Le nécessaire retour en grâce de l’impôt pour faire face à l’urgence écologique et lutter contre les inégalités

Suite aux annonces du président de la République de baisser les impôts à hauteur de 2 milliards d’euros pour les classes moyennes et au lancement par Bercy de la plateforme En avoir pour mes impôts, la question du consentement des Français à l’impôt est de nouveau au-devant de la scène dans le contexte de l’inflation et de la dégradation des services publics. Pour Simon-Pierre Sengayrac, consultant en finances publiques, il faut renforcer la progressivité de l’impôt. À travers sept propositions, il préconise de faire de l’impôt un levier pour financer la transition écologique et résorber les inégalités sociales.

La cause est entendue. L’impôt est néfaste pour l’économie, pour la société et pour l’individu. Il réduit le pouvoir d’achat des Français, réduit la rentabilité et la compétitivité des entreprises, et pire encore, finance la gabegie de l’État. Il faut y échapper, s’en libérer, les supprimer. De Donald Trump, qui affirmait que ne pas payer d’impôt était une preuve de son intelligence, à Emmanuel Macron, pour qui la taxe à 75% souhaitée par François Hollande faisait de la France « Cuba sans le soleil », notre perception collective de l’impôt est devenue négative par principe. 70% des Français se disent aujourd’hui insatisfaits du système fiscal : ils le jugent insuffisamment équitable, et considèrent qu’ils payent trop d’impôts1« Les Français et les prélèvements fiscaux et sociaux », Harris Interactive pour le Conseil des prélèvements obligatoires, 2021..

Aidés par la mondialisation et progressivement par la numérisation de l’économie, les entreprises et les plus fortunés s’organisent pour y échapper, dans un contexte de concurrence fiscale entre États : la mobilité des capitaux, et dans une moindre mesure celles de personnes, crée une dichotomie entre espace économique et espace fiscal2Selon les termes de Michel Bouvier, professeur émérite de droit public à l’Université Panthéon-Sorbonne.. La nouvelle tendance des influenceurs résidant à Dubaï pour échapper à la fiscalité française montre que ce phénomène transcende les classes d’âge, les classes sociales et les activités économiques.

Benjamin Franklin affirmait en 1789 qu’« en ce monde rien n’est certain hormis la mort et l’impôt », mais il semble aujourd’hui que cette seconde certitude soit remise en question. On observe en effet une tendance à la baisse des impôts depuis une cinquantaine d’années, accélérée depuis l’élection d’Emmanuel Macron. La réduction du taux d’impôt sur les sociétés ou encore l’allègement de la fiscalité du capital sont en ce sens emblématiques. 

Or, la fiscalité est une réponse centrale aux deux principaux enjeux du XXIe siècle : l’urgence écologique et la lutte contre les inégalités.

La tendance à la moins-disance fiscale est incompatible avec le mur des besoins d’investissements que réclame la transition écologique. Les efforts d’atténuation de l’empreinte carbone nécessitent entre plusieurs dizaines et plusieurs centaines de milliards d’euros d’investissements par an dans un large spectre de secteurs (transports, bâtiments, industrie, agriculture, énergie, etc.)3Plusieurs études présentées ci-après dans la note chiffrent les besoins en matière d’investissement pour financer la transition bas-carbone du pays : la Stratégie nationale bas-carbone du ministère de la Transition écologique, l’ADEME, l’I4CE, Rexecode, ainsi que l’Institut Rousseau.. Il est par ailleurs indispensable d’adapter nos infrastructures et lieux de vie à un monde à +2° voire +4°, ce qui là encore a un coût conséquent. Cette exigence doit être réalisée alors qu’il est inconcevable de rogner par ailleurs sur les autres pans de l’action publique (santé, éducation, défense, dépendance, innovation, etc.).

Plus encore, la remise en question des prélèvements obligatoires fragilise la justice sociale. D’abord parce qu’ils sont la première source de financement des services publics, dont la grande majorité sont le socle de notre cohésion sociale : école gratuite pour tous, accès aux soins gratuits pour tous, aides financières pour les plus fragiles, etc. La baisse des impôts met en péril la capacité de l’État à les financer. Ensuite parce que l’évitement de l’impôt des grandes fortunes rompt avec la promesse de solidarité de notre système progressif : alors que les prélèvements sont censés représenter une part croissante des revenus et des richesses des personnes, on observe en réalité que les 1% les plus aisés paient en proportion moins qu’une partie des classes moyennes et populaires4Antoine Bozio, Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret, Malka Guillot et Thomas Piketty, Inequality and Redistribution in France, 1990-2018: Evidence from Post-Tax Distributional National Accounts (DINA), 2018..

Cette note cherche donc à exposer comment le levier fiscal pourrait être employé pour répondre à ces deux défis, dans un contexte de faible consentement à l’impôt.

Comment en sommes-nous arrivés à détester autant l’impôt ?

Le consentement à l’impôt repose sur une promesse de justice fiscale et de bon usage des deniers publics

Personne n’a jamais payé ses impôts de gaieté de cœur. L’impôt tient même son origine des pillages de communautés abondantes (produisant plus qu’elles ne consommaient, elles attiraient les convoitises)5Michel Bouvier, L’impôt sans le citoyen, Paris, LGDJ, 2019.. Il est en réalité une spoliation par nature : l’obligation, la contrainte, de se séparer d’une partie de ses richesses, sous peine de sanctions, et sans avoir la certitude d’obtenir quelque chose en retour. L’Histoire est d’ailleurs matinée de révoltes, insurrections et révolutions contre les prélèvements obligatoires en tout genre : de la Boston Tea Party, marquant le début de la guerre d’indépendance aux États-Unis en 1773, au mouvement des « gilets jaunes » en France en 2018.

Par quel vecteur, alors, les individus, puis les citoyens se placent-ils dans cette « servitude volontaire »6Étienne de La Boétie, De la servitude volontaire, 1576. en consentant à payer l’impôt ? Le consentement à l’impôt en démocratie repose sur la réunion de plusieurs principes qui garantissent la justice fiscale. Historiquement, l’impôt était perçu comme une dette mutuelle entre ceux qui le payaient, notamment les travailleurs d’une communauté, et ceux qui, le recevant, étaient chargés d’assurer la paix et la protection de la communauté. Il est donc à l’origine de l’État par la création des premiers services publics : sans impôt, pas de protection7Michel Bouvier, op .cit.. À la Révolution française, le consentement à l’impôt s’est institutionnalisé autour des articles 13 et 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui sont à la base du droit fiscal. Ceux-ci instaurent le principe de légalité fiscale – c’est à dire l’obligation d’avoir un accord démocratique de lever l’impôt (en opposition aux levées d’impôts arbitraires de l’Ancien Régime) –, celui de proportionnalité, qui impose que la charge de l’impôt soit également répartie et respecte les « facultés » de chacun à s’en acquitter, ou encore celui de la transparence et de la bonne gestion dans l’utilisation des impôts. Dans la pratique, l’autorisation de lever l’impôt est votée chaque année, pour un an, par le Parlement, dans le cadre des lois de finances, dont le vote est lui-même strictement encadré par la Constitution. Le Conseil constitutionnel, par sa jurisprudence abondante, censure régulièrement le législateur lorsqu’il considère que la loi fiscale ne respecte pas ces principes constitutionnels8Ainsi la taxe à 75% sur les revenus supérieurs à un million d’euros proposée par François Hollande en 2012 avait-elle été censurée par le Conseil constitutionnel pour « méconnaissance de l’égalité devant les charges publiques »..

C’est dans ce cadre très contraint que la France a pu déployer sa politique généreuse en matière de services publics et de protection sociale, dite d’État-providence. Pour financer ces dépenses, les prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales) ont régulièrement augmenté entre les années 1960 et aujourd’hui : de 30% du PIB en 1960 à 44% du PIB en 20219Données de l’Insee.. Or, de multiples bouleversements sont venus remettre en question ce système à partir des années 1970.

Le consentement à l’impôt s’est détérioré sous le double effet de théories libérales devenues hégémoniques et de la mondialisation

La remise en question de l’impôt et de l’action publique a été justifiée par des théories économiques libérales

La défiance vis-à-vis des prélèvements obligatoires en France et dans le monde est un phénomène qui s’est accentué à partir des années 1970. Cette époque pivot marque la fin des taux d’imposition qui seraient qualifiés de prohibitifs aujourd’hui, et qui pourtant étaient acceptés jusqu’alors. Le taux marginal d’impôt sur le revenu en France était de 70% dans les années 1960, il était de 91% aux États-Unis jusqu’à ce que John F. Kennedy le ramène à 70% en 196410La réforme fiscale de 1964 a été construite par le gouvernement de John  F. Kennedy avant son assassinat en 1963, et promulguée par son successeur Lyndon Johnson., au Royaume-Uni, certains revenus étaient taxés à 98% jusque dans les années 1970 et les plus hauts revenus du travail à 83%11Gaël Dupont et Catherine Mathieu, Les Réformes fiscales au Royaume-Uni, 2002. !

