Le management est-il mort ? L’avenir des « RH » à l’ère du télétravail

La crise de la Covid-19 a bouleversé le monde du travail, et risque de l’impacter durablement à travers l’accélération soudaine du télétravail et la reconnaissance nécessaire à apporter aux salariés en première ligne durant la crise. Face à ces nouveaux enjeux, comment le management doit-il s’adapter ? Les managers et autres « RH » servent-ils encore à quelque chose quand les salariés sont chez eux derrière leur écran ? Consultant en ressources humaines, Cédric Bruguière fait une série de propositions pour réinventer le management à l’ère de la distanciation sociale.

Le grand chamboulement

« Retour à la normale » ou « monde d’après » ? Jamais la sémantique n’aura été si révélatrice du fond de la pensée des décideurs. Pouvons-nous rouvrir nos dossiers comme si de rien n’était, retrouver notre bureau, nos open-space ou nos ateliers comme si nous avions simplement été mis sur pause et que ce confinement n’avait jamais eu lieu, n’avait été qu’une parenthèse dans nos vies ? Se remettre à faire des trajets longs, participer de nouveau à d’innombrables réunions physiques, à des déjeuners de travail au restaurant ou à la cantine, devoir répondre à des procédures et divers processus de validation, comme si nous n’avions pas apprécié le fait d’éviter les transports en commun pendant ce temps de confinement, comme si nous n’avions pas appris à régler un problème à distance et sans intermédiaire ? Et comment, à l’inverse, imaginer se remettre au travail dans un « monde d’après » utopique où les chasseurs-cueilleurs seraient de retour, où le capitalisme aurait disparu et où chacun travaillerait de chez soi au service d’une cause qui le dépasse ? L’une comme l’autre de ces voies semblent aussi caricaturales qu’improbables.

Mais, la période de crise liée à la pandémie de Covid-19 que nous traversons bouleverse indéniablement notre rapport au travail. La gestion des ressources humaines de l’après confinement ne pourra pas se contenter de calquer des méthodes issues d’une époque où l’on ne risquait pas sa vie et celle de ses proches en sortant de chez soi. Si la crise économique risque de voir exploser la courbe du chômage, il est, malgré tout, illusoire de penser que les cadres qualifiés vont se jeter sur le premier emploi disponible. Le moment du confinement, où se sont mêlées peur de la mort et interrogations existentielles – place de la famille, de la maison, du travail dans sa vie – a fait naître une réflexion collective sur le sens du travail. Qu’est-ce qui vaut vraiment la peine que je sorte de chez moi et que je me mélange à autrui chaque matin ? Cette question, celle du sens de notre travail, de nombreux travailleurs, notamment les plus jeunes, se la posaient déjà avant la crise. De ce point de vue, comme pour beaucoup d’autres sujets, la crise a agi comme un accélérateur de « tendances » qui lui préexistaient.

Le monde du travail tel que nous l’avons pratiqué, avec ses codes anciens, en sortira également chamboulé. La loi de la jungle devra être remplacée par la loi de l’entraide pour de nombreuses unités de travail qui n’auront d’autre choix : s’aider ou périr. Dans ce contexte, la marque employeur jouera un rôle primordial. Nombreux sont ceux qui sont restés sagement confinés chez eux mais trouvent leur dose d’héroïsme et de sentiment d’appartenance positif dans le comportement de l’entreprise qui les emploie – voir les exemples positifs cités plus bas. Inversement, les entreprises aux appétits court-termistes qui privilégient le versement de leurs dividendes ou leur rentabilité de court terme s’exposent à un contrecoup violent et peuvent s’attendre à être boudées par les nouvelles générations, avides de sens.

