Depuis une vingtaine d’années, le football est touché par un mal social, une gentrification à marche forcée. Les classes populaires se sont petit à petit fait chasser des stades, remplacées par les classes moyennes et supérieures aisées, par le « peuple des loges » – une illustration du phénomène plus large analysé par Jérôme Fourquet dans sa note 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession. Les deux animateurs de l’Observatoire du sport de la Fondation formulent des propositions pour retourner la situation.
Le livre Une histoire populaire du football du journaliste Mickaël Correia commence par une citation des supporters du Club africain de Tunis « créé par le pauvre, volé par le riche ». Ces mots sont d’une étonnante réalité à l’heure d’évoquer l’évolution du football professionnel et de mettre en lumière les mutations apparues dans la sociologie du public des enceintes sportives. Depuis une vingtaine d’années, le football, suivi aujourd’hui par plus d’un milliard de personnes sur Terre, pratiqué par des millions de joueuses et de joueurs, admiré par une foule dense et hétéroclite de fans, est touché par un mal social, une gentrification à marche forcée. Les stades sont abandonnés par les catégories populaires, remplacées par les classes moyenne et supérieure aisée. Quant aux clubs, contaminés par l’idéologie de l’argent, ils sont obnubilés par la recherche du profit à court terme, abandonnés à une dérégulation mortifère et un égoïsme roi. Les joueurs se transforment en supports publicitaires, en actifs financiers qu’on s’échange sur un marché de gré à gré, telles des actions achetées et vendues en Bourse. Il s’agit de satisfaire la spéculation mercantile de riches investisseurs, plus intéressés par les dividendes à se partager que par le projet sportif ou l’intégrité physique et psychologique des joueurs.
Où est passé notre football, ce sport populaire pour lequel on se passionnait tous les week-ends, miroir de la société, humain, altruiste et solidaire ? S’il y a sans doute de l’image d’Épinal dans cette description, force est de constater que, depuis quelques décennies, le foot est devenu un business comme un autre, un secteur économique à part entière, marqué par ses objectifs de rentabilité et de profit. Déjà, dans les années 1980 et 1990, l’Olympique de Marseille de Bernard Tapie et le Milan AC de Silvio Berlusconi dépensaient sans compter dans le seul but d’imposer leur suprématie sportive, symbolique et politique. L’économie du football s’est depuis développée, les investissements se sont intensifiés. En 1989, lorsque des rumeurs persistantes envoyaient le meilleur joueur du monde, Diego Maradona, à l’OM, on parlait d’un transfert à 40 millions de francs (environ 9 millions d’euros en 2017). Aujourd’hui, les sommes ont explosé et les indemnités dépassent facilement les 100 millions d’euros. Les élites ont confisqué le football, en ont fait à la fois un marqueur de réussite, un moyen de domination, un outil d’affirmation et de distinction. Le football a en quelque sorte été subtilisé aux fans et offert aux puissants. Il a perdu son âme dans les abîmes du capitalisme moderne et du néolibéralisme triomphant.
Le football est devenu un marché
Comment en est-on arrivé là ? Comment le sport le plus populaire du monde a-t-il pu être ainsi vidé de sa substance et de son essence ? De l’Europe à l’Oural, en passant par le continent africain ou les favelas brésiliennes, partout le football accessible disparaît au profit d’un loisir cher et stigmatisant. Il suffit d’allumer sa télévision, de regarder une rencontre de Ligue 1, notre championnat national, pour constater ce phénomène. Les stades sont à moitié vides, l’ambiance a disparu, au profit d’un calme plat, aseptisé, dépourvu de toute violence et de peur. Aujourd’hui, on vient voir un match comme on assiste à un concert de musique classique, à un opéra ou à un ballet. Chassés des enceintes, les supporters ont été remplacés par une classe aisée, qui regarde silencieusement les joutes hebdomadaires, à la recherche des bénéfices externes du football.
