Le projet européen du Rassemblement national : ouvrir une ère de conflits avec l’Union européenne

Instruite par son échec de 2017, Marine Le Pen se refuse dans son projet présidentiel à des mesures de sortie sèche de l’appareil communautaire. Selon Sylvain Kahn, docteur en géographie et professeur agrégé d’histoire à Sciences Po, et Théo Verdier, co-directeur de l’Observatoire Europe de la Fondation Jean-Jaurès, son programme propose toutefois aux Français de se lancer dans une série d’affrontements avec l’Union européenne et ses États membres. À l’image de la Hongrie et de la Pologne, la France jouerait les opposants de l’intérieur, prenant le risque de paralyser l’UE.

Essayer de comprendre le projet européen du Rassemblement national, c’est se plonger dans une nébuleuse de propositions dont la finalité reste floue. « Le Frexit n’est pas notre projet », a, d’une part, affirmé Marine Le Pen lors de la conférence de presse consacrée à sa vision en matière de politique étrangère. La candidate du Rassemblement national (RN) dit souhaiter « réformer l’Union européenne de l’intérieur ». D’autre part, son programme présidentiel propose la « création d’une Alliance européenne des Nations qui a vocation à se substituer progressivement à l’Union européenne ». Les contours de ce nouvel objet politique ne sont aucunement décrits. En matière migratoire, juridique ou encore commerciale, les projets du RN permettent toutefois d’en imaginer la silhouette.

La « priorité nationale » ouvre la voie à l’affaiblissement chronique de l’Union européenne par l’un de ses membres fondateurs

L’une des mesures phares de Marine Le Pen consiste à financer son programme par un recours à la préférence nationale en matière de prestations sociales. La « priorité nationale » instituée par un gouvernement aux couleurs du RN serait même autorisée « dans l’accès à l’emploi au secteur privé ». Concrètement, un employeur pourrait instituer une restriction à l’embauche sur la base d’un critère de nationalité, comme l’expliquait récemment Franck Aliso, porte-parole du Rassemblement national1Interview sur France Inter, 14 avril 2022..

Cette mesure s’oppose frontalement à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, rédigée collectivement par tous les États membres et votée sous présidence française de l’UE en 2000. Et ce, à travers son article 21 (« toute discrimination fondée sur la nationalité est interdite ») et son article 15, garantissant pour les citoyens européens la « liberté de chercher un emploi, de travailler, de s’établir […] dans tout État membre ». Marine Le Pen entend inscrire sa proposition dans la Constitution à travers un référendum pour éviter les problématiques juridiques. La France utiliserait alors sa loi fondamentale pour contourner des règles européennes qu’elle a librement consenti à adopter. Ce que le RN nomme un « bouclier constitutionnel ».

Soyons réalistes, notre pays est tout à fait en mesure d’adopter ce type de politique discriminante. Aucun outil contraignant ne permet au sein de l’Union européenne d’en prévenir la mise en place. Toutefois, comment espérer voir l’Union continuer à fonctionner si l’un de ses membres fondateurs fait le tri des règles décidées en commun qu’il entend appliquer ? Le cas des arrêts de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe adressés au gouvernement allemand, mis en avant dans le programme du RN, ne peut servir de précédent à une décision que prendrait unilatéralement l’État français de ne pas respecter un texte qu’il a signé il y a vingt ans.

La stratégie de Marine Le Pen en termes d’immigration ouvre la voie à un scénario noir sur le plan de la politique européenne. Dans le cas plus extrême, le gouvernement français irait au bout de son idée. Il fournirait un blanc-seing aux États souhaitant s’exonérer de toutes autres règles européennes qui iraient à l’encontre de la volonté politique du moment. Ce qui augure d’une phase de faiblesse chronique pour l’Union européenne, qui fonctionne uniquement sur la base des pouvoirs que lui confient les États membres dans le cadre de traités établis en commun et librement ratifiés.

Une atteinte directe aux quatre libertés

Fustigeant en même temps deux registres qui n’ont rien à voir – le supposé manque de contrôle national sur la politique d’immigration et les supposées fraudes commerciales –, Marine Le Pen rétablira des contrôles aux frontières de la France, entravant ainsi la mobilité des capitaux, des marchandises et des personnes. Il s’agit de rétablir une forme de protectionnisme français dans l’UE de façon à éviter aux producteurs basés en France d’être en compétition avec leurs homologues européens. Cela n’est pas dit, mais cela reviendrait à limiter le choix des consommateurs français et, pour leur approvisionnement, des entreprises basées en France.

Sur le plan politique, l’application de ce programme causerait un bras de fer entre le reste de l’Union – ses institutions comme ses États membres – et la France. L’un des résultats les plus probables de cette situation serait que les investissements étrangers venus du reste de l’UE fléchiraient et qu’un nombre significatif d’entreprises envisageraient de déplacer leurs activités hors de France ailleurs en Europe.

En parallèle, la France sera sous le coup de procédures de la Cour de justice de l’Union européenne. Si Marine Le Pen présidente persistait, nous pourrions voir la Cour de Luxembourg infliger à notre pays des amendes très élevées pour le budget de l’État. Ou la Commission européenne proposer de conditionner le versement des fonds européens au respect des traités européens, comme elle le fait pour la Hongrie pour non-respect de l’État de droit. Ce à quoi la France répondrait probablement par une limitation de sa contribution au budget européen, entraînant des mesures de rétorsion de ses partenaires européens. Une France présidée par Marine Le Pen ouvrirait un nouveau front de bataille politique au sein de l’UE au moment où celle-ci témoigne d’une unité remarquable face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Cette solitude et cette incompréhension seraient aggravées par la dénonciation de l’amitié franco-allemande et l’appel au retour aux relations diplomatiques interétatiques qui avaient cours au XIXe siècle, dans l’esprit de ce qui a été annoncé par la candidate dans sa conférence de presse.

La France déjà très endettée susciterait la méfiance sur les marchés : sa note se dégraderait, les taux d’emprunt de sa dette souveraine augmenteraient, le différentiel – le « spread » – avec le reste de la zone euro se creuserait, ce qui pousserait les autres États membres à réagir dans le cadre du Conseil de la zone euro.

Même dans le secteur des services, ce serait défavorable à la France et aux Français. Par exemple, si la candidate rétablit les contrôles illégaux en douane, les hôteliers travailleront moins bien, auront du mal à se fournir en matériaux et en denrées et auront plus de difficultés à attirer la clientèle non française. Or le tourisme et la restauration représentent un secteur clé. Les restrictions à l’immigration accentueront la pénurie de main-d’œuvre sur un marché déjà tendu.

Au total, la croissance française reculerait, l’attractivité de la France reculerait, l’activité manufacturière et hôtelière reculerait. Et, comme avec la priorité nationale, la France renierait des engagements pris librement et volontairement en tant que pays souverain et démocratique. L’Hexagone aurait ainsi la même image et les mêmes difficultés que la Hongrie de Orban et la Pologne du PiS, mais en plus compliqué sur le plan économique : ces deux gouvernements, en effet, contreviennent à l’État de droit, mais pas au marché intérieur.

En définitive, l’application du programme de Marine Le Pen ouvrirait une longue période de conflits avec l’Union et les principaux États membres. Ce qui paralyserait la capacité des institutions européennes à agir dans des domaines où leur action fait consensus, comme le financement de la relance économique post-Covid, la régulation des acteurs du numérique ou encore l’accueil des réfugiés ukrainiens. Et ce, alors que notre pays serait bien moins en mesure de faire face seul aux défis d’un monde globalisé.

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    Interview sur France Inter, 14 avril 2022.

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