Les méthodes de management ont été percutées par la période et continueront de l’être durablement. L’intime a émergé de façon inédite dans la gestion des ressources humaines : aidants familiaux, citoyens engagés et bénévoles devront trouver leur place dans l’équipe tandis que les employeurs feront face à de nouveaux types d’absences : « absences pour obsèques », demandes de poursuite du télétravail pour accompagner un enfant en difficulté scolaire, etc. Les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle se trouvent alors plus que jamais bouleversées. De même, santé et management devront apprendre à fonctionner en couple, l’un ne se passant plus de l’autre pour prendre des décisions, concevoir des plans de reprises ou de relances avec une équipe : on ne manie plus uniquement des lignes budgétaires, mais on encadre des êtres humains exposés à un virus mortel. Cela invite à un management collectif, humble, empathique. Dans le même état d’esprit, la frontière entre travail à distance et présentiel s’amenuisera : une formation accélérée, bon gré mal gré, s’est déroulée collectivement en à peine quelques mois. Mais, tout cela ne pourra pas se mettre en place sans une révolution des relations sociales. Les exemples d’entreprises peu soucieuses de l’avis des représentants du personnel ont montré durant la crise que l’absence de dialogue social constructif de part et d’autre pouvait rajouter de la crise à la crise.

Certains ont profité de la crise pour réclamer une augmentation légale du temps de travail. C’est une erreur dans les deux cas. D’abord une erreur de communication, parce que c’est un contretemps énorme que d’affirmer qu’il faut « travailler plus » pendant que des soignants, des livreurs, des enseignants, des vendeurs de supermarché poursuivent le travail d’arrache-pied tandis que beaucoup de dirigeants, cadres et responsables politiques sont confinés dans d’agréables résidences secondaires : le décalage des situations ne peut que desservir le message. C’est ensuite une erreur de fond, politique et économique, parce qu’il s’agit là d’un raisonnement d’un temps ancien plaqué sur une époque nouvelle dont on ne sait rien, ou si peu.

Nous sommes dans une situation où chacun d’entre nous peut dire, comme l’affirmait Socrate : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. » Par exemple, devrons-nous, comme le propose l’équipe de chercheurs du département d’immunologie et des maladies infectieuses de l’École de santé publique de l’université de Harvard, vivre dans une alternance de phases de confinement et de déconfinement jusqu’en 2022 ?

Des linguistes avancent que le mot de « management » viendrait de l’expression « faire tourner un cheval sur un manège ». Demain, le rôle du manager ne sera pas de prédire l’avenir du monde du travail, ni d’obliger les équipes à se conformer à des pratiques qui ne leur conviennent pas ou plus, et encore moins d’inventer un monde utopique. Son rôle sera de faire preuve d’adaptabilité, de prendre en compte les désirs de chacun, de les confronter à la réalité.

Nouvelle quête de sens au travail

La période de confinement a fait naître de nouvelles habitudes et de nouveaux comportements. Les Français, peuple épris de liberté, ont appris à ne sortir de chez eux qu’avec un but donné, pour des trajets précis, en remplissant une attestation, en se posant la question : « La sortie que je m’apprête à faire est-elle essentielle ? » Après avoir passé plus de deux mois à rester chez soi et en se promenant, au mieux, dans un périmètre d’un seul kilomètre autour de chez soi, tout en craignant de faire circuler un virus mortel en cas d’infraction à ces règles, après avoir passé des dizaines de jours à suivre au quotidien le décompte des morts, parfois à lutter contre la maladie ou à vivre des deuils – directement ou indirectement –, de nouveaux réflexes ont été pris. Si certains neuroscientifiques évoquent une durée de vingt et un jours en moyenne pour prendre ou perdre une habitude, il est permis de se demander ce qui passera par la tête d’un salarié au moment de préparer ses affaires et de claquer la porte de chez lui pour sortir travailler.

Beaucoup vont se demander : « Le virus circule encore ? Est-ce que mon travail vaut vraiment la peine que je sorte de chez moi et que je risque ma vie et celle de ma famille ? » Depuis le XVIIIe siècle, cette question avait disparu du rapport au travail. À de rares exceptions (les militaires, les policiers, les pompiers, les sportifs professionnels de disciplines « à risque »…), depuis l’avènement du secteur tertiaire, l’immense majorité des gens qui travaillent ne se posent plus cette question chaque matin. Selon l’Assurance maladie, environ 500 accidents mortels du travail sont à déplorer chaque année. Ce sont 500 morts de trop. Mais rien en comparaison, par exemple, à la liste des catastrophes du bassin minier jusqu’aux années 1970. Depuis, la question : « Est-ce que je risque de mourir aujourd’hui sur mon lieu de travail ? » avait quasiment disparu du pays. La Covid-19 remet cette question au goût du jour et les probabilités d’une deuxième, voire d’une troisième, vague de pandémie ne sont pas de nature à faire disparaître cette crainte.