C’est dans ce contexte que des théories libérales sont venues démontrer les effets néfastes de l’impôt et de la dépense publique. James Buchanan, père fondateur de la théorie des choix publics12James Buchanan, The Calculus of Consent: Logical Foundations of Constitutional Democracy, 1962., argue que les décisions de gestion publique sont principalement motivées par la volonté des dirigeants politiques d’être réélus, et non par l’intérêt général. Ceci les empêche de prendre des décisions impopulaires mais nécessaires, et explique les gaspillages d’argent public. Milton Friedman se pose en critique virulent de l’interventionnisme étatique en affirmant que l’État ne dispose pas des compétences et de l’information nécessaire pour orienter les choix individuels vers un optimum : « chacun d’entre nous a avantage à dépenser lui-même l’argent qu’il gagne, plutôt que de le confier à des bureaucrates chargés de le dépenser à sa place »13Milton Friedman, La Liberté du choix, 1980..

Arthur Laffer modélise à la fin des années 1970 sa célèbre courbe en forme de cloche, censée matérialiser le dicton « trop d’impôt tue l’impôt ». Il y affirme que, au-delà d’un certain seuil d‘imposition, qu’il ne définit pas, les recettes de l’État issues de l’impôt se mettraient à décroître car les individus surtaxés ne seraient plus incités à travailler. Cette intuition, qui ne fait pas consensus parmi les économistes, est reprise au cours des années 1980 par les gouvernements de Reagan qui, sous les conseils de Laffer, mettent en œuvre des réformes de réduction fiscale massives en 1981 et 1986. Parmi les mesures prises, on note une baisse du taux marginal d’impôt sur le revenu de 70% à 50%, des baisses massives sur les impôts des sociétés et taxes sur l’immobilier, ainsi que la disparition de taxes sur les profits exceptionnels des entreprises pétrolières.

À partir des années 1970, les baisses d’impôt deviennent un argument politique. Valéry Giscard d’Estaing, une fois président de la République en 1974, justifie ses mesures de baisses d’impôt en affirmant « qu’au-delà de 40% de prélèvements obligatoires, on bascule dans le socialisme ». Quelques années plus tard, Ronald Reagan énonce dans son discours d’investiture en 1981 « l’État n’est pas la solution à notre problème ; l’État est le problème ». Sept ans après, il est réélu en 1988 aux mots « Read my lips: no new taxes ». Plus récemment, Nicolas Sarkozy a mis en place en 2007 un « bouclier fiscal » pour limiter les impositions sur le revenu supérieures à 50%. Dernièrement, Emmanuel Macron a qualifié la taxe à 75% de François Hollande de « Cuba sans le soleil ». Entre ces deux périodes, le taux d’imposition des sociétés est passé en France de 50% à 25%.

Évolution du taux d’impôt sur les sociétés en France
Source : Art. 219, Code général des impôts.

Le rapport des citoyens à l’État, et en particulier à l’impôt, s’en trouve transformé. Si auparavant payer l’impôt pouvait être perçu comme un nécessaire sacrifice pour bénéficier de services publics et de protection sociale, la relation État-citoyen devient transactionnelle. Les citoyens se mettent alors à comparer ce qu’ils donnent avec ce qu’ils reçoivent ou, comme il est dit en anglais, « Get more bang for the buck »14Littéralement, « avoir plus d’éclat pour le sou dépensé ».. Le « voile de l’ignorance »15John Rawls, Une Théorie de la Justice, 1979. levé, le fait de payer l’impôt n’est progressivement plus considéré comme un acte de justice sociale à partir du moment où les usagers constatent l’inefficacité de l’action de l’État dans un contexte de crises. Il est en effet bien incapable de juguler les effets économiques et sociaux des chocs pétroliers de 1973 et 1979, et de l’arrivée de la stagflation – situation d’inflation et de chômage concomitants. À partir des années 1980, la petite musique de « à quoi bon payer autant d’impôts ? » se répand, pour rapidement devenir un concert symphonique. Comme l’affirme Michel Bouvier, « ce qui relevait de l’évidence est devenu sujet à débat »16Michel Bouvier, op. cit..

La mondialisation et la numérisation de l’économie facilitent l’évitement de l’impôt 

Outre les baisses d’impôt, les politiques libérales des années 1970 et 1980 contribuent à accélérer la mondialisation et la financiarisation du capitalisme, ce qui en retour chamboule encore plus le rapport des États à l’impôt. La mondialisation facilite en effet l’installation d’entreprises hors de leur territoire d’origine. À partir des années 1980, et encore plus à partir des années 1990, les délocalisations se multiplient17En moyenne 1 000 délocalisations par an entre 1995 et 2017 (Source : Insee)., les entreprises cherchant à s’installer dans les pays dits à bas coûts. Une dichotomie se crée, qui existe encore aujourd’hui, entre l’espace économique – mondial – et l’espace fiscal – essentiellement national18Michel Bouvier, op. cit.. Une concurrence fiscale apparaît alors entre les États. Ceux-ci souhaitent attirer les ménages fortunés, qui investissent et consomment sur place, et les sièges sociaux des entreprises multinationales, dont le poids économique conséquent est une aubaine en termes de création d’emplois, de croissance économique et d’effet d’entraînement sur les PME locales.

En conséquence, les recettes fiscales des principales économies mondiales, dont la France, s’érodent. L’évasion fiscale est estimée aujourd’hui à 20 milliards d’euros19Les chiffres de l’évasion fiscale font débat. Gabriel Zucman (La Richesse cachée des nations, Paris, Seuil, 2013) estime que l’évasion fiscale liée à la mondialisation (délocalisations des profits et des grandes fortunes) s’élève à 20 milliards d’euros pour la France.. Pour les compenser, les politiques fiscales se portent progressivement vers les bases taxables immobiles : les ménages – jusqu’à un certain niveau de fortune, la consommation, les activités économiques de petite taille, l’immobilier et le foncier. En parallèle, les autres impôts ont tendance à baisser pour limiter les départs des entreprises et des grandes fortunes. En conséquence, le système fiscal est perçu de plus en plus comme injuste car se faisant au bénéfice des privilégiés et au détriment des classes moyennes et populaires. La description du système fiscal d’Ancien Régime faite par Tocqueville raisonne donc toujours aujourd’hui : « Du moment où l’impôt avait pour objet, non d’atteindre les plus capables de les payer, mais les plus incapables de s’en défendre, on devait être amené à cette conséquence monstrueuse de l’épargner au riche et d’en charger le pauvre »20Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution, 1856..

La numérisation de l’économie vient enfoncer le dernier clou au cercueil fiscal tel qu’on le connaît. Les entreprises numériques, totalement affranchies du cadre des États, arrivent à réduire de manière drastique le montant de leurs impôts au prétexte qu’elles ne disposent pas d’établissement stable dans ces pays (des usines, des bureaux de taille conséquente, etc.). Alors qu’elles sont omniprésentes dans la vie d’une grande partie de la population, qu’elles réalisent des chiffres d’affaires se comptant en milliards d’euros, elles paient un impôt plus de deux fois inférieur aux entreprises classiques, quand elles paient des impôts21L’État estime que le taux d’impôt des GAFAM est en moyenne de 9%, contre 23% pour les entreprises traditionnelles.. Notre système fiscal, fortement territorialisé, n’est pas adapté à cette « a-territorialisation »22Michel Bouvier, op. cit. de l’activité économique. Pire, alors qu’il est censé incarner le pouvoir régalien des États, il révèle au grand jour sa vulnérabilité, alimentant ainsi sa remise en question. Alors que la naissance de l’impôt a préfiguré la naissance des États, il n’est pas étonnant que l’affaiblissement des États s’accompagne d’une remise en question de l’impôt.

Les récentes baisses d’impôts ont accru les inégalités et remettent en question la capacité de l’État à financer ses missions d’intérêt général

Face à ce délitement fiscal, l’État français a tenté ces dernières années de jouer à plein la concurrence fiscale entre États pour maintenir ses entreprises et ses grandes fortunes en France. Cette politique a obtenu des résultats encourageants, mais au prix d’une exacerbation des inégalités. La politique fiscale menée par Emmanuel Macron depuis son élection en 2017 s’est en effet manifestée par une baisse d’impôts généralisée, au principal bénéfice des entreprises et des plus aisés, dans le but de réduire le retard structurel du pays en matière d’attractivité :

  • suppression de l’ISF ;
  • instauration d’un prélèvement forfaitaire unique (PFU) dit flat tax sur les revenus du capital23Il s’agit de la fiscalité applicable aux revenus de capitaux mobiliers incluant prélèvements sociaux et impôt sur le revenu. ;
  • suppression de l’exit tax24En cas de transfert de son domicile fiscal hors de France, l’imposition se faisait dans certaines conditions. ;
  • baisse de l’impôt sur les sociétés de 33% à 25% ;
  • baisse des impôts de production: Cotisation foncière des entreprises (CFE) et Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE)) ;
  • suppression de la taxe d’habitation sur les résidences principales, même pour les 20% des ménages les plus aisés ;
  • suppression de la redevance audiovisuelle ;
  • autres ajustements fiscaux : pérennisation du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisses de charges, suppression des cotisations salariales chômage et retraite, allègement du barème de l’impôt sur le revenu.

