Le parti de la gauche radicale allemande en voie d’implosion

Miné par ses contradictions internes et par l’émergence d’un courant nationaliste en son sein, le parti de la gauche radicale en Allemagne, Die Linke, est en train de se déchirer. Conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, Ernst Stetter analyse dans cette note les ressorts d’une crise qui aura des répercussions sur l’ensemble du paysage politique allemand.

Le parti de la gauche radicale en Allemagne, Die Linke, est en train de se déchirer. Depuis longtemps, Sahra Wagenknecht, figure emblématique du parti, attend le moment opportun pour fonder un nouveau parti de gauche orienté vers une approche plus nationaliste. Cette scission est maintenant pratiquement faite, et le parti est complètement brisé. Les deux coprésidents du groupe parlementaire ont annoncé qu’ils ne se présenteraient pas pour une éventuelle réélection. D’autres ont indiqué qu’ils quitteraient le parti et suivraient Sahra Wagenknecht si elle créait une nouvelle formation politique. Elle-même a été invitée par les deux présidents de Die Linke à démissionner de son mandat du Bundestag et à quitter le parti, ce qu’elle a jusqu’à présent refusé.

Il ne manque plus que la scission soit formalisée, le dernier pas d’un processus qui dure depuis des années. Lors des dernières élections fédérales de 2021, c’est de justesse que le parti avait gardé son statut de groupe parlementaire au Bundestag. Depuis lors, le nouveau leadership, rajeuni, n’arrive pas à convaincre. Le parti cherche un renouvellement, mais sans succès jusqu’à présent. Il stagne autour de 4% des intentions de vote selon les derniers sondages. Un tel résultat aux prochaines élections fédérales les priverait purement et simplement d’une représentation au Bundestag.

Vers une nouvelle gauche en Allemagne

Parallèlement, Sahra Wagenknecht gagne actuellement en popularité en plaidant pour une « politique sociale nationale », délestée de l’esprit cosmopolite des anciens communistes et d’une certaine rhétorique de défense des droits de l’homme. Un sondage actuel de l’institut INSA et publié par le tabloïd Bild la désigne comme la troisième personnalité politique allemande la plus populaire. 

Elle a pourtant de nombreux ennemis au sein-même de son propre parti, notamment en raison de ses critiques sévères contre une gauche trop « urbaine, diversifiée, cosmopolite et individualiste ». Elle veut plutôt représenter ceux qui ont été négligés par les politiques et qui appartiennent aux couches défavorisées de la société, et les victimes d’une mondialisation qui ne fait qu’accentuer les inégalités et aggraver les phénomènes migratoires. Ce positionnement  à la fois social et nationaliste pourrait permettre à Sahra Wagenknecht de prendre de nombreuses voix à l’AfD, le parti d’extrême droite. Plusieurs instituts de sondage calculent qu’un nouveau parti dirigé par Sahra Wagenknecht pourrait peser jusqu’à 19% des voix aux prochaines élections fédérales.

Selon les sondages des instituts Forsa et Kantar publiés en août 2023, le choix d’un parti mené par Sahra Wagenknecht serait ainsi le plus envisageable pour les partisans de la gauche, mais aussi pour ceux de l’AfD. Parmi les partisans de gauche, 22% en sont sûrs et voteraient « certainement » pour un parti dirigé par Sahra Wagenknecht. 38% ont déclaré qu’ils envisageraient au moins cette possibilité. Pour la gauche, de tels scores pourraient signifier la fin de sa présence au Bundestag.

À l’opposé du spectre politique, 5% des sympathisants de l’AfD passeraient immédiatement dans le camp de Sahra Wagenknecht, et près de la moitié (48%) pourraient imaginer le faire. De même, près de 19% des électeurs du FDP et 15% des électeurs du SPD n’excluraient pas complètement une telle réorientation politique.

Les élections européennes de 2024 pourraient constituer un premier test. Si un nouveau parti réussissait un bon score lors du prochain scrutin européen, l’hypothèse d’une candidature aux élections fédérales de 2026 deviendrait alors très probable. Il faut cependant en avoir conscience : un tel scénario signifierait également que la gauche disparaîtrait du paysage politique allemand.

Le constat d’échec de Die Linke

Cette implosion vient de loin. Le parti qui s’appelle aujourd’hui Die Linke est en réalité une fusion de plusieurs éléments de gauche en Allemagne, initialement apparu comme le parti successeur du SED, le parti socialiste unifié de la RDA. Après la réunification en 1989, le parti était un lieu de rassemblement pour les anciens cadres et fonctionnaires de la RDA effondrée. En outre, pour de nombreuses personnes en Allemagne de l’Est, le parti représentait un certain havre de sécurité. Même si ces personnes se félicitaient de la fin de la dictature en RDA, leurs perspectives de carrière étaient pour le moins incertaines. Le PDS, comme s’appelait autrefois Die Linke, était un point de rencontre social où ils se sentaient parmi les leurs. Grâce à Gregor Gysi, à sa rhétorique brillante et à sa présence médiatique, notamment dans les différents talkshows télévisés, ce parti de gauche issu de l’ex-RDA a pu reconquérir une certaine importance politique au niveau fédéral.