Les conditions de travail qui pouvaient être jugées précédemment comme « pénibles mais quand même supportables » – un manager désagréable, des bureaux peu confortables, un manque de reconnaissance – seront perçues d’autant plus négativement après la période d’introspection que fut le confinement. L’agacement que certains surmontaient pour aller travailler ne leur semblera plus une contrepartie suffisante au fait de « risquer sa vie » en sortant de chez soi pour aller au travail. Les employeurs et les managers devront se lancer dans une nouvelle opération séduction pour convaincre les salariés de venir travailler jour après jour. Est-ce qu’exercer un « bullshit job », pour reprendre l’expression de David Graeber, sera une motivation nécessaire pour sortir de chez soi et risquer de croiser la mort ?

Par ailleurs, comme dans toute séquence de résilience, la question du sens se trouvera de nouveau au cœur du travail. Les gens ont besoin de comprendre. Comprendre comment l’entreprise ou l’organisation qui les emploie va se remettre en marche. Comprendre ce qui va devoir évoluer et changer dans la structure pour laquelle ils travaillent. Comprendre leur rôle dans ce dispositif. Cela va donc impliquer un nouvel exercice de la communication et de dialogue entre les différentes parties prenantes, en respectant les mesures barrières. L’essor des outils numériques collaboratifs, et, bien au-delà, de la communication descendante traditionnelle par courrier de l’entreprise ou par courriel, se poursuivra donc. Cet exercice nécessaire ne sera pas facile car il va impliquer un changement indispensable d’attitudes et de postures des uns et des autres : il n’est jamais agréable d’être confronté à d’autres visions que la sienne, or, tout un chacun va devoir ouvrir les yeux sur de nombreuses et nouvelles problématiques, et ces espaces de dialogues se dérouleront souvent sous le registre des émotions, notamment des peurs. Mais, n’est-ce pas là ce qui fait l’essence du management ?

De plus, cette nouvelle vision, ce nouveau sens de l’organisation, qu’il faudra construire de manière collective, va devoir répondre aussi à la quête de sens personnel demandée par chacun. D’après le sondage YouGov publié par Society le 30 mars 2020, plus d’un Français sur deux (56%) déclare que cette situation permet de redéfinir ce qui est important dans la vie, dont 16% « de manière profonde », et 40% souhaitent que cette crise entraîne un changement radical dans la société. Cette tendance a, sans doute, évolué à la hausse depuis.

Cette évolution des mentalités des Français s’explique par le coup d’arrêt brutal de l’économie. Nous avons, d’un côté, ce que le président de la République a appelé « les premières lignes » : des salariés qui se déplacent pour travailler (métiers de la santé, de la grande distribution, de la logistique, de la sécurité, logistique, etc.) et qui représentent environ 30 % des actifs, un tiers des actifs en télétravail et un tiers en chômage partiel (12,2 millions de personnes) ou technique ou en congé jugés « moins essentiels » au bon fonctionnement de la nation, confinés, soumis à un sentiment d’impuissance, mais qui bénéficient d’un temps conséquent pour se soumettre à l’introspection et à la remise en question des modèles précédents. C’est ainsi que la question de l’utilité sociale réelle et du sens profond que nous trouvons dans notre travail va être un élément fondateur de la résilience des organisations.

Cette crise a, en effet, mis en lumière une longue série de métiers qui se sont révélés du jour au lendemain d’une utilité fondamentale pour la continuité de la Nation. Ils sont devenus nos héros, et nous nous sommes rendu compte que celles et ceux qui exercent ces métiers sont souvent mal considérés et pour la plupart sous-payés. Une réflexion devra être menée pour étudier leurs conditions de travail et leur rémunération, d’autant que cette exposition aura légitimement généré des attentes.