Un simple match du Paris Saint-Germain le confirme. Alors que, jusque dans les années 2000, le Parc des Princes était connu pour être une enceinte spectaculaire peuplée de spectateurs ultra-surchauffés et enthousiastes, désormais le silence règne durant quatre-vingt-dix minutes. En tribune, on ne s’affiche plus derrière le club, son équipe, on vient admirer les dribbles de Neymar, la superstar brésilienne payée 36 millions d’euros par an, on vient célébrer les buts de l’attaquant uruguayen Edinson Cavani ou du milieu argentin Ángel Di María, tous rémunérés plus de 10 millions d’euros chaque saison.
Dès 2011, le club de la capitale a été racheté par un fonds souverain qatari entre 30 et 40 millions d’euros. C’est le début d’un nouveau chapitre. Fini le budget inférieur à 100 millions d’euros et le statut sportif risible et déprimant, la difficile lutte contre la relégation des années 2000. Le club devient un monstre économique. Les nouveaux propriétaires ont injecté plus de 850 millions d’euros en achat de joueurs, rénovations structurelles et investissements conjoncturels. Le PSG a retrouvé sa réputation d’autrefois, celle des Bernard Lama, David Ginola ou Antoine Kombouaré, mais a perdu toute sa crédibilité populaire.
Pour faire face à ces nouvelles dépenses, à la folie des grandeurs des dirigeants qataris, il a fallu gagner, et gagner d’abord de l’argent. En effet, à l’échelle européenne, une nouvelle législation s’est imposée à l’orée des années 2010 : le « fair-play financier ». Cette doctrine, voulue par l’UEFA, a fixé une règle d’or budgétaire : un club de football ne peut pas dépenser plus que ce qu’il a gagné. Ainsi, pour s’offrir Neymar, Cavani, Di María ou Mbappé, le PSG a d’abord dû engranger de l’argent. En quelques années, le Parc des Princes est devenu le stade le plus cher de France. Sur la saison 2017-2018, le tarif le plus élevé de ses abonnements s’affichait à 3 150 euros par an, contre seulement 1 250 euros à Marseille, deuxième au classement de la tarification. Et très loin derrière Amiens, club le plus abordable de France avec un abonnement fixé à 440 euros.
Prix des abonnements en ligue 1, saison 2017-2018 (tarification la plus élevée)
Source : sportune.fr
Et ce n’est pas tout. Une loge dans l’enceinte du PSG se négocie autour de 200 000 euros et jusqu’à 600 000 euros pour la loge Élite ! Dans la nouvelle économie du football, les supporters sont remplacés par une nouvelle élite. Les classes populaires disparaissent et une nouvelle population voit le jour, le « peuple des loges ».
Des enceintes sanctuarisées
Si le stade est un élément structurant du paysage urbain, historiquement il est aussi un lieu de brassage social et culturel. Au début du XXe siècle, en Angleterre, en Italie ou en France, on s’y presse les jours de match pour encourager son équipe. Ouvriers, salariés, chefs d’entreprise, élus, commerçants, tout un petit monde, hétéroclite et masculin, se retrouve au stade. Oh, certes, pas dans la même tribune – même si l’on peut encore se faufiler de l’une à l’autre – mais du moins dans la même enceinte, dans le même espace public, pour vivre la même passion. Unité de temps, unité de lieu, unité d’action : la dramaturgie du football est rassembleuse.
Le stade est alors le miroir et le vecteur d’une société capable de vibrer ensemble, de faire corps, derrière son club, ses joueurs, son équipe nationale. C’est le lieu par excellence où l’on partage avec une foule d’inconnus les mêmes émotions partisanes ; où les victoires et les défaites finissent par écrire un récit commun ; où les exploits sur le terrain – et les échauffourées aux abords – sont l’objet de discussions le lendemain ; où une identité, même fantasmée, se construit dans le lien qui unit l’équipe et son public ; où des solidarités de proximité se tissent entre supporters, tous habitués, tous abonnés. Lieu affectif, mémoriel, social, le stade va évoluer avec l’avènement du football moderne qui place la rentabilité financière au cœur des priorités des propriétaires des clubs.
Une première transformation s’opère dans les années 1990 après les drames du Heysel à Bruxelles le 29 mai 1985 (39 morts, 600 blessés) et de Hillsborough à Sheffield le 15 avril 1989 (96 morts, 766 blessés). Sous la houlette de Margaret Thatcher, alors Première ministre, les autorités se saisissent de ces deux événements pour promulguer un arsenal législatif de type répressif contre le développement de la violence qui va servir de modèle à toute l’Europe. Il s’agit de rénover les stades, de sécuriser les matchs et de prévenir les débordements des hooligans. C’est ainsi que la vidéosurveillance fait son apparition alors que la présence policière et les conditions d’accès au stade sont renforcées. Mais les mesures vont au-delà, elles frappent directement les classes populaires. Ainsi, dans les stades des clubs de première et deuxième divisions, les tribunes debout, les fameuses terraces, le cœur vibrant des supporters des milieux populaires, sont supprimées et remplacées par des gradins munis de sièges. Il n’est dès lors plus possible de voir un match debout. Un air déjà entendu de « classes laborieuses, classes dangereuses » flotte sur le public du football et le club de Liverpool devient le symbole de cette mise au pas en Angleterre. Les tribunes d’Anfield changent, le kop – les tribunes où se regroupent les supporters les plus actifs – est réduit, le confort se renforce, la vision s’améliore mais l’ambiance n’est plus tout à fait la même à mesure que les catégories populaires désertent le stade, voire en sont chassées, comme nous le verrons plus loin.
En Italie, la perspective de l’organisation de la Coupe de monde en 1990 donne aux autorités l’occasion de réduire l’influence des ultras et de contenir leurs débordements. De Rome à Bologne, de Naples à Milan ou à Gênes, les principaux stades du pays sont ainsi rénovés dans l’objectif de limiter l’accès des ultras, ces supporters les plus fervents dont une bonne partie est issue de milieux populaires : on installe des places assises et numérotées dans les curve, on instaure des parcages pour les supporters visiteurs, on érige des grilles de séparation et des vitres en plexiglas autour de la pelouse. Comme l’indique Mickaël Correia, les enceintes du football sont désormais « sanctuarisées ». En 2015, c’est au nom d’un « motif de sécurité » – mais en l’absence d’antécédents justifiant une telle mesure – que le préfet de Rome décide, au Stade olympique, de séparer les curve nord et sud, les secteurs des tifosi (supporters) biancocelesti et giallorossi les plus actifs, en érigeant des barrières au milieu des escaliers. Toutes ces rénovations de stade se doublent d’une succession de mesures juridiques et administratives, prises notamment sous l’ère Berlusconi (durcissement des conditions d’accès au stade, loi antiviolence de 2005, carte du supporter en 2009…) en vue de décourager la présence des supporters les plus actifs.
En France, le drame de Furiani à Bastia le 5 mai 1992 (18 morts et 2 357 blessés) est à l’origine de la loi Bredin du 13 juillet 1992. Elle porte diverses dispositions relatives à la prévention et à la sécurité des manifestations sportives. Les violences diminuent, mais elles ne cessent pas et conduisent à un renforcement de l’arsenal répressif avec les nouvelles dispositions de la loi Alliot-Marie, ministre des Sports, du 6 décembre 1993. L’interdiction administrative de stade (IAS) et la possibilité de dissoudre les associations complètent ces mesures.
À l’échelle de l’Union européenne, diverses recommandations et résolutions sont également prises dès 1996, comme le contrôle nominatif des supporters ou le développement de la télésurveillance, pour lutter contre la violence et pour la sécurité des manifestations sportives. Le stade se morcelle. Les documents de la Fédération internationale de football association (Fifa) précisent dorénavant que, pour accueillir des matchs de la Coupe du monde, un stade doit comporter au moins quatre secteurs distincts avec chacun sa propre entrée. Cela va de pair avec la volonté d’établir un code des bonnes manières au stade, et de sanctionner lourdement toutes les déviances. Aux rénovations nécessaires, aux mesures de sécurité légitimes se sont ajoutées des mesures qui ont ciblé les supporters les plus modestes, les plus bruyants, les moins contrôlables.
Aux premières loges
Cette politique de « sécurisation » des matchs de football accompagne un changement de modèle économique. Les stades se transforment en même temps que les usages sociaux qui en sont faits. Le prix des abonnements ne cesse de croître – et relègue définitivement les classes ouvrières. Les revenus issus des droits de télévision, quant à eux, explosent. Mais ils sont insuffisants. Il s’agit à présent de capter de nouveaux publics pour engranger de nouveaux profits par un investissement massif dans des innovations architecturales et technologiques afin de faire bondir « les hospitalités » (l’accueil extrasportif dans un stade : restauration, conciergerie, etc.) et de satisfaire une clientèle VIP. Cette dernière devient la cible privilégiée de la nouvelle économie du football qui se constitue à l’échelle européenne, voire mondiale, avec l’explosion des droits de retransmission télévisée, l’essor de chaînes sportives payantes ou l’arrêt Bosman. Dans les années 2000, l’Angleterre, puis l’Allemagne et la France rénovent ainsi leurs enceintes pour se conformer aux nouveaux préceptes financiers.
« On dit souvent que 20 % des places du stade rapportent 80 % des revenus, et sur la partie +match day+, ce sont les places en hospitalité qui rapportent le plus », explique à l’AFP Olivier Monna, responsable de la formation stadium manager au centre de droit et d’économie du sport (CDES) de l’Université de Limoges. À Paris, leur capacité est ainsi passée de 1 500 à 4 642 sièges, si bien qu’elles représentent désormais 10 % de la capacité du stade et 50 % des recettes de billetterie – soit près de 50 millions d’euros par an.
Le nouveau stade offre ainsi des prestations générales de meilleure qualité (accueil, visibilité, services, produits dérivés mis en avant), prévoit des espaces VIP mais surtout des « loges » réservées à des « clients » fortunés ou à des « invités » influents. Elles forment des espaces privatisés, dont l’accès est limité aux rares personnes munies d’un sésame qui n’est pas accessible à la vente. On y accède par des entrées particulières, accueilli par un personnel en costume qui propose de profiter de nombreux services mis à disposition, en dégustant des amuse-bouches et en buvant du champagne. Au Parc des Princes, le carré VIP, au centre des tribunes, compte les 242 invités de marque de Nasser al-Khelaïfi, le président du PSG. Contrairement au cas des 4 400 autres places VIP du stade, auxquelles tout le monde peut accéder en payant cher (voire très cher), ces sièges ne sont pas commercialisés. On y est convié par le seul fait du « prince Nasser ». Dans le carré VIP, une tenue correcte est exigée : les écharpes bariolées, les maillots floqués du club ou les cornes de brume sont proscrits. « On n’est pas là pour s’amuser, mais pour réseauter entre gens du même monde. » Avec les loges, l’espace public s’émiette, l’espace communautaire s’impose.
Dès lors, aller au stade devient politique. On vient se montrer, se donner une image. Même les plus féroces adversaires du « foot business », tel le député de Marseille Jean-Luc Mélenchon, de La France insoumise, renient leurs déclarations contre le ballon rond pour s’afficher dans ces enceintes, s’offrant un vernis populaire et se délectant d’une médiatisation assurée. La mixité recule, le « peuple des loges » ne se mêle pas à la foule, préférant picorer le spectacle dans des tribunes présidentielles ultra-sécurisées, déconnectées du reste de l’enceinte. Pour les VIP d’un jour, le match devient une toile de fond à des discussions professionnelles ou personnelles, à des opérations de business, sans lien avec ce qui se passe sur le terrain. Les loges, si importantes pour le standing, l’image et l’économie des clubs, rompent ainsi avec la dramaturgie du football et dérogent à la règle des trois unités : elles sont construites dans le stade, mais à part ; les invités y sont conviés plus tôt et en repartent plus tard que le reste des spectateurs ; le match n’y est pas la scène de jeu principale. Le stade n’est plus le lieu pour se retrouver, soutenir et partager mais pour se distinguer, se divertir et vivre une expérience.
De manière plus ou moins consciente, plus ou moins volontaire, les membres de la classe très supérieure qui forment le peuple des loges se coupent ainsi du reste du public et construisent un entre-soi social et culturel confortable. En extrapolant, on pourrait dire qu’ils ne se sentent plus liés par un destin commun à ceux qui les entourent et refusent de partager avec eux des émotions, des histoires, des mémoires. Ils reconstituent au stade la France d’en haut. Le peuple des loges n’est-il pas en effet le reflet d’une société dans laquelle la classe très aisée fait sécession ? Jérôme Fourquet a parfaitement montré que les occasions de contact et les interactions entre les catégories supérieures et le reste de la population sont de moins en moins nombreuses. Le stade n’échappe pas à cette tendance générale : il l’incarne. Au final, c’est bien la cohésion de la société française qui est mise à mal aujourd’hui par un processus de séparatisme social qui concerne toute une partie de la frange supérieure de la société et que l’on constate les soirs de match.
La gentrification des tribunes
La classe populaire disparaît petit à petit des stades. Les supporters les plus véhéments et expressifs sont tout simplement interdits de déplacement, sous couvert d’impératifs sécuritaires justifiés par une sémantique répressive. Quant aux autres, celles et ceux qui ont réussi à économiser suffisamment pour s’offrir un abonnement au Parc, par exemple, ils revendent leur place sur un marché secondaire comme pour le match PSG-Real Madrid, en huitième de finale de Ligue des champions le 6 mars 2018, où les tarifs se négociaient jusqu’à 7 300 euros. « On préfère vendre une place pour pouvoir se payer un abonnement entier. » Voilà où nous en sommes. Le football populaire est dénaturé, oublié. Qui aurait cru, il y a quelques années, que des supporters seraient prêts à vendre leur place dans le seul objectif de s’offrir un abonnement ? Le déclassement et la tristesse sociale sont-ils si importants que les fans en soient réduits à de telles extrémités ?
Malheureusement, ce phénomène n’est pas propre à Paris. Partout, on assiste à une transformation sociale du football. Les grands stades deviennent des enceintes de spectacles bourgeois, sans âme ni ferveur. En France, la tarification – marseillaise au Vélodrome, lyonnaise au Groupama Stadium ou bordelaise au Matmut Atlantique – explose. Avec un prix moyen qui augmente continuellement de 7 % à chaque saison depuis 2010, l’affluence faiblit et les stades se vident. En Ligue 1, la fréquentation moyenne n’est que de 22 254 personnes, quasiment autant qu’en 2001, après l’engouement suscité par les victoires de l’équipe de France au Mondial et à l’Euro. Pis, les taux d’affluence sont faméliques, inférieurs à 65 % en moyenne, très loin des standards européens, dépassant assez régulièrement les 80 % en Angleterre ou en Allemagne. Le peuple ne va plus au stade, il est remplacé par des spectateurs fortunés et occasionnels.
Taux d’affluence, ligue 1 saison 2017-2018
Source : lfp.fr
D’après l’économiste Pascal Perri, le constat est simple : « Le football professionnel français est entré dans une nouvelle ère. Les contraintes économiques et la concurrence internationale ont obligé les clubs à trouver des sources de revenus alternatives et les dirigeants se sont précisément tournés vers les recettes de billetterie. […] Il faut à présent maximiser ses fonds et dégager des gains incontournables. […] La nouvelle politique ouvre le champ à un développement multidirectionnel sur le long terme. » Mais à quel prix ? En cherchant à bonifier ses recettes, à optimiser son prix avant le spectacle, avant le jeu, avant le sport, on tue dans l’œuf la ferveur populaire et on abandonne les supporters.
Après l’Euro 2016, qui a eu lieu en France, la plupart des spécialistes prédisaient une croissance exponentielle de l’affluence, notamment grâce à l’effet de mode de la compétition et du football. La hausse a été inexistante. Il y a seulement eu substitution. Une nouvelle population est apparue dans les stades, celle que les fans historiques aiment à appeler « footix ». C’est un parent pauvre du peuple des loges qui comme lui ne connaît pas l’histoire de son club et ne vient que pour admirer les stars individualisées. Les footix n’applaudissent pas leur équipe, mais les joueurs. Le football, sport collectif le plus individualiste : la maxime est malheureusement d’actualité. Sociologiquement, le constat est le même. Une simple étude de terrain, au Parc des Princes ou au Vélodrome, permet d’observer la gentrification. Le public affiche ses similitudes et ses accointances avec la classe moyenne, la classe supérieure, la classe aisée. Les fans issus des classes précaires et prolétariennes, ceux qui vivent par et pour le football, ont disparu. On ne vient plus au stade comme on viendrait au spectacle, on vient au stade comme on va à l’opéra.
Où sont passés les gens ?
Ce phénomène n’est pas unique en Europe, et la France n’est pas à l’avant-garde dans ce domaine. Dès les années 1990, comme nous l’avons indiqué, c’est la Grande-Bretagne qui a été le premier théâtre de cette gentrification, l’épicentre du remplacement social et de l’accaparement des élites. Le hooliganisme était un problème préoccupant dans le pays. Régulièrement, de violents affrontements entre supporters avaient lieu sur le stade et en dehors. Le match opposant les Reds de Liverpool à Nottingham Forest en a été le point d’orgue, aboutissant au drame de Hillsborough. Le 15 avril 1989, le tragique mouvement de foule provoque la mort de 96 supporters de Liverpool, dont 39 âgés de moins de vingt ans. Cet événement est demeuré dans l’inconscient collectif britannique. Passé l’émotion, toute une partie de la population, avec la complicité de la presse, a accusé les « hordes de hooligans et les fans enragés ». Alors même qu’un rapport parlementaire accusait les forces de l’ordre de négligence, le gouvernement a acté un plan d’action pour assainir les stades et s’assurer que les débordements n’y soient plus possibles. De quelle manière ? Par le pouvoir de l’argent. On a gentrifié pour mieux pacifier. Avec la création en 1992 de la puissante Premier League et l’organisation de l’Euro de 1996, l’Angleterre a entamé un processus de hausse considérable des prix des billets. L’idée était que les supporters violents ne pouvaient être qu’originaires des classes précaires et qu’il fallait leur barrer économiquement l’entrée des stades. Entre 1990 et 2011, notamment, le coût des places les moins onéreuses à Manchester United et Liverpool a respectivement augmenté de 454 % et de 1 108 %. Le prix moyen d’un billet pour un match de première division britannique est passé de 4 livres sterling, en 1990, à 35 en 2012. Idem côté abonnement, où les prix ont explosé, jusqu’à 2 542 euros, soit une tarification quatre fois plus élevée que dans le reste de l’Europe.
Abonnement le plus élevé en Premier League, saison 2016-2017
Source : sportune.fr
D’après Mickaël Correia, « cela permet aux clubs […] d’écarter des gradins des supporters issus des milieux populaires, augurant un scénario à l’américaine où les stades réunissent les classes solvables et où les classes populaires regardent le sport à la télévision ». Pour la saison 2017-2018, par exemple, le club londonien Tottenham a indiqué que les prix des abonnements dans son nouveau stade ultramoderne s’échelonneraient de 900 à 2 500 euros, record historique. Voilà où va le football. Il fait fuir toute une partie de la population. Nous nous retrouvons comme dans le film de Ken Loach de 2009, Looking for Eric, où toute une partie des fans des Red Devils, à Manchester, en sont réduits à regarder les matchs au pub, à cause de problèmes financiers et du coût d’entrée astronomique à Old Trafford. « C’est simple, il n’y a plus d’ambiance dans le stade. Où est passé le peuple, où sont passés les gens ? », répète inlassablement l’un des protagonistes du film.
Des droits TV prohibitifs
Nous voici à présent face à un paradoxe. Le prix des places explose, on invite les gens à rester chez eux et à regarder les matchs à la télévision. Mais les abonnements aux chaînes payantes s’avèrent coûteux. Avec l’arrivé de la concurrence, en France, il faudra débourser 70 euros pour pouvoir s’offrir Canal+, Bein Sports et la nouvelle chaîne RMC Sport, la remplaçante de SFR. En Angleterre, l’explosion des droits a conduit à une inflation galopante du prix des abonnements. Avec des droits de retransmission évalués à plus de 2 milliards en Grande-Bretagne, autour de 1 milliard en Espagne, en Italie et en Allemagne et 748 millions d’euros en France, il faut bien rentabiliser les investissements des chaînes de télé… Le football a été privatisé, spolié, ravagé, dépouillé, confisqué.
Prix maximum mensuel pour regarder du football à la télévision, saison 2018-2019
Source : recherche personnelle des auteurs.
Il faut agir, et rapidement
Existe-t-il des moyens de contrer ce processus et d’assurer l’équilibre social et l’égalitarisme dans le football ? Si l’argent a perverti l’âme de notre sport chéri, peut-être peut-il aussi favoriser un idéal, un humanisme ? En réalité, les solutions sont nombreuses. Elles sont toutes présentées dans notre livre Le foot va-t-il exploser ?. Il y a tant d’argent dans ce sport, tant d’échanges, de commerce, de marchandages. Pourquoi ne pas favoriser la redistribution, l’équité, l’aide, la solidarité ? Pourquoi ne pas donner plus à ceux qui ont peu en prenant à ceux qui ont déjà tout ? Le plafonnement des salaires des footballeurs, la mise en place d’une contribution Coubertobin ou une taxe sur le luxe, sur les dépenses fastueuses, permettraient de rééquilibrer quelque peu le système. Sans entraver le marché ni instaurer une idéologie extrémiste, on créerait une cohésion et une fraternité entre tous les acteurs, du sportif au supporter. Ce dernier bénéficierait d’une redistribution des formidables mannes économiques du foot, et il en résulterait une réduction du prix de son ticket d’entrée. Ce serait un deal gagnant-gagnant.
Les solutions
- Recréer l’ambiance et la ferveur dans les stades par une réduction du prix des places, financée par des contributions élargies. Les classes populaires doivent retrouver leur place dans les tribunes. On favoriserait ainsi le développement du sport et sa pérennisation économique. Qui dit affluence accrue, dit ressources économiques plus importantes et meilleurs investissements.
- Dialoguer et négocier avec les supporters et leurs associations. C’est une condition indispensable. Il n’est pas normal que les organigrammes des clubs n’incluent pas un seul représentant. C’est avant tout l’image du football et des clubs qui est en jeu. Il faut que l’ambiance soit bonne dans le stade pour attirer les spectateurs. Il est donc très important de bien s’entendre avec les différents groupes de supporters.
- Bouleverser la billetterie. Actuellement, lors d’une mise en vente, le prix des places est fixe. Les tarifs ne peuvent évoluer qu’a posteriori, sur un marché secondaire, officiel ou officieux. Les dirigeants, s’ils veulent booster leurs recettes sans externalités négatives, doivent développer le yield management (la tarification en temps réel). Le prix des places évoluerait alors instantanément en fonction du niveau de l’offre et de la demande grâce à un algorithme. Des matchs ennuyeux sans enjeu verraient leur tarif diminuer et des matchs intenses et prestigieux auraient une tarification plus élevée. Le fort coût des uns compenserait le faible coût des autres.
Nous souhaitons étudier, étayer et porter toutes ces propositions. Tous les acteurs, politiques, économiques, associatifs, sportifs, sociaux doivent participer à notre discussion. Il faut rendre le football plus juste et plus responsable, remédier à la folie libérale et égoïste qui s’en est emparée et rendre aux supporters la place qui leur revient, une place importante. Il faut faire en sorte que le « peuple des loges » ne prenne pas le pas sur les véritables fans de football.