023.).

Lorsqu’on se penche sur le sujet de la réduction de la dette publique, on observe qu’il génère une inquiétude nette chez les retraités (83%), les cadres (70%), mais nettement moins chez les ouvriers (63%)13Sondage Elabe pour Les Échos et l’Institut Montaigne, Les Français et la dette publique, 1er juin 2023.. De même, c’est un sujet prioritaire pour 40% des retraités mais seulement pour 32% des salariés du secteur public14Balise d’opinion Ifop #245, Les thèmes prioritaires des Français pour les mois qui viennent, 1er décembre 2023.. Une fois encore, les solutions proposées pour réduire la dette publique diffèrent énormément en fonction des composantes de l’électorat hétérogène du RN. Si 72% des ouvriers estiment qu’une contribution exceptionnelle des plus aisés permettra de combler le déficit public, seulement 41% des cadres et 49% des retraités souscrivent à cette idée15Sondage Elabe pour Les Échos et l’Institut Montaigne, Les Français et la dette publique, 1er juin 2023..

Les prochains mois vont se révéler déterminants pour la combinaison électorale du Rassemblement national. Dans la perspective de l’élection présidentielle de 2027, le parti sera mis en demeure de choisir entre deux lignes stratégiques périlleuses. Si l’on osait un parallèle historique avec le mouvement socialiste, nous dirions que le Rassemblement national est face à son congrès de Bad Godesberg, moment crucial où le parti social-démocrate allemand décida, en 1959, d’abandonner la rhétorique marxiste pour se convertir à l’économie de marché. Le dilemme risque d’être identique entre deux voies politiques. La première option, que l’on pourrait nommer « nationale-libérale », consiste à renforcer l’union des droites. Il s’agit ainsi de poursuivre l’absorption de l’électorat et des cadres du parti Reconquête ! en déshérence et de la droite républicaine en s’appuyant sur l’alliance nouée avec Éric Ciotti. Le Rassemblement national poursuit ainsi la conquête entamée des cadres et des milieux économiques, mais surtout des retraités. De cette façon, le parti ne recule pas, au moins dans un premier temps, au sein des catégories populaires fermement arrimées au parti. Néanmoins, et c’est là que le bât blesse, cette stratégie nécessite la poursuite d’un aggiornamento social et économique du Rassemblement national vers des mesures plus libérales. On peut imaginer un renforcement de la politique de l’offre, notamment la baisse de la fiscalité des entreprises, l’accélération de la réduction des dépenses publiques et sociales en maintenant par exemple les réformes précédentes de l’assurance-chômage ou des retraites, l’allègement des mesures onéreuses en faveur du pouvoir d’achat, comme la baisse de la TVA sur les produits de première nécessité ou le carburant, et la revalorisation des salaires. Parallèlement, et notamment afin de conserver le plus longtemps possible le soutien des catégories les plus modestes, le programme pourrait passer par une plaidoirie, dans les arènes européennes, en faveur d’un protectionnisme commercial. Dans cette configuration, le programme régalien devra continuer de représenter un axe politique structurant, avec un arsenal de mesures de lutte contre l’insécurité et l’immigration destiné à maintenir l’adhésion des milieux populaires. Cela peut fonctionner un temps. Mais l’adhésion électorale du bloc populaire finira mécaniquement par s’éroder, face aux reculs sociaux et économiques.

Combien de temps prendra cette désaffection ? C’est l’une des questions les plus importantes, car le temps politique est compté. Il a fallu plusieurs décennies après « le tournant de la rigueur » pour que les catégories populaires décrochent électoralement de la gauche et votent avec conviction pour le Rassemblement national. Le chemin inverse prendra-t-il autant de temps, si l’offre de gauche parvenait à répondre à l’ensemble des attentes des ouvriers et des employés ? On peut penser que ce mouvement électoral tellurique s’inscrit dans le très long terme, qu’il sera sédimentaire et douloureux. Le sociologue Benoît Coquard abonde en ce sens. Il estime ainsi que « la “reconquête” des classes populaires rurales devrait avant tout passer par un bouleversement des dynamiques démographiques »16Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019.. On peut aussi se rassurer en imaginant que la volatilité de l’électorat est plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’était hier, lors de l’abandon de la gauche par les classes populaires.