À l’inverse, de nombreux Français ont pu ressentir un sentiment d’inutilité dans la période. Remplir des tableaux, participer à des réunions en visioconférence, revoir des processus ou négocier le paiement d’une facture, autant d’activités qui peuvent sembler complètement futiles dans ce contexte. Mais, un job avec une utilité moindre dans cette crise est-il toujours vide de sens ? La question du sens de notre travail est très personnelle et cette conception peut être mise à mal, comme l’analyse Éléonore Beaudry, présidente de Figaret France : « Au travail, le confinement met à l’épreuve la confiance », et chez soi, cette perte de confiance s’accroît. Pour le politologue Olivier Duhamel, cette période de crise a révélé trois types de citoyens : les héros, les normaux et les salauds. Les héros sont en première ligne et sauvent le monde. Les normaux sont confinés chez eux et respectent la loi, sans avoir aucun impact direct sur la situation. Les salauds trichent ou profitent de la crise pour abuser des vulnérabilités. C’est donc aussi à cela que le management va devoir se confronter : considérer et maintenir engagés les héros dans la continuité de leur travail quotidien pendant la crise et participer à la reprise de sens des équipes de « normaux » qui ont été confinées. Il faudra parfois « traiter » les deux types de salariés en même temps, car quand une partie de l’équipe était sur le terrain, d’autres travaillaient à distance. Ce fut le cas dans de nombreuses entreprises, mais aussi dans certaines administrations, où une partie de l’équipe a dû assurer la permanence tandis que d’autres étaient confinés chez eux ou ailleurs. Dès lors, la question de la cohésion d’équipe se posera : tous les membres d’une même équipe sont partis de leurs bureaux avec des statuts équivalents et reviennent deux mois après, certains auréolés de leur apport à la société – ayant cousu des masques, renfilé la blouse à l’hôpital, nourri des villages… – quand d’autres sont encombrés d’un sentiment d’inutilité sociale.

Enfin, la question de l’image de marque se pose déjà – dans un contexte de crise économique, les budgets de communication sont souvent les premiers sacrifiés : d’ores et déjà, certains médias déplorent une baisse de 50% de leurs ventes d’espaces d’annonces médias. Les entreprises peinent donc en ce moment à se présenter sous leur jour meilleur, le jour qui donne envie au jeune diplômé de s’arrêter sur son stand quand il reconnaît son logo dans un salon de recrutement. Difficile de trouver une ligne de crête entre le fait de sembler faire sa promotion en pleine pandémie et le fait de disparaître totalement. Mais, le salarié jugera son employeur à l’aune de son comportement pendant la pandémie. La question du sens rejoindra la question de l’image de marque employeur. Comment mon patron s’est-il comporté ? Qu’a fait mon entreprise ? Quand votre employeur est L’Oréal, Air Liquide, LVMH, Chanel, Auchan, l’Olympique de Marseille…, votre sentiment d’appartenance et votre sentiment de fierté sortent renforcés à l’idée d’être un maillon d’une entreprise qui a fabriqué gracieusement des gels hydroalcooliques, annulé des loyers pour les petits commerçants, hébergé des femmes victimes de violences conjugales, fabriqué et mis à disposition des respirateurs artificiels. Les dirigeants de ces marques devront capitaliser sur ces bienfaits et sur l’esprit d’équipe : un salarié de LVMH ou d’Air Liquide, même s’il est resté chez lui et n’a fait que du yoga pendant toute la pandémie, retirera un sentiment de fierté de ces actions positives diligentées par son employeur.