Au total, il est estimé que les baisses d’impôts décidées ces dernières années se chiffrent à 50 milliards d’euros environ.25Cour des comptes, Rapports publics annuels 2019, 2020, 2021 et 2022.

Cette politique a dans l’ensemble atteint ses objectifs : la France s’est affirmée ces dernières années comme l’un des pays les plus attractifs pour les investissements étrangers26Le baromètre EY de l’attractivité de la France place le pays à la première place depuis 2019., les départs des grandes fortunes ont fortement baissé27Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital. et, depuis la crise sanitaire, le rythme des délocalisations s’est inversé et on constate des créations nettes d’emplois industriels en France28Insee, Estimation flash de l’emploi salarié – Quatrième trimestre 2022, février 2023. Ce faisant, l’impôt sur les sociétés passé à 25% est désormais plus proche de la moyenne de l’OCDE (20%) et inférieur à ceux de l’Allemagne (29,8%) ou de l’Italie (27,8%). En supprimant l’ISF, la France a rejoint la plupart des pays européens qui en sont dépourvus (seule l’Espagne applique encore un impôt dont l’assiette porte sur l’ensemble du patrimoine des ménages). Ainsi, l’attractivité relative de la France a été retrouvée au prix d’une baisse de l’imposition des entreprises et des ménages aisés.

Sans surprise, ces réformes ont également exacerbé les inégalités. Les 5% des ménages les plus aisés en sont les principaux bénéficiaires. Ils ont vu leur revenu disponible augmenter le plus (+1 270 euros par unité de consommation entre 2017 et 2021 contre 400-700 euros pour les Français proches de la médiane)29Pierre Madec, Mathieu Plane, Raul Sampognaro, Une analyse macro et micro économique du pouvoir d’achat, Bilan du quinquennat mis en perspective, OFCE, 2022., accentuant la régressivité du système fiscal. Pour ces ménages aisés, les gains issus des réformes du dernier quinquennat sont par ailleurs davantage pérennes que pour les autres car ils se matérialisent par des baisses durables d’impôts, là où les plus modestes bénéficient de mesures temporaires de type primes. Ces inégalités se retrouvent également au niveau des entreprises : les grandes entreprises sont celles qui ont le plus bénéficié des baisses d’impôts sur les sociétés et impôts de production30Impact des mesures d’urgence sanitaire et des mesures budgétaires pérennes 2017–2022 sur les entreprises, Institut des politiques publiques, 2021..

Dans ce contexte, une remise à plat du système fiscal s’impose. Celui-ci doit redevenir un instrument de justice sociale, tant par la progressivité globale des prélèvements, que par le financement de services publics de qualité, au bénéfice de tous et en particulier des plus vulnérables. En simplifiant, l’équation se pose de la manière suivante : soit les Français sont attachés aux politiques et services publics et souhaitent continuer à en bénéficier à l’avenir – auquel cas il est important de rappeler que son coût est payé par l’impôt –, soit ils considèrent que les impôts sont excessifs et qu’il est nécessaire de les baisser. Mais alors, l’intervention de l’État devra être réduite. Pour sortir de cette opposition binaire, il est toutefois possible de construire un système fiscal qui garantisse ces services publics en en faisant peser davantage l’effort sur les ménages aisés. Ceci est d’autant plus urgent qu’il est dès à présent demandé à l’État de financer la transition écologique du pays.

L’impôt comme réponse à l’urgence écologique

La transition écologique nécessite de revoir en profondeur la fiscalité pour deux raisons : d’abord parce qu’elle représente un levier de premier plan pour financer cette transition, ensuite parce que le système fiscal actuel va nécessairement être bousculé par les conséquences économiques des bouleversements écologiques. Sur le premier point, l’impôt est la principale recette des administrations publiques (hors administrations de sécurité sociale) pour réaliser les investissements nécessaires à l’atténuation et à l’adaptation aux changements climatiques. Il crée également un jeu d’incitations/désincitations auprès des agents économiques pour les diriger vers des comportements vertueux. Sur le second point, il faut s’attendre à une « attrition des assiettes »31Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, France Stratégie, 2022. fiscales qui reposent sur l’énergie (la Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, TICPE), la consommation (la TVA) ou encore peut-être l’immobilier (la taxe foncière). Se préparer dès maintenant à ce problème en trouvant des solutions fiscales représenterait un facteur de stabilité des finances publiques.

L’impôt est une ressource essentielle pour financer la transition écologique

Savoir précisément combien les investissements de transition vont coûter déterminera les leviers de financements à activer, au rang desquels les leviers fiscaux. Il faut en effet s’attendre à ce que les administrations publiques financent la plus grande part de ces investissements. Premièrement car ils portent sur des secteurs entrant dans leurs champs de compétences : la rénovation énergétique de logements sociaux, les transports collectifs bas carbone, l’aménagement urbain favorisant les mobilités douces, la production d’énergie, etc. Ensuite parce que la « finalité ultime »32Rapport du Conseil d’État, 1999. de l’action de l’État est l’intérêt général. Protéger la population des effets des dérèglements climatiques peut raisonnablement être entendu comme une mission d’intérêt général. Enfin, parce que les transitions à venir supposent « d’investir davantage, dans un contexte de réduction de l’offre » comme le rappelle France Stratégie33Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, L’Action climatique, un enjeu macroéconomique, France Stratégie, 2022., ce qui est potentiellement incompatible avec les exigences de rentabilité des investissements privés. L’État est le seul à pouvoir investir dans des projets à rentabilité faible, lente, voire nulle, et ce faisant à pouvoir créer des effets d’entraînement sur l’investissement privé.

Plusieurs travaux ont entrepris de mesurer ces besoins en investissements. Ils fournissent des ordres de grandeur utiles pour calibrer de futures décisions en matière fiscale, bien qu’ils se limitent aux baisses d’émissions carbone et n’intègrent pas le coût de la protection de la biodiversité, ni de la restauration des espaces naturels. Dans l’ensemble, il est estimé que l’effort supplémentaire d’investissements par rapport à leur niveau actuel est compris entre plus de 13 milliards et plus de 100 milliards d’euros par an34Ces chiffres sont issus de différents travaux administratifs et d’experts : la Stratégie nationale bas-carbone du ministère de la Transition écologique, l’ADEME, l’I4CE, Rexecode, ainsi que l’Institut Rousseau. L’effort d’investissement total à réaliser pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050 est compris entre 100 et 200 milliards d’euros par an.. En plus de ces investissements visant à l’atténuation des effets climatiques, l’Institute for Climate Economics (I4CE) chiffre les besoins de financement concernant l’adaptation du pays à au moins plus de 2,3 milliards d’euros par an35Se donner les moyens de s’adapter aux conséquences du changement climatique en France : De combien parle-t-on ?, I4CE, 2022..

Sans entrer dans le détail des méthodes utilisées par les différents contributeurs au sujet, le tableau ci-dessous offre un récapitulatif, par secteur, des estimations des principaux scénarios d’investissements proposés.


NB : L’I4CE établit le scénario de réduction des gaz à effet de serre (GES) de la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) comme scénario de référence, puis compare ce scénario aux 4 scénarios développés par l’ADEME dans son rapport Transition(s) 2050, 2022.

En prenant l’hypothèse que 75% des montants évoqués plus haut devront être pris en charge par le secteur public, il sera nécessaire de trouver entre 10 milliards d’euros (I4CE – scénario ADEME1) et 75 milliards d’euros (scénario CGDD-ADEME) pour financer ces investissements. Pour assumer cet effort, les administrations publiques devraient accroître leurs investissements de +11% à +83%, par rapport à 202136La Formation brute de capital fixe (FBCF) des administrations publiques étaient de 89,7 milliards d’euros en 2021 (source : Fipeco, Les investissements publics).. Cela étant dit, il est possible que les recettes fiscales générées par ces investissements supplémentaires suffisent. En effet, l’ADEME et le CGDD considèrent qu’en stimulant l’activité de certains secteurs porteurs de ces investissements, on peut anticiper une hausse suffisante de plusieurs taxes : la TVA, l’impôt sur le revenu grâce aux créations d’emplois dans les secteurs en question, l’impôt sur les sociétés par l’anticipation de bénéfices accrus des entreprises engagées dans la réalisation de ces investissements.