Quoiqu’il en soit, il est difficile de maintenir indéfiniment le quartier de La Défense et le bassin minier de Lens dans une même coalition électorale, en optant à la fois pour la politique économique de l’offre et de la demande. Le Rassemblement national peut donc choisir une seconde option stratégique, plus conforme à la ligne politique déployée par Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle de 2022. La stratégie « sociale-nationaliste » consisterait à conserver un programme régalien très ferme, notamment en matière de lutte contre l’insécurité et l’immigration. Parallèlement, elle devrait maintenir un fort volant de mesures sociales et de soutien au pouvoir d’achat, avec une introduction parcimonieuse de propositions libérales. Dans cette configuration, son programme économique perdrait rapidement en crédibilité. Il y a fort à parier que la progression du RN chez les cadres et les retraités serait freinée, obérant sa capacité de recrutement d’un personnel d’encadrement politique issus des milieux économiques et administratifs. C’est un choix moins risqué, mais sans doute trop conservateur pour emporter la magistrature suprême ; hypothéquant lourdement l’accès au pouvoir.

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Prendre l’avantage, à gauche, face à l’hésitation stratégique du RN

Nous partons du postulat que pour constituer une majorité politique, la gauche doit reconquérir, au moins en partie, la fraction populaire de l’électorat du Rassemblement national, profitant du doute stratégique qui le traverse. Pour cela, trois axes cumulatifs semblent se dessiner pour atteindre cet objectif : maintenir une ambition forte en matière de justice sociale et de protectionnisme économique, conserver au cœur du programme la lutte contre le racisme, la défense des libertés publiques et de la démocratie, ajuster sa doctrine en matière de lutte contre l’insécurité, mais aussi d’intégration et de régulation des flux migratoires.

L’axe socio-économique de la gauche paraît correspondre, en grande partie, aux attentes des catégories populaires, notamment celles votant aujourd’hui pour le Rassemblement national. La demande de redistribution et de justice sociale y est forte. Ainsi, 63% des ouvriers, 60% des employés et 59% des électeurs RN estiment que « pour établir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres ». Assez logiquement, une écrasante majorité d’électeurs de gauche partage cette conception similaire à celle du RN (78% d’électeurs du Parti socialiste (PS), 79% dans l’électorat Les Écologistes et 84% chez les sympathisants La France insoumise (LFI)/Parti communiste (PCF)). Le protectionnisme économique demeure également une constante des couches les plus modestes et de l’électorat RN. La mondialisation est considérée comme une menace pour la France par 64% des ouvriers, 57% des employés et 80% de l’électorat RN17Étude Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne, Fractures françaises 2023, vague 11, septembre 2023.. Une fois encore, l’électorat de gauche se retrouve sur une position analogue à celle des sympathisants RN (57% chez LFI/PCF, 55% au sein des Écologistes, 53% au PS). Enfin, un consensus se dégage dans l’opinion pour que la gauche parle plus de pouvoir d’achat afin de reconquérir les électeurs du RN (33% des Français, 40% des sympathisants de gauche et 39% des sympathisants RN18Étude BVA Xsight pour la Fondation Jean-Jaurès, Comprendre les raisons du vote RN : quels leviers pour la gauche ?, août 2024.. La lutte en faveur du pouvoir d’achat constituant un axe structurant des programmes de gauche, cette demande indique sans doute une nécessité de mieux prioriser le sujet pour imprimer plus fortement l’opinion. Néanmoins, sans dévier de son programme socio-économique, la gauche est en mesure de coller globalement aux aspirations de l’électorat populaire du RN, sans perdre le socle électoral acquis.

Lorsqu’on interroge les Français sur ce qui pourrait affaiblir le Rassemblement national, l’électorat de gauche paraît très attaché aux libertés publiques, à la lutte contre le racisme et à la défense de la démocratie. Cette dimension représente leur principal moteur d’opposition au Rassemblement national. Les sympathisants de gauche estiment à 41% que le RN est affaibli ou pourrait baisser dans les prochaines années en apparaissant comme « un parti dangereux pour la démocratie » et à 36% par « les propos racistes de certains de ses représentants »19Étude BVA Xsight pour la Fondation Jean-Jaurès, Comprendre les raisons du vote RN : quels leviers pour la gauche ?, août 2024.. Cet angle paraît très peu efficace sur les sympathisants RN. Il ne vise donc pas à conquérir cet électorat, mais plutôt à conforter le socle électoral de gauche.

C’est sur le terrain de la lutte contre l’insécurité, de l’intégration et de la régulation de l’immigration que les demandes de changement de l’électorat populaire du RN sont les plus fortes pour voter, à nouveau, à gauche. Ainsi, les sympathisants RN estiment à 44% que la gauche n’arrive pas à convaincre davantage les catégories populaires car elle ne parle pas assez d’immigration et à 37% car elle ne parle pas suffisamment de sécurité. Ils estiment qu’ils seraient convaincus, avant tout, si la gauche parlait plus de la lutte contre l’insécurité au quotidien (49%) et d’immigration (65%), dans une proportion identique à l’ensemble des Français (43% pour l’insécurité et 40% pour l’immigration).

Pour être viable, la gauche doit apporter sa propre réponse aux questions posées par les problématiques sécuritaires et migratoires ; une réponse fidèle à son histoire et à son identité. Les sujets migratoire et sécuritaire sont polarisants au sein de l’électorat de gauche qui se scinde schématiquement en deux à ce propos20Bassem Asseh, Daniel Szeftel, La gauche et l’immigration. Retour historique, perspectives stratégiques, Fondation Jean-Jaurès, 24 janvier 2024.. Historiquement, la gauche ne dispose pas d’un corpus doctrinal similaire au reste du spectre politique sur l’immigration et le maintien de l’ordre public. Lorsque la gauche agit comme un caméléon politique, en pratiquant le copié-collé d’un programme exogène à sa tradition, la greffe contre-nature est automatiquement rejetée par le corps électoral. Cela se révèlerait mortifère : peinant à reconquérir le vote ouvrier, la gauche s’éloignerait de sa base électorale actuelle.

C’est donc a contrario dans une logique de retour aux sources de la tradition du mouvement ouvrier que la gauche doit repenser son programme régalien. La nation citoyenne, celle qui accueille toutes les cultures et les origines en les unissant autour d’un même contrat patriotique, est née et a grandi à gauche. La gauche a eu historiquement une approche régulationniste de l’immigration, depuis les années 1920 jusqu’au début des années 1980. Les syndicats, dont la CGT en tête, souhaitaient co-diriger l’Office national de l’immigration pour contrôler les régularisations des travailleurs étrangers ; ce qui a été fait à partir de 1945. L’objectif était d’abord de pouvoir intégrer, dignement, par le travail, les immigrés. Ensuite, il s’agissait de ne pas exercer une pression déflationniste sur les salaires par la présence d’une armée de réserve du capital, analysée par Marx21Adélaïde Zulfikarpasic, L’immigration, ce grand tabou (de la gauche), Fondation Jean-Jaurès, 11 avril 2023.. À partir des années 1980, la gauche a emprunté le discours patronal sur l’immigration pour ne plus le quitter. Il s’agirait de faire le chemin inverse pour recoordonner avec cohérence le triptyque partant de l’intégration républicaine pour aller vers l’émancipation sociale et économique au moyen de la souveraineté et de la régulation des flux migratoires. Une formule finalement traditionnelle dans la longue histoire de la gauche, dans laquelle les quarante dernières années font figure de parenthèse libérale.

Par ailleurs, la tradition républicaine de gauche a longtemps vu le maintien de l’ordre public comme un vecteur de justice sociale. En 2021 déjà, le secrétaire national du Parti communiste français, Fabien Roussel, déclarait : « J’ai défendu l’idée que la gauche devait prendre à bras-le-corps les questions d’insécurité qui gangrènent l’existence de tant de villes et quartiers populaires »22Fabien Roussel, « Droit à la sécurité : Fabien Roussel défend « une police nationale de proximité » », L’Humanité, 19 mai 2021.. En 2022, sur Facebook, le député de la Somme François Ruffin indiquait : « Être de gauche, ce n’est pas fermer les yeux là-dessus, au contraire : c’est garantir cette paix à tous les citoyens, ce droit à une intimité, à être chez soi, pas dérangé ». Plus récemment encore, le programme pour les élections législatives de 2024 du Nouveau Front Populaire érige au rang de priorité la sûreté et la sécurité. Il propose d’« assurer la sécurité de la population par le rétablissement de la police de proximité (…), le maintien de l’ensemble des gendarmeries, l’augmentation des effectifs de police judiciaire, technique, scientifique, du renseignement, des unités en charge du narcotrafic, de la délinquance financière, du trafic d’êtres humains et du démantèlement des réseaux mafieux ». Il existe donc une voie, à gauche, pour parler d’intégration et de régulation de l’immigration, de préservation juste de l’ordre public, en conservant une double fidélité à son histoire, à ses valeurs et au mandat des catégories populaires.

L’échéance présidentielle de 2027 se rapproche et, avec elle, un impératif, celui de faire mieux. Faire mieux, c’est d’abord saisir l’opportunité ouverte par un adversaire se plaçant probablement en porte-à-faux historique avec sa base électorale. Faire mieux, c’est ensuite en tirer les conclusions politiques qui s’imposent pour reprendre un fil historique, interrompu par effraction. Faire mieux, c’est enfin laisser le temps nécessaire à l’infusion d’une réponse efficace à cette faille stratégique. La demande est claire, le moment est là, les responsables répondront-ils à l’appel du Kairos ?  Et si, pour une fois, l’Histoire repassait les plats ?

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