Cette question de la marque employeur sera plus difficile pour les petites et moyennes entreprises ou, pire, pour celles dont le comportement sera jugé irresponsable ou peu solidaire pendant la crise comme certaines entreprises qui font signer des décharges à leurs employés, celles qui ont basculé leurs salariés en chômage partiel et les obligent à tout de même travailler ou le cas de la fermeture des entrepôts d’Amazon. Il en va de même sur la question des dividendes : les grands patrons donnant l’impression que les participations au capital ont une plus grande valeur que la richesse humaine des salariés de l’entreprise risque de perdre ces derniers. Alors que la majorité des entreprises annulent ou réduisent leurs dividendes pour l’année 2020, comme, entre autres, BNP Paribas, Natixis, Amundi, Bouygues, Eiffage $, Accor, Korian, Veolia, d’autres, comme Vivendi, les augmentent, elles seront jugées durement par leurs salariés. Et que dire de Ryanair, entreprise déjà réputée pour son mauvais traitement du personnel navigant, qui affirme en pleine crise que c’est au gouvernement de payer le siège du milieu pour que l’on fasse respecter les distanciations sanitaires sur nos vols, « soit il paie pour le siège du milieu, soit on ne volera pas ».

Par conséquent, un employeur imaginant que la crise économique lui suffira à attirer des talents se berce d’illusions s’il n’intègre pas l’autre crise du travail révélée par la période que nous vivons : la crise du sens et de l’utilité.

Nouveau monde du travail

Si le temps passé au travail n’a eu de cesse de se réduire au cours des dernières décennies (17% de temps en moins en moyenne depuis 1975 selon l’Insee), le travail reste l’élément qui rythme la journée des Français et structure leur vie. Comme le rappelle Achille Weinberg : on travaille pour gagner sa vie, exister socialement et accomplir des choses qui nous intéressent. Le travail comme fondement de l’existence sociale est mis au jour par les témoignages de personnes confinées et déprimées de se sentir « inutiles » ou « improductives » pendant cette période. Le rapport de chacun au monde du travail évolue avec la pandémie de la Covid-19. Mais, le monde du travail n’évoluera pas seul : il nous faudra le faire évoluer, accompagner ces évolutions en prenant en compte les nouvelles habitudes comme les nouvelles attentes générées par la période de pandémie.

Le dodo, ou dronte de Maurice, ne savait pas que l’arrivée de colons européens sur l’île Maurice causerait sa disparation. S’il avait été plus méfiant – ou, dans un lexique optimiste, plus prévoyant –, il aurait développé de nouvelles stratégies pour s’adapter à l’arrivée de cette nouvelle espèce et garantir sa survie . Il a subi passivement le changement d’environnement sans s’adapter. Et a disparu. Contrairement à cet archétype de l’espèce éteinte de l’ère moderne, nous, humains de l’ère post-Covid-19, savons que nous devons nous adapter pour survivre. Le confinement est, d’ailleurs, l’illustration de cette adaptation pour éviter la transmission de la maladie et la mort en grand nombre. Il convient maintenant de nous adapter à ses conséquences.

Notre économie est un gigantesque et complexe écosystème. Comme la plupart des espèces du monde vivant, nos entreprises, nos organisations, naissent, vivent et disparaissent. Certaines s’adaptent aux changements à mesure du temps – révolution industrielle, transition numérique… – et survivent. Certaines ne s’adaptent pas aux changements qui les impactent, que ce soit par ignorance, par refus ou par incapacité de le faire. Elles les subissent. Souvenons-nous de quelques exemples concrets et chiffrés : entre 2006 et 2015, l’industrie manufacturière a perdu 530 000 salariés. Entre 1980 et 2007, elle en avait déjà perdu 2 millions selon les chiffres de Bercy. Lors de l’éclatement de la bulle Internet, en 2001, rien qu’aux États-Unis, ce sont 100 000 emplois perdus. Dans les années qui ont suivi, 14% des emplois du secteur des télécommunications et des technologies ont disparu. Tous les prévisionnistes s’accordent à dire que l’impact de la crise liée à la pandémie de Covid-19 sur le marché du travail sera lourd. Une chose est sûre : la crise économique qui s’annonce va être d’une brutalité sans précédent. Les secteurs de l’hôtellerie, de la restauration, du tourisme, de la culture manifestent déjà de très fortes inquiétudes et de lourdes difficultés à pouvoir garantir la survie des activités de leurs professionnels. Qui dit « brutalité » dit « casse ». Tous secteurs confondus, et même si la majorité des entreprises vont avoir à cœur de préserver un maximum d’emplois, ce sont sans doute plusieurs centaines de milliers de salariés et d’entrepreneurs qui vont se retrouver sans activité et venir grossir les rangs de Pôle emploi. Du jeune diplômé arrivant sur le marché du travail au cadre expérimenté en passant par l’intérimaire ou le saisonnier agricole, toutes les couches de la population active vont être touchées. La concurrence va se durcir de toutes parts : du côté des demandeurs d’emploi : pour un poste, combien de candidats ? Mais aussi du côté des employeurs, puisque nombreux sont ceux qui ne chercheront pas juste « un travail », mais « le travail », notamment chez les candidats très qualifiés et très diplômés. En outre, cette crise va approfondir les inégalités d’accès à l’emploi pour les personnes qui en sont déjà le plus éloignés : travailleurs déclarés versus travailleurs « au noir », personnes non francophones ou illettrées. Au sortir de ce confinement, l’adage darwinien est plus réel que jamais : il va falloir s’adapter ou disparaître.