Si tant est qu’il faille trouver des recettes fiscales supplémentaires pour financer ces investissements, l’effort à fournir reste toutefois largement inférieur au coût de l’inaction. Ce dernier est évalué à entre 5% et 20% du PIB mondial37Rapport Stern, 2006.. Rapporté à la France, cela représente entre 125 et 500 milliards d’euros. Il est par ailleurs possible de trouver de nombreuses mannes fiscales pour combler le surcoût d’investissement évoqué plus haut. La suppression de toutes les niches fiscales défavorables au climat pourrait par exemple rapporter jusqu’à 19 milliards d’euros (voir partie suivante). Une réforme ambitieuse sur l’héritage rapporterait également 19 milliards d’euros38Conseil d’analyse économique, Repenser l’héritage, 2022..

Les incitations fiscales facilitent l’alignement du système économique sur une trajectoire bas-carbone

Outre le financement de la transition écologique, la fiscalité dispose de la capacité à accélérer cette transition en jouant sur les incitations et désincitations des agents économiques. Moins contraignante que la norme, donc plus susceptible d’être acceptée socialement (si la taxe carbone a provoqué le mouvement des « gilets jaunes », quelle aurait été la conséquence d’une interdiction d’utiliser les voitures diesel ?), l’incitation fiscale permet également de corriger certaines situations d’injustice et incongruités héritées du passé : pourquoi le diesel est-il moins taxé que l’essence ? Pourquoi certains secteurs polluants (taxis, transports, agro-industrie) bénéficient-ils d’exonérations fiscales ? En particulier, le signal-prix sur le marché devrait refléter l’impact environnemental du produit acheté.

Les niches brunes : des autorisations à polluer qui doivent être supprimées

Il est pour commencer indispensable de supprimer les niches fiscales défavorables au climat, dites niches brunes. Ces niches sont en effet des autorisations à polluer, elles sont donc incompatibles avec toute politique qui vise à organiser la réduction des émissions de CO2. C’est pourquoi leur suppression devrait être inscrite dans la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) du ministère de la Transition écologique.

Ces niches fiscales brunes représentent par ailleurs un manque à gagner pour l’État. Elles ont coûté 7,6 milliards d’euros en 2022 selon l’État qui publie chaque année un budget vert, soit plus que les budgets de l’agriculture et de la culture393,6 milliards d’euros pour l’agriculture et 3,5 milliards d’euros pour la culture, Projet de loi de finances, 2023.. Ce chiffre peut même grimper à 19 milliards d’euros40Maxime Ledez et Charlotte Vailles, Dépenses fiscales défavorables au climat : quelles sont-elles et combien coûtent-elles ?, Institute for Climate Economics (I4CE), 8 juin 2022. en y intégrant l’ensemble des aides fiscales ayant une incidence sur les émissions de CO2 de ses bénéficiaires. Concrètement, l’État offre des exonérations ou réductions de l’impôt habituellement payé lors de l’achat de carburants fossiles, appelé taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TICPE). Les principaux bénéficiaires de ces niches sont les secteurs les plus polluants de l’économie41Les données sur les émissions de CO2 de chaque secteur sont issues du rapport annuel du Haut Conseil pour le climat (2021). Les données sur les manques à gagner fiscaux sont issues de la note précitée de l’I4CE (2022). :

  • le transport de poids lourds : les entreprises de transports de marchandises ou de transport collectif de personnes bénéficient d’un tarif réduit sur le carburant qu’elles utilisent, alors que ce secteur représente près de 8% des émissions de CO2 en France42Haut Conseil pour le climat, 2021.. Le manque à gagner pour les finances publiques est estimé à 1,3 milliard d’euros en 2023 ;
  • le transport aérien : les compagnies aériennes sont exonérées de TICPE à l’achat de kérosène pour leurs avions, alors que ce secteur est responsable de 4% des émissions de CO2 en France. Le coût pour les finances publiques est estimé à 3,5 milliards d’euros43Maxime Ledez et Charlotte Vailles, Dépenses fiscales défavorables au climat : quelles sont-elles et combien coûtent-elles ?, Institute for Climate Economics (I4CE), 8 juin 2022. ;
  • le bâtiment : les entreprises du bâtiment bénéficient elles aussi d’un tarif réduit pour le carburant utilisé par les machines et engins de chantier, carburant appelé gaz non routier (GNR). Ce secteur contribue à hauteur de 17% des émissions de CO2 en France, dont 2,5% estimés sur le volet construction (l’essentiel de la consommation de CO2 étant liée à la consommation énergétique des bâtiments une fois construits). Ceci représente un manque à gagner pour l’État de 1,3 milliard d’euros ;
  • l’agriculture : au même titre que pour le bâtiment, ce secteur bénéficie d’une taxe réduite à l’achat de carburants pour les machines et tracteurs agricoles, alors qu’ils sont responsables de 2,3% des émissions de CO2 en France ;
  • les propriétaires de véhicules gazole, qui bénéficient d’une TICPE plus faible que sur l’essence. C’est en voulant aligner la fiscalité du gazole sur l’essence que le mouvement des « gilets jaunes » a démarré en 2018. Son coût est de 1,6 milliard d’euros.

Parmi les autres bénéficiaires, on peut également mentionner les habitants des départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer (DROM-COM), qui bénéficient eux aussi d’un taux réduit de TICPE, coûtant 1,7 milliard d’euros à l’État.

La suppression de ces niches (des niches de manière générale, d’ailleurs) est un sujet politiquement épineux, tant leurs bénéficiaires s’y sont habituées, et leur suppression représente un surcoût soudain sur des acteurs économiques aux marges de manœuvre financières potentiellement limitées (agriculteurs, automobilistes). D’aucuns rappellent que « derrière chaque niche se cache un chien »44Cette phrase de Gilles Carrez, ancien député et président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, est répétée ad nauseam à chaque fois qu’il est évoqué l’idée de supprimer des niches fiscales.. L’abandon en 2018 de la taxe carbone sur le gazole du fait du mouvement des « gilets jaunes » en est l’exemple typique. Autre exemple, la suppression de la niche dite GNR, initialement prévue en 2019, a été repoussée tous les ans depuis quatre ans.

C’est pourquoi une manière souple et plus facilement acceptable de procéder serait de transformer les niches brunes en aide à la transition. À coût budgétaire constant, il serait judicieux d’aider les agriculteurs à s’orienter vers l’agroécologie et l’agriculture biologique : le surcoût de carburants serait compensé par la réduction d’achats d’intrants et une marge à la vente plus élevée. De même dans le transport, une aide à l’achat de véhicules électriques pour les particuliers et entreprises de petite taille est à envisager. Les entreprises de poids lourds pourraient être incitées à explorer la voie du fret ferroviaire. Ces aides à la transition correspondent à une partie des investissements verts exposés plus haut.

Proposition 1 : Supprimer l’ensemble de niches fiscales polluantes et les remplacer par des aides à la transition pour les secteurs anciennement bénéficiaires des niches.

L’instauration d’une taxe sur la pollution ajoutée crée un signal-prix défavorable pour les produits les plus polluants45Cette idée a été murie par des échanges avec Claude Dao, doctorant en droit à la Sorbonne, et Marc Wolf, ancien directeur adjoint à la Direction générale des impôts et à la Direction de la législation fiscale, que je remercie pour la richesse et la qualité de nos échanges.

Plutôt que d’inciter à polluer par des niches fiscales, l’impôt devrait plutôt inciter les agents économiques à ne pas polluer. C’est tout l’enjeu de la fiscalité dite verte, qui vise à renchérir le coût de ce qui pollue, et à réduire le coût de ce qui est vertueux pour l’environnement. 

Alors que la France est l’un des pays où les impôts sont les plus élevés en proportion du PIB, et donc où le levier fiscal pourrait être une arme particulièrement efficace dans la lutte contre les dérèglements écologiques, cette arme est aujourd’hui peu utilisée. Les recettes fiscales à caractère environnemental représentaient en 2019 entre 51 milliards d’euros et 69 milliards d’euros selon le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO), auxquelles il faut ajouter 7,5 milliards d’euros de niches fiscales dites vertes46La Fiscalité environnementale au défi de l’urgence climatique, Conseil des prélèvements obligatoires, 2019.. Ceci représente environ 3% du PIB, alors que l’ensemble des prélèvements obligatoires est de l’ordre de 44% du PIB. Par exemple, il existe seulement quatre modulations de taux de TVA dans un objectif environnemental47La rénovation thermique des bâtiments : 5,5% (coût pour l’État : 1,76 milliard d’euros, la plus coûteuse des niches vertes) ; les services de collecte et de tri de déchets : 5,5% ; la fourniture d’énergies renouvelables : 5,5% ; l’utilisation d’intrants biologiques dans l’agriculture (produits phytosanitaires, nourritures animales, etc.) : 10%.. Ceci s’explique tant par la réglementation européenne48Directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée. que par le rendement élevé de la TVA, première recette fiscale de l’État. Par ailleurs, les baisses de TVA ont des effets inégaux sur les prix finaux, notamment sur les marchés non compétitifs49La baisse de TVA dans la restauration – qui a davantage conduit à accroître les marges des entreprises qu’à baisser les prix au consommateur – est restée comme un exemple typique de la difficulté d’utiliser la TVA comme incitation fiscale.