Cependant, le parti n’a acquis une importance politique nationale que lorsqu’il a fusionné avec les membres frustrés du SPD, réunis autour de la figure d’Oskar Lafontaine. À la suite de la très critiquée politique de réforme du marché du travail du chancelier fédéral Gerhard Schröder, beaucoup de militants et d’élus ont quitté le SPD et la majorité d’entre eux ont rejoint un mouvement protestataire ouest-allemand, le WASG. Par la suite, en 2007, le PDS a fusionné avec le WASG, prenant alors le nom Die Linke, avec Oskar Lafontaine et Gregor Gysi comme, respectivement, président et dirigeant.

Grâce à la popularité de ces deux personnalités, Die Linke a pu réussir à s’installer dans le paysage politique allemand, en se stabilisant autour de 10% des votes jusqu’aux dernières élections fédérales en 2021. Ainsi, Dietmar Bartsch, un homme politique allemand respecté autant au sein de la classe politique que dans l’opinion publique, dirige depuis de nombreuses années le groupe parlementaire au Bundestag. Pour autant, Die Linke n’a jamais réussi à devenir une véritable force politique ailleurs qu’en Allemagne de l’Est. 

La tentation d’une gauche nationaliste

Le parti connaît depuis quelques années un changement de direction, au sens propre comme figuré. Depuis 2015, Sahra Wagenknecht s’est affirmée au niveau fédéral, surpassant les anciens dirigeants du parti. Gregor Gysi a renoncé à la présidence du parti en raison de son âge avancé, tandis qu’Oskar Lafontaine, cofondateur et ancien président du Parti de gauche, a pris la décision de se retirer du parti. Lors de l’annonce de son départ en mars 2022, il a regretté que Die Linke ne représente plus une alternative crédible face à la politique du gouvernement et à ses conséquences sur l’insécurité sociale et les inégalités. 

On peut soupçonner que, en affirmant que le parti avait abandonné cette ligne, Oskar Lafontaine, qui se trouve être marié à Sahra Wagenknecht, cherchait ici à préparer le terrain pour l’avenir politique de sa femme. En effet, face à une nouvelle direction, incarnée par Janine Wissler et Martin Schirdewan, qui n’a pas réussi à convaincre les électeurs de gauche de l’Est de l’Allemagne partis chez l’extrême droite, « l’aile Wagenknecht » prône précisément la reconquête des déçus de la gauche.

Sahra Wagenknecht, issue du mouvement communiste, est en effet une figure de proue de l’aile gauche du parti. Depuis 2018, elle a cependant radicalement modifié son approche. Pour répondre à la crise migratoire en Allemagne et en s’inspirant ouvertement du mouvement français des « gilets jaunes », elle a ainsi tenté de lancer un mouvement populiste et de rassembler la gauche dispersée sous le sigle « Aufstehen » (« Levez-vous »). Ce projet n’a pas abouti et a rapidement été considéré comme un échec total.

Aujourd’hui, les divergences entre Die Linke et Sahra Wagenknecht se sont creusées. Le parti promeut le sauvetage en mer des migrants, fait preuve de compréhension pour les actions spectaculaires des activistes écologistes et célèbre l’idéologie « woke » des jeunes urbains. De son côté, Sahra Wagenknecht, de même que la majorité des membres du parti, rejette toutes ces positions et poursuit une stratégie de conservatisme de gauche : si sur les plans économique et socio-politique les différences avec son parti actuel sont minimes, un parti dirigé par Sahra Wagenknecht opterait cependant pour une ligne résolument contestataire, avec un message populiste qu’on pourrait résumer par : « Nous en bas contre ceux d’en haut ».

Comme de nombreuses autres forces d’extrême gauche en Europe, Sahra Wagenknecht affiche un discours naïf et inquiétant sur la guerre d’agression russe contre l’Ukraine. Elle critique clairement Kiev, et affirme avec verve et contre toute évidence que l’OTAN partage la responsabilité de l’escalade militaire. 

Sur le plan culturel, son attitude est assez conservatrice, et ses positions sur la politique migratoire ou l’enjeu climatique sont en réalité proches de la CDU/CSU. En conséquence, elle se positionne comme la principale opposante des Verts. Le SPD est de son côté embarrassé par le positionnement hybride de Sahra Wagenknecht, cherche à trouver un équilibre entre l’orientation plus sociale qu’elle propose et une politique climatique et migratoire plus nuancée et progressiste à laquelle les militants du parti social-démocrate sont attachés.

De son côté, le départ de Sahra Wagenknecht pourrait en réalité constituer une opportunité pour Die Linke : les ambiguïtés idéologiques et les contradictions politiques substantielles incarnées par la présence de Sahra Wagenknecht au sein du parti disparaîtront avec elle, et Die Linke, délesté de son aile radicale, pourrait alors se présenter comme le parti de gauche moderne et progressiste. La question est de savoir si cette clarification suffira à arrêter le déclin électoral du mouvement.

Face à Sahra Wagenknecht, les réticences d’un pays vacciné contre la personnalisation de la politique

S’il devait voir le jour, ce nouveau parti entrerait en concurrence directe avec l’AfD. Pour y parvenir, il ne lui faudra pas simplement chercher à séduire parmi les électeurs déçus par la politique. Il lui faudra présenter un programme politique, économique et social capable d’incarner une véritable alternative politique, à l’image de ce qu’ont pu représenter les Verts dans les années 1980, et même Die Linke dans les années 2000. Cette question de l’identité politique du mouvement n’est pas anodine : dans un pays définitivement vacciné contre le culte de la personnalité politique, le premier défi de ce nouveau parti mené par Sahra Wagenknecht sera de gommer l’impression qu’il donne d’être d’abord et avant tout un outil au service de la carrière de sa seule dirigeante. 

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