Car, contrairement aux précédentes crises, l’éclatement de la bulle Internet du début des années 2000 ou la crise des subprimes de 2008, celle que nous traversons n’est pas due à l’emballement des marchés financiers mais à l’impact direct des mesures de restrictions et de confinement prises dans le monde pour faire face à un virus : plus de 4 milliards de personnes confinées. Par ailleurs, contrairement aux deux précédentes crises, celle-ci est annoncée, mesurée, quantifiée : les autorités publient régulièrement des estimations de la future croissance négative ou du futur PIB perdu. Des mesures de sauvegarde de l’emploi, comme le chômage partiel, permettent à plus de 12 millions de personnes de garder un emploi, et donc un salaire, sans exercer le travail, qui est normalement la contrepartie de ce salaire. Si bien que l’impact se fait sentir sur l’économie de marché avant de se faire sentir sur l’économie réelle. Précédemment, les humains étaient impactés par une dépression financière. Aujourd’hui, c’est le capital qui subit les effets d’une crise sanitaire humaine et qui percute les humains en ricochet.

Les paradigmes darwiniens habituels des lois du marché et de la libre concurrence, selon lesquels les plus forts survivent, ne sont plus les seuls d’actualité. L’adaptation nécessaire à notre survie nous conduit à plus de solidarité et à mettre en place des systèmes d’entraides économiques. Être solidaire s’avère être une condition sine qua non de survie. Cette affirmation va dans les sens de la théorie proposée par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle qui nous décrivent une autre loi de la jungle permettant aux espèces fragiles de survivre en milieu hostile : l’entraide. Les deux auteurs décryptent comment de nombreuses espèces animales se regroupent en troupeau, clan, meute afin de maximiser leur chance de survie ou comment les arbres dans un même espace se soutiennent les uns les autres. L’espèce qui survit n’est pas l’espèce la plus forte mais la plus solidaire.

Ce principe doit maintenant prévaloir dans notre économie, au moins le temps d’affronter cette crise : les périodes de stabilité économique et d’abondance favorisaient la compétition entre les différents acteurs mais, plus que jamais, les entreprises, les organisations et les services publics doivent désormais commencer à travailler en réseaux et repenser les places et leur impact dans l’écosystème français et mondial afin que se développent de nouvelles solidarités. La logique ne sera donc plus seulement la concurrence exacerbée, la recherche de nouvelles parts de marché, être le plus grand, le plus beau, le plus fort, le plus désirable, mais : quelle est ma place dans la chaîne de valeurs ? Comment je peux aider mes concurrents, mes fournisseurs, mes clients, les entreprises présents sur mon bassin d’emploi à pouvoir surmonter cette période compliquée ? Comment mon utilité à la société se démontre-t-elle ? Ces réflexions, initiées dans le cadre de la loi Pacte, prennent une importance particulière au regard du contexte, comme le note Pascal Demurger, directeur de la Maif, dans un entretien croisé avec la députée Olivia Grégoire, rapporteure de cette loi : « La crise exacerbe les comportements individuels et notamment les comportements des entreprises qui essaient d’agir pour le bien commun ». Pour éviter de disparaître dans l’année qui suivra la pandémie de Covid-19, toutes les unités de travail n’ont pas d’autre choix que d’être solidaires : solidaires entre elles, solidaires avec la concurrence, solidaires avec leurs clients, solidaires avec leurs fournisseurs, solidaires avec leur écosystème. Dans une période où l’accès à l’information – les dispositifs d’aide de l’État, les dates prévues de mises en œuvre de mesures gouvernementales, la demande réelle des consommateurs… – s’avère nécessaire pour agir, celles qui appartiennent à des réseaux de solidarité, à des organisations défendant leurs intérêts ou leurs marchés, ou, tout simplement, celles qui vont chercher l’information pour répondre à leurs questions traversent mieux la crise.

Au sein des structures de travail, c’est encore la solidarité qui prévaudra. Sans solidarité, pas d’avenir. En effet, même si chacun va revenir progressivement sur son lieu de travail, chacun va aussi emporter avec lui un ensemble de problématiques individuelles de conciliation vie professionnelle et vie personnelle (que nous détaillerons dans la partie « L’émergence de l’intime dans l’entreprise ») qui vont avoir un impact sur l’opérationnalité de bien des travailleurs. Entre autres, la reprise progressive des écoles, la perte d’un membre de la famille, la dégradation de la santé de beaucoup de Français vont nécessiter l’aménagement du temps de travail afin de pouvoir répondre aux contraintes familiales et personnelles. Ces problématiques vont toucher toutes les composantes de la population active, du chef d’entreprise à l’ouvrier, de l’informaticien à l’inspecteur des impôts. Dans ce contexte, il est improbable d’avancer simplement « vous devrez travailler plus », puisqu’en réalité « nous devrons travailler différemment ». Nous allons souvent devoir pallier l’absence de l’un de nos pairs et fournir une partie de son travail en plus des missions et des tâches qui nous sont habituellement attribuées lorsqu’il ou elle sera pris par l’un des motifs évoqués plus haut – et vice versa. Faute de quoi, l’organisation d’un service ou d’une équipe pourra être rapidement déstabilisée. La solidarité, l’unité et l’esprit d’équipe vont plus que jamais être mobilisés dans les prochains mois.

Ceci étant, la « souveraineté européenne » que beaucoup appellent de leurs vœux pourra avoir un effet bénéfique. Des solutions de création d’emploi vont devoir être imaginées pour créer ici, en France, des emplois. La vision d’un monde comme d’un marché global où les biens et les services circulent indifféremment de leur lieu de production semble toucher à sa fin. Certaines activités classées stratégiques, dont chacun a pu constater qu’elles nous ont fait cruellement défaut du fait de leur délocalisation, vont sans doute revenir sur le territoire national et générer de nouveaux emplois. Cela pourra être le cas dans l’industrie ou la production de médicaments – personne n’a compris que l’on soit dépendant de masques fabriqués en Chine et soumis aux aléas du transport, ou qu’il faille six semaines pour exiger la fabrication en France de respirateurs pour les hôpitaux. Sans aller jusqu’à cette réorganisation de la production industrielle, du fait des fermetures partielles et temporaires des frontières, nous privilégions pour notre alimentation des circuits plus courts et notre agriculture nationale. Cette augmentation de la demande locale et les changements de nos habitudes de consommation devraient aussi créer de nouveaux emplois et de nouveaux marchés.

Une crise, aussi violente soit-elle, crée des opportunités : certaines entreprises font déjà part de besoins ponctuels de compétences pour lancer de nouveaux projets et, sur le marché, une grande quantité de professionnels inemployés pourront se lancer à leur propre compte. Le confinement a incité chacun à revoir son propre rapport au travail et la perspective de travailler « sans patron » à son propre compte risque de faire sourire certains. Cette volonté de changer de vie s’illustre déjà dans l’immobilier, où l’on fait état de recherches exponentielles de maisons ou d’habitations individuelles avec jardin. Cette recherche sinon d’autarcie du moins d’autonomie risque de se répercuter dans l’approche professionnelle. Non seulement cet essor probable de l’entrepreneuriat sous toutes ces formes crée de nouveaux micro-marchés, mais elle crée aussi l’écosystème qui va avec : entreprises de conseils pour entrepreneurs, consultants en gestion, comptables, etc. Ce sera alors à l’État d’inciter ces professionnels à se lancer en indépendant (création d’entreprise, portage salarial, etc.) et à les sécuriser pour éviter une maxi-uberisation de la société.

Il est permis d’imaginer que l’État joue un rôle de relance et envisage de lancer quelques grands chantiers pour soutenir l’emploi et l’économie. Au-delà du plan européen à 1000 milliards, la puissance publique jouera un rôle moteur de commande de chantier comme, par exemple, dans le monde de la Culture où le président de la République a déjà annoncé « un grand programme de commandes publiques visant les jeunes créateurs ». Pour y répondre, dans l’état d’esprit de solidarité évoqué plus haut, des PME vont probablement accélérer la création de groupements d’employeurs afin de pouvoir mettre en place le temps partagé et limiter ainsi la casse en distribuant différemment le temps de travail de leurs employés. Le temps partagé consiste pour le salarié à travailler pour plusieurs entreprises tout en ayant un contrat de travail unique. Ce contrat serait alors porté par ce groupement d’employeurs, solidaires, en réseau.

Enfin, notons que le monde du travail ne désigne pas uniquement le secteur privé. Le monde du travail du secteur public ne sera pas épargné par la crise. Même si le risque de perdre son emploi est plus faible, du fait du statut de fonctionnaire, les 5 millions d’agents publics de notre pays pâtiront forcément des effets de la crise : moins d’embauche, moins de remplacements des partants, et une demande de contribution financière via les dispositifs d’urgence mis en place comme le don de jours de congé ou de jours de RTT décomptés de la période de confinement par solidarité avec le secteur privé et les comptes publics. Plus que jamais, il sera attendu de la fonction publique qu’elle gagne en souplesse et en agilité et se mette au diapason du reste du pays. Il semble inexplicable à un restaurateur qui vient de perdre son commerce que des manifestations pour défendre les régimes spéciaux se poursuivent. Néanmoins, le monde du travail ne sera donc pas un bloc homogène et, malgré l’exigence de solidarité pour survivre, des tensions risquent de s’exacerber (voir la partie « Une révolution des relations sociales).

Ce monde du travail qui s’ouvre devant nous recèle de nombreuses incertitudes, mais partageons ici une conviction : la trajectoire de carrière en CDI à 35 heures hebdomadaires par principe et une visibilité sur les congés payés ne sera (provisoirement ?) plus la norme.

L’émergence de l’intime dans l’entreprise

Le droit du travail prévoit des frontières strictes entre la vie personnelle et la vie professionnelle, comme l’indique la jurisprudence en la matière : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée, y compris le salarié sur son lieu de travail et pendant son temps de travail. L’employeur ne peut pas s’immiscer dans la vie privée de ses salariés et encore moins les sanctionner pour un fait relevant de leur vie personnelle. » Ces frontières théoriquement strictes amènent certains experts à parler de « conciliation vie professionnelle vie personnelle ». Il y a conciliation quand il y a conflit à résoudre. Pourtant, l’après confinement devra obliger chacun à ouvrir temporairement cette frontière. L’exceptionnel devient le quotidien.

La question des aidants familiaux risque de prendre une importance capitale. Cette question était déjà un enjeu pour notre société avant la Covid-19 et le sujet prend d’autant plus d’ampleur aujourd’hui : les plus de soixante-cinq ans ou les plus de soixante-dix ans étant des cibles privilégiées, hélas, du coronavirus, ils et elles méritent une attention particulière de leurs proches. Les dirigeants et managers qui avaient déjà mis en œuvre une politique de gestion des salariés – les aidants familiaux seront moins impactés, mais ils sont encore peu nombreux. C’est le cas pour le Groupe Casino, précurseur, dès 2011, le Groupe La