Or, il existe un moyen de construire une fiscalité verte bien plus ambitieuse et touchant l’ensemble de l’économie sur le même principe que la TVA : la mise en place d’une taxe sur la pollution ajoutée (TPA). Si la consommation de masse est le fait de la seconde moitié du XXe siècle, la réduction de l’empreinte environnementale de cette consommation est le fait du XXIe siècle. Or, la TVA est l’impôt par excellence de cette société de consommation de masse : son assiette est en effet constituée de l’ensemble des biens et services marchands consommés, ce qui représentait en 2021 près de 2 000 milliards d’euros, soit 77% du PIB50Pour simplifier, il est ici considéré la consommation finale des ménages au sens de l’Insee.. La taxe sur la pollution ajoutée en est donc le miroir environnemental. Cette taxe traduirait en termes monétaires la quantité d’équivalent en tonnes de CO2 émises pour produire tout bien ou service. Au même titre que la TVA, cette quantité serait calculée à chaque étape du processus de production, comme pollution ajoutée par rapport à la précédente étape. En bout de course, la TPA serait payée par le consommateur à l’entreprise, qui reverserait son produit à l’État.

L’objectif d’une telle taxe est de pénaliser les processus de production polluants en jouant sur le signal-prix : en cas de faibles émissions carbone, la TPA serait minime ; en cas d’empreinte carbone importante, la TPA serait plus conséquente. Au départ complémentaire de la TVA, une telle taxe a vocation à terme à la remplacer, la mesure de la pollution étant un enjeu bien plus important dans une économie bas-carbone que la mesure de la valeur ajoutée.

Afin de limiter l’effet régressif d’une telle taxe51La consommation représente une part plus importante des faibles revenus, donc une taxe sur la consommation frappe proportionnellement plus les classes moyennes et populaires., et donc d’en faciliter l’acceptation, il est nécessaire d’y adjoindre une aide aux classes moyennes et populaires. Il pourrait ainsi être mis en place un chèque vert distribué aux Français les plus modestes et ciblant une palette de produits respectueux de l’environnement. Alors que la Convention citoyenne pour le climat proposait un chèque alimentaire sur les produits vendus dans les AMAP, une proposition52Daniel Cohen, Philippe Martin, Thierry Pech, Baptiste Perissin Fabert, Madeleine Péron, Le Chèque vert : instrument de sortie de crises, Terra Nova, 2020. avait été faite en 2020 d’élargir ce chèque à une palette large de produits respectueux de l’environnement, sur la base de ce qui existe en Belgique :

  • biens et services écologiques : produits labellisés bio ou écologiques selon un label reconnu par l’État ou la Commission européenne, produits notés peu énergivores ;
  • mobilités et loisirs durables : mobilités douces, jardinage et écotourisme ;
  • réutilisation, recyclage et prévention des déchets : produits de seconde main, produits destinés à la réutilisation ou au compostage, produits recyclés, récupérés ou biodégradables, réparations ;
  • produits vendus en circuits courts.

Les économistes de cette proposition proposaient de verser 300 euros par an aux salariés gagnant moins de 1,3 Smic (soit 1 759 euros nets/mois aujourd’hui). Entre 1,3 et 1,6 Smic, ce chèque serait intégré à la prime Macron, et serait donc en partie co-financé par les entreprises. Les auteurs de l’étude indiquaient qu’une telle mesure ciblerait 15 millions de bénéficiaires pour un coût total de 4,5 milliards d’euros. 

Il est toutefois possible d’imaginer une version plus généreuse de ce chèque vert, afin d’en limiter les effets de bord. Tout d’abord, il est nécessaire de l’élargir aux personnes hors emploi : inactifs, chômeurs, étudiants. Ensuite, la valeur du chèque pourrait évoluer en fonction de l’inflation, afin d’en conserver un pouvoir d’achat fixe dans le temps. Il sera objecté qu’une telle mesure est procyclique, qu’elle pourrait entretenir l’inflation, mais cet effet peut être contenu en rendant éligible une palette suffisamment large de produits, ce qui est bien le cas si on se fonde sur le champ d’éligibilité belge.

Trois enjeux conditionnent la mise en place et l’acceptation d’une telle taxe.

  1. La mesure de l’empreinte carbone et sa traduction en termes monétaires

Alors que les normes comptables actuelles ont été guidées par l’objectif de maximisation des profits des entreprises53Houda Affes et Waqas Salam, Les normes comptables doivent devenir plus vertes et les entreprises, chiffrer leur empreinte environnementale, The Conversation, 2021., la mise en place d’une comptabilité extra-financière serait un outil puissant, bien que discret, pour fournir aux entreprises une information essentielle pour les aider à réduire leur empreinte carbone.

C’est aussi un critère essentiel d’égalité et donc d’acceptation d’une telle taxe : si le calcul de l’empreinte carbone n’est pas sujet à débat car repose sur une méthodologie claire et partagée, alors le paiement de cet impôt ne pourra être contesté.

  1. La taxation des importations

Au même titre que pour la TVA, la TPA serait due à l’import, payée par l’entreprise ou le consommateur français à l’entreprise étrangère, qui la reverse à l’État Français. Dans sa mise en œuvre, une telle taxe est proche du mécanisme d’ajustement frontière au carbone (MACF) qui taxe les produits importés de sept filières54Fer, acier, aluminium, ciment, engrais, électricité et hydrogène., particulièrement polluantes, à leur entrée dans l’Union européenne. Aujourd’hui, le montant de la taxe est fixé sur le marché carbone (système d’échange des quotas d’émissions carbone, ou SEQE). En l’absence de mise en œuvre européenne de la TPA, en revanche, il ne serait pas fait de distinction entre TPA intracommunautaire et extra-communautaire.

L’administration fiscale avait entamé la construction d’une taxe similaire en 2009, dont le format garantissait le respect des réglementations européennes et du commerce international55Idée élaborée par Marc Wolf, ancien directeur adjoint à la Direction générale des impôts et à la Direction de la législation fiscale, que je remercie pour la richesse et la qualité de nos échanges., et qui pourrait servir de base à la mise en œuvre de cette réforme.

  1. Le coût budgétaire

L’impact de la mise en place de la TPA est à mesurer par une étude économétrique. Les travaux d’économistes sont en ce sens indispensables pour éclairer la décision publique. Cela étant, il est possible d’estimer que les recettes fiscales tirées d’une telle mesure puissent être conséquentes du fait de son assiette large. Par conséquent, en fonction du modèle de TPA choisi, le coût du chèque vert pourrait être plus que compensé par la mise en place d’une telle taxe.

En somme, la combinaison TPA-chèque vert peut devenir une arme de transformation écologique massive car elle porterait sur le cœur du système productif capitaliste : la consommation. Dans une démarche d’adaptation de notre système fiscal aux enjeux écologiques, opter pour un mécanisme à l’assiette la plus large possible a un effet d’entraînement potentiellement puissant : les consommations polluantes seraient désincitées par un prix plus élevé, et les processus de production polluants, moins compétitifs, également.

Une telle mesure est toutefois insuffisante pour réduire l’empreinte carbone des plus aisés56Selon le World Inequality Report (2022), l’empreinte carbone des 10% des Européens les plus aisés est de 30 tonnes de CO2, contre 5,1% pour les 50% des Européens les plus modestes.. C’est pourquoi, il est urgent, pour des raisons écologiques et de justice sociale, de revoir la fiscalité des grandes fortunes.

Proposition 2 : Instaurer une taxe sur la pollution ajoutée, sur le modèle de la TVA, calculée sur l’empreinte carbone ajoutée de chaque étape du processus de production. 
Proposition 3 : Mettre en place un chèque vert à destination des ménages modestes pour orienter leur consommation courante vers les produits respectueux de l’environnement, sur le modèle de l’éco-chèque belge.

L’impôt pour corriger les inégalités patrimoniales

Un fait général dans la plupart des économies développées, qui se vérifie également en France, est l’accroissement récent des inégalités de patrimoine. Au cours du XXe siècle, ces inégalités avaient continuellement baissé, notamment du fait des guerres mondiales et de la mise en place d’une fiscalité progressive. Mais à partir des années 1980, les baisses d’impôts dans les pays développés (voir plus haut) et la financiarisation de l’économie ont facilité la reconstitution et la concentration de patrimoines. Cette situation aboutit à ce qu’en France les inégalités de niveau de vie se sont accrues, tirées par l’explosion des inégalités de patrimoine. Si l’enrichissement n’est pas un problème en soi, et peut manifester du dynamisme économique d’un pays, il est problématique à deux égards : les plus fortunés échappent à leur juste part de l’impôt, et leur empreinte carbone est incompatible avec les exigences de sobriété. Corriger les inégalités de patrimoine est donc un impératif de cohésion sociale et d’écologie. 

Notre système fiscal, pourtant construit sur le principe de progressivité, est aujourd’hui devenu inopérant pour juguler la concentration des richesses. La fiscalité sur le patrimoine doit ainsi être actualisée pour mieux encadrer la concentration des richesses et répondre par là même aux transformations sociales actuelles. 

Les inégalités patrimoniales croissantes, facteurs d’injustice et d’inefficacité économique

Les inégalités patrimoniales en France sont en hausse depuis les années 1980. La part du patrimoine détenue par le 1% des ménages les plus aisés est passé de 15% à 35% entre 1985 et 201557Repenser l’héritage, Conseil d’analyse économique, 2022. et les 10% les plus aisés concentrent la moitié du patrimoine français. Ce phénomène, présent dans la plupart des économies développées, est toutefois singulièrement important en France où la valeur des patrimoines a le plus crû en vingt-cinq ans58L’impôt sur les successions dans les pays de l’OCDE, OCDE, 2021.. En effet, la France est le seul pays de l’OCDE qui combine trois caractéristiques entretenant cette tendance : le taux d’épargne élevé des ménages, la hausse des prix de l’immobilier, et la hausse de la valeur boursière. Cette situation a contribué à creuser un écart qui s’était fortement réduit dans la seconde moitié du XXe siècle entre les détenteurs de capitaux et ceux qui tiennent leur richesse essentiellement de leur travail.

L’un des moteurs structurels des inégalités de patrimoine est l’héritage. La valeur transmise par héritage et la concentration de cette valeur ont explosé ces dernières années. Le flux successoral a triplé entre 1950 et 2015 pour atteindre 15% du revenu national (300 milliards d’euros). Les 0,1% des patrimoines les plus élevés sont 180 fois plus élevés que le patrimoine médian, alors que pour les revenus, cet écart n’est que de 1 à 10. Autrement dit, si la moitié des Français touchent un héritage inférieur à 70 000 euros, le top 0,1% touche un héritage supérieur à 13 millions d’euros après impôt59Ibid.. Selon le Conseil d’analyse économique (CAE), cette situation permet aux Français les plus aisés d’avoir, grâce à l’héritage, une richesse supérieure à une vie de travail. L’autre grande injustice concernant l’héritage est qu’il est touché relativement tard dans une vie : à 55 ans en moyenne. Il enrichit donc des individus qui ont une vie de travail derrière eux, et qui sont moins susceptibles d’avoir besoin de cette manne pour financer des projets familiaux ou entrepreneuriaux. La phrase du Figaro de Beaumarchais s’applique aujourd’hui avec une actualité renouvelée : les héritiers les plus aisés « se sont donné la peine de naître, et rien de plus ».

Cette situation est permise par une fiscalité sur le capital insuffisante, et ne ciblant pas assez le dernier centile de la population. L’impôt est en effet globalement régressif pour les 1% des ménages les plus aisés, comme l’ont mis en évidence plusieurs travaux dont ceux de Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez60Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale : un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011.. Cette régressivité s’accroît à mesure qu’on zoome au sein de ce 1% : le taux effectif global de taxation des 380 plus grandes fortunes françaises est de seulement 15%61Gabriel Zucman, citant l’Institut des politiques publiques.. Notre système fiscal est incapable de cibler efficacement ces richesses. Les grandes fortunes s’exonèrent de la plupart des impôts, car outre les stratégies d’optimisation qu’elles mettent en place, les modes de vie des grandes fortunes échappent à ce système : se versant peu de revenus, elles sont peu touchées par l’impôt sur le revenu ; elles bénéficient de la régressivité de la TVA sur leur consommation ; une part substantielle des revenus de leur capital n’est pas taxé grâce à des mécanismes d’endettement ; le mal-nommé impôt sur la fortune (devenu IFI) n’a en réalité jamais vraiment taxé les plus grandes fortunes (il a rapporté jusqu’à 5 milliards d’euros alors que la richesse des 500 plus grandes fortunes a dépassé les 1 000 milliards d’euros en 202262Challenges, Les 500 plus grandes fortunes de France en 2022, 2022.).

Ici réside l’un des principaux moteurs de la défiance des citoyens vis-à-vis de l’impôt : le sentiment – qui est en fait une réalité – qu’il frappe davantage les classes moyennes que les plus aisés. La première cause d’insatisfaction fiscale en France est en effet son caractère inéquitable : une majorité de Français jugent à juste titre la redistribution fiscale insuffisante63Les Français et les prélèvements fiscaux et sociaux, Harris Interactive pour le Conseil des prélèvements obligatoires, 2021.. Cette réalité vient percuter la promesse égalitaire de notre système fiscal, où la progressivité de l’impôt est censée être un déterminant majeur de la correction des inégalités de situation.

Mieux taxer l’héritage est une exigence de cohésion sociale

La fiscalité sur les successions est aujourd’hui inefficace pour corriger les inégalités de patrimoine

L’héritage étant le cœur du réacteur de la reproduction sociale, corriger les inégalités de patrimoine par l’impôt sur les successions est un point d’entrée idéal, malgré l’impopularité de cet impôt. Force est de constater que les droits de mutation à titre gratuit (DMTG), véritable nom des droits de succession, sont inefficaces pour corriger les inégalités. Ceci est notamment dû aux niches fiscales qui mitent l’assiette de l’impôt. Le CAE estime en effet que jusqu’à 40% du flux successoral échappe entièrement aux droits de mutation au moment du décès64 Repenser l’héritage, CAE, 2022.. Parmi celles-ci, trois au moins entretiennent plus que les autres la concentration des patrimoines en haut de la pyramide :

  • le démembrement de propriété : la possibilité pour les détenteurs d’un patrimoine de léguer, vivants, la nue-propriété de leurs biens à leurs enfants, tout en gardant l’usufruit. Au moment du décès, la propriété ayant déjà été léguée, les droits de succession sont calculés sur une base fortement allégée. Le CAE estime que ce mécanisme crée un manque à gagner de l’ordre de 30% des DMTG touchés, et représentent 2 à 3 milliards d’euros de recettes fiscales perdues ;
  • l’effacement des plus-values latentes : au moment du décès, la plus-value réalisée au cours de la vie du défunt sur le bien transmis n’est pas taxée. Aucune justification économique n’explique cet effacement. L’héritier peut donc tout à fait revendre un bien valant 100 au moment de la succession, acheté 10 par le défunt, sans payer d’impôt sur les 90 de plus-value ;
  • le pacte Dutreil : cette niche permet de bénéficier d’un abattement fiscal de 75% de la valeur des titres d’entreprises d’un dirigeant, sous condition que ses héritiers les conservent une certaine durée. Si ce dispositif vise à éviter le rachat d’entreprises par des actionnaires étrangers, dans un souci de maintenir la souveraineté sur le tissu d’entreprises français, des réformes récentes ont fortement allégé les conditions de détention de ces titres. 

Alors que les droits de succession exonèrent une grande partie des grands héritages en ligne directe (des parents aux enfants), les droits de succession en ligne indirecte sont en revanche trop élevés. Les patrimoines hérités par les petits-enfants, neveux/nièces, cousins, beaux-enfants, proches hors famille etc. sont taxés entre 45% et 55%. Cette règle fiscale, instaurée pour éviter les abus de confiance auprès de personnes âgées, est désuète dans une société où les structures familiales sont polymorphes. Elle entretient l’idée que les droits de succession spolient les petits héritages. Ainsi, alors que les héritages en ligne indirecte représentent 10% des flux successoraux, ils représentent 50% des droits de succession.

Il faut instaurer un impôt de solidarité sur la fortune héritée pour endiguer la concentration du patrimoine

Les droits de succession doivent s’adapter aux mutations économiques et sociales de la société française, c’est-à-dire :

  • lutter contre la reproduction des inégalités afin de renforcer la méritocratie et la justice fiscale en accentuant la progressivité de l’impôt sur les héritages les plus importants (top 1% à 0,1%) ;
  • mieux tenir compte des évolutions démographiques de la société : inciter aux transmissions plus tôt dans la vie des héritiers pour une meilleure utilisation économique ;
  • mieux tenir compte des structures familiales en facilitant les transmissions en ligne indirecte ;
  • supprimer les niches fiscales sans justification économique et/ou sociale, qui minent la progressivité et la transparence de l’impôt.

Il faut ainsi instaurer un véritable impôt sur la fortune héritée, qui remplacerait les droits de succession actuels. Ce nouvel impôt serait calculé sur le total de la valeur héritée au cours d’une vie, et non plus sur la valeur transmise par le défunt, avec un abattement de 500 000 euros. Autrement dit, il serait possible d’obtenir au cours de sa vie jusqu’à 500 000 euros sans être taxé. Au-delà de ce seuil, le barème actuel redeviendrait applicable. Par ailleurs, les principales niches fiscales seraient supprimées. Non justifiées économiquement ni socialement, elles brouillent la lisibilité de l’impôt et contribuent donc à son rejet. Dans le détail, les plus-values latentes seraient intégrées dans le calcul de l’impôt, au-delà de l’abattement des 500 000 euros, et les pactes Dutreil seraient conservés mais en allongeant la durée minimale de détention des actions transmises à dix ans. Le barème des transmissions en ligne directe serait élargi au-delà de la transmission parent/enfant à deux conditions : soit en prouvant la réalité d’une relation proche et continue entre le donataire et le donateur, soit en l’absence d’héritier en ligne directe.

Cette proposition a cinq avantages : 

  • le relèvement de l’abattement de 100 à 500 000 euros permet d’exonérer 90% des transmissions : la plupart des classes moyennes et populaires disposant de patrimoine en seraient donc exonérées. En visant les plus gros héritages, il restaure la justice fiscale et améliore l’acceptation de cet impôt dans la société ;
  • le relèvement de l’abattement incite les donations du vivant supérieures à 100 000 euros : elles sont donc d’une plus grande efficacité économique en touchant une population potentiellement plus jeune, et donc plus susceptible d’injecter ces sommes dans l’économie (par l’investissement et la consommation, plutôt que l’épargne) ;
  • se concentrer sur la valeur reçue et non la valeur transmise permet de toucher le cœur de l’inégalité liée à l’héritage : l’avantage de l’héritier étant limité, la mesure améliore l’égalité des chances ;
  • la suppression des niches fiscales est susceptible de renforcer l’adhésion à la réforme : l’un des facteurs de rejet des droits de succession actuels est son opacité, qui conduit de nombreuses personnes à majorer l’impôt qu’ils pensent devoir payer ;
  • l’élargissement du barème des transmissions en ligne directe permet d’intégrer davantage de schémas familiaux. Ainsi, les schémas de type héritage des grands-parents aux petits-enfants, des beaux-parents aux beaux-enfants ou encore des neveux et nièces en l’absence d’enfants héritiers seraient moins taxés.

D’un point de vue budgétaire, le CAE, dont la proposition actuelle est inspirée, estime qu’une telle réforme pourrait rapporter entre 9 et 19 milliards d’euros à l’État65Repenser l’héritage, CAE, 2022.. Il est à noter que ces montants représentent entre deux et quatre fois le produit de l’ISF avant sa réforme de 2017.

Proposition 4 : Mettre en place un impôt sur la fortune héritée, calculé sur la valeur du patrimoine reçu par transmission au cours d’une vie, avec un abattement de 500 000 euros.
Proposition 5 : Supprimer les principales niches fiscales des droits de succession, notamment l’effacement des plus-values latentes et le démembrement de propriété. Les pactes Dutreil seraient conservés mais en allongeant la durée minimale de détention à dix ans.
Proposition 6 : Élargir l’application du barème des transmissions en ligne directe à deux conditions : l’existence d’une relation proche et continue entre le donataire et le donateur, et l’absence d’héritiers en ligne directe.

Limiter la concentration du patrimoine immobilier pourrait garantir un meilleur accès au logement

Si la réforme de la fiscalité de l’héritage conduit à réduire les inégalités de patrimoine existantes, elle ne résout pas entièrement le problème de la constitution de ces patrimoines. L’objet n’est pas d’éviter à tout prix la possibilité de s’enrichir mais d’éviter que l’enrichissement des uns soit incompatible avec la capacité des autres à mener une vie digne et décente. Cette capacité, comme on l’a dit, repose pour les plus vulnérables sur celle de l’État à financer ses aides et services publics. Il repose aussi sur la possibilité de satisfaire aux principaux besoins des citoyens. 

Parmi ceux-ci, le logement est devenu une préoccupation pour une part croissante de la population, du fait de la hausse des prix de l’immobilier. En effet, la hausse des prix de l’immobilier accroît le patrimoine des propriétaires, et rend de moins en moins accessible la propriété pour les autres. Plus encore, la hausse des loyers renforce la barrière à l’accession de la propriété : une part croissante des revenus des locataires est mobilisée pour payer le loyer, ce qui réduit leurs marges de constitution d’une épargne permettant de financer à terme leur bien immobilier. Cela crée donc un effet de loquet où les ménages modestes ont peu de chances d’accéder à la propriété, tandis que les ménages aisés, disposant déjà de capital, peuvent accumuler les acquisitions immobilières. Ainsi, 22% des cinq premiers déciles sont propriétaires contre 90% des cinq derniers66Insee Références, Édition 2018, Fiches – Patrimoine.. Plus encore, un quart des ménages détient deux tiers des logements en France67France, portrait social, Édition 2021, Insee.. La crise du logement en France est donc l’une des matérialisations de la concentration des patrimoines.

Or, la fiscalité sur l’immobilier est inopérante pour corriger cette situation. Les Droits de mutation à titre onéreux (DMTO), communément appelés frais de notaire, sont un frein à la primo-accession et inefficaces pour juguler la hausse de la concentration du patrimoine immobilier. La France est en effet l’un des pays de l’OCDE où ces frais sont les plus élevés, s’élevant en moyenne à près de 6% du prix du bien immobilier68La fiscalité immobilière dans les pays de l’OCDE, OCDE, 2022. mais aussi où 3% des ménages détiennent plus de cinq logements.

Pour y remédier, il est proposé de créer des frais de notaires progressifs, sur le modèle anglais69The Stamp Duty Tax Law.. Plus la valeur du bien immobilier est grande, plus les frais de notaires seraient élevés. Par ailleurs, un taux additionnel serait appliqué aux acquéreurs détenant déjà un ou plusieurs biens immobiliers :

  • concernant les biens immobiliers onéreux, une hausse des DMTO créerait une désincitation à la concentration immobilière. Au contraire, cette mesure contribuerait à prélever et donc à redistribuer une part plus importante de la valeur des biens immobiliers. Elle inciterait également les ménages aisés à orienter leur épargne vers des investissements productifs ;
  • concernant les biens immobiliers peu onéreux, une baisse des DMTO créerait une incitation à l’acquisition en réduisant les coûts de transaction. Une telle mesure serait susceptible de fluidifier le marché immobilier et d’accroître la mobilité du capital immobilier, notamment au sein des classes moyennes et populaires ;
  • le taux additionnel appliqué sur les multi-propriétaires limiterait les effets de bord de la mesure, où les ménages aisés pourraient être tentés d’acquérir davantage de biens peu onéreux pour échapper aux frais de notaires.

Voici une grille indicative de droits de mutation progressive à mettre en place :

Valeur du bien immobilierTaux applicableTaux additionnel
< 100 K euros0%5%
100 K – 500 K euros4,5%5%
500 K – 1 000 K euros10%5%
> 1 000 K euros12%5%
Proposition 7 : Instaurer des droits de mutation à titre onéreux progressifs, basés sur la valeur du bien acquis. Intégrer une majoration de taux pour les multi-propriétaires.

Les réformes proposées dans cette note sont transparentes pour une grande partie de la population. Elles ne coûteraient qu’aux ménages les plus aisés. Elles se concentrent sur les deux enjeux majeurs du siècle, l’écologie et les inégalités. Pour toutes ces raisons, elles peuvent contribuer à restaurer en partie l’adhésion des citoyens au système fiscal : en le rendant plus juste, plus progressif, et en facilitant la transition bas-carbone du pays.

Ces propositions ne pourront toutefois advenir sans le rétablissement du consentement à l’impôt. Il faut donc pouvoir à nouveau parler de l’impôt, en détail et sans caricature. Les débats sur le sujet sont trop souvent ramenés à une fausse opposition binaire entre libéraux qui en souhaiteraient la disparition, et interventionnistes qui voudraient taxer chaque geste de l’existence. Alors qu’il a tendance à s’effacer devant la concurrence fiscale des États et les oppositions des peuples, c’est une part de souveraineté qui s’affaisse. L’impôt manifeste l’appartenance à une nation, autant qu’une langue, un drapeau, ou un hymne. Il mérite à ce titre un débat en profondeur pour décider de son avenir. 

  • 1
    « Les Français et les prélèvements fiscaux et sociaux », Harris Interactive pour le Conseil des prélèvements obligatoires, 2021.
  • 2
    Selon les termes de Michel Bouvier, professeur émérite de droit public à l’Université Panthéon-Sorbonne.
  • 3
    Plusieurs études présentées ci-après dans la note chiffrent les besoins en matière d’investissement pour financer la transition bas-carbone du pays : la Stratégie nationale bas-carbone du ministère de la Transition écologique, l’ADEME, l’I4CE, Rexecode, ainsi que l’Institut Rousseau.
  • 4
    Antoine Bozio, Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret, Malka Guillot et Thomas Piketty, Inequality and Redistribution in France, 1990-2018: Evidence from Post-Tax Distributional National Accounts (DINA), 2018.
  • 5
    Michel Bouvier, L’impôt sans le citoyen, Paris, LGDJ, 2019.
  • 6
    Étienne de La Boétie, De la servitude volontaire, 1576.
  • 7
    Michel Bouvier, op .cit.
  • 8
    Ainsi la taxe à 75% sur les revenus supérieurs à un million d’euros proposée par François Hollande en 2012 avait-elle été censurée par le Conseil constitutionnel pour « méconnaissance de l’égalité devant les charges publiques ».
  • 9
    Données de l’Insee.
  • 10
    La réforme fiscale de 1964 a été construite par le gouvernement de John  F. Kennedy avant son assassinat en 1963, et promulguée par son successeur Lyndon Johnson.
  • 11
    Gaël Dupont et Catherine Mathieu, Les Réformes fiscales au Royaume-Uni, 2002.
  • 12
    James Buchanan, The Calculus of Consent: Logical Foundations of Constitutional Democracy, 1962.
  • 13
    Milton Friedman, La Liberté du choix, 1980.
  • 14
    Littéralement, « avoir plus d’éclat pour le sou dépensé ».
  • 15
    John Rawls, Une Théorie de la Justice, 1979.
  • 16
    Michel Bouvier, op. cit.
  • 17
    En moyenne 1 000 délocalisations par an entre 1995 et 2017 (Source : Insee).
  • 18
    Michel Bouvier, op. cit.
  • 19
    Les chiffres de l’évasion fiscale font débat. Gabriel Zucman (La Richesse cachée des nations, Paris, Seuil, 2013) estime que l’évasion fiscale liée à la mondialisation (délocalisations des profits et des grandes fortunes) s’élève à 20 milliards d’euros pour la France.
  • 20
    Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution, 1856.
  • 21
    L’État estime que le taux d’impôt des GAFAM est en moyenne de 9%, contre 23% pour les entreprises traditionnelles.
  • 22
    Michel Bouvier, op. cit.
  • 23
    Il s’agit de la fiscalité applicable aux revenus de capitaux mobiliers incluant prélèvements sociaux et impôt sur le revenu.
  • 24
    En cas de transfert de son domicile fiscal hors de France, l’imposition se faisait dans certaines conditions.
  • 25
    Cour des comptes, Rapports publics annuels 2019, 2020, 2021 et 2022.
  • 26
    Le baromètre EY de l’attractivité de la France place le pays à la première place depuis 2019.
  • 27
    Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital.
  • 28
    Insee, Estimation flash de l’emploi salarié – Quatrième trimestre 2022, février 2023
  • 29
    Pierre Madec, Mathieu Plane, Raul Sampognaro, Une analyse macro et micro économique du pouvoir d’achat, Bilan du quinquennat mis en perspective, OFCE, 2022.
  • 30
    Impact des mesures d’urgence sanitaire et des mesures budgétaires pérennes 2017–2022 sur les entreprises, Institut des politiques publiques, 2021.
  • 31
    Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, France Stratégie, 2022.
  • 32
    Rapport du Conseil d’État, 1999.
  • 33
    Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, L’Action climatique, un enjeu macroéconomique, France Stratégie, 2022.
  • 34
    Ces chiffres sont issus de différents travaux administratifs et d’experts : la Stratégie nationale bas-carbone du ministère de la Transition écologique, l’ADEME, l’I4CE, Rexecode, ainsi que l’Institut Rousseau. L’effort d’investissement total à réaliser pour atteindre la neutralité carbone de la France en 2050 est compris entre 100 et 200 milliards d’euros par an.
  • 35
    Se donner les moyens de s’adapter aux conséquences du changement climatique en France : De combien parle-t-on ?, I4CE, 2022.
  • 36
    La Formation brute de capital fixe (FBCF) des administrations publiques étaient de 89,7 milliards d’euros en 2021 (source : Fipeco, Les investissements publics).
  • 37
    Rapport Stern, 2006.
  • 38
    Conseil d’analyse économique, Repenser l’héritage, 2022.
  • 39
    3,6 milliards d’euros pour l’agriculture et 3,5 milliards d’euros pour la culture, Projet de loi de finances, 2023.
  • 40
    Maxime Ledez et Charlotte Vailles, Dépenses fiscales défavorables au climat : quelles sont-elles et combien coûtent-elles ?, Institute for Climate Economics (I4CE), 8 juin 2022.
  • 41
    Les données sur les émissions de CO2 de chaque secteur sont issues du rapport annuel du Haut Conseil pour le climat (2021). Les données sur les manques à gagner fiscaux sont issues de la note précitée de l’I4CE (2022).
  • 42
    Haut Conseil pour le climat, 2021.
  • 43
    Maxime Ledez et Charlotte Vailles, Dépenses fiscales défavorables au climat : quelles sont-elles et combien coûtent-elles ?, Institute for Climate Economics (I4CE), 8 juin 2022.
  • 44
    Cette phrase de Gilles Carrez, ancien député et président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, est répétée ad nauseam à chaque fois qu’il est évoqué l’idée de supprimer des niches fiscales.
  • 45
    Cette idée a été murie par des échanges avec Claude Dao, doctorant en droit à la Sorbonne, et Marc Wolf, ancien directeur adjoint à la Direction générale des impôts et à la Direction de la législation fiscale, que je remercie pour la richesse et la qualité de nos échanges.
  • 46
    La Fiscalité environnementale au défi de l’urgence climatique, Conseil des prélèvements obligatoires, 2019.
  • 47
    La rénovation thermique des bâtiments : 5,5% (coût pour l’État : 1,76 milliard d’euros, la plus coûteuse des niches vertes) ; les services de collecte et de tri de déchets : 5,5% ; la fourniture d’énergies renouvelables : 5,5% ; l’utilisation d’intrants biologiques dans l’agriculture (produits phytosanitaires, nourritures animales, etc.) : 10%.
  • 48
    Directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée.
  • 49
    La baisse de TVA dans la restauration – qui a davantage conduit à accroître les marges des entreprises qu’à baisser les prix au consommateur – est restée comme un exemple typique de la difficulté d’utiliser la TVA comme incitation fiscale.
  • 50
    Pour simplifier, il est ici considéré la consommation finale des ménages au sens de l’Insee.
  • 51
    La consommation représente une part plus importante des faibles revenus, donc une taxe sur la consommation frappe proportionnellement plus les classes moyennes et populaires.
  • 52
    Daniel Cohen, Philippe Martin, Thierry Pech, Baptiste Perissin Fabert, Madeleine Péron, Le Chèque vert : instrument de sortie de crises, Terra Nova, 2020.
  • 53
    Houda Affes et Waqas Salam, Les normes comptables doivent devenir plus vertes et les entreprises, chiffrer leur empreinte environnementale, The Conversation, 2021.
  • 54
    Fer, acier, aluminium, ciment, engrais, électricité et hydrogène.
  • 55
    Idée élaborée par Marc Wolf, ancien directeur adjoint à la Direction générale des impôts et à la Direction de la législation fiscale, que je remercie pour la richesse et la qualité de nos échanges.
  • 56
    Selon le World Inequality Report (2022), l’empreinte carbone des 10% des Européens les plus aisés est de 30 tonnes de CO2, contre 5,1% pour les 50% des Européens les plus modestes.
  • 57
    Repenser l’héritage, Conseil d’analyse économique, 2022.
  • 58
    L’impôt sur les successions dans les pays de l’OCDE, OCDE, 2021.
  • 59
    Ibid.
  • 60
    Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale : un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011.
  • 61
    Gabriel Zucman, citant l’Institut des politiques publiques.
  • 62
    Challenges, Les 500 plus grandes fortunes de France en 2022, 2022.
  • 63
    Les Français et les prélèvements fiscaux et sociaux, Harris Interactive pour le Conseil des prélèvements obligatoires, 2021.
  • 64
    Repenser l’héritage, CAE, 2022.
  • 65
    Repenser l’héritage, CAE, 2022.
  • 66
    Insee Références, Édition 2018, Fiches – Patrimoine.
  • 67
    France, portrait social, Édition 2021, Insee.
  • 68
    La fiscalité immobilière dans les pays de l’OCDE, OCDE, 2022.
  • 69
    The Stamp Duty Tax Law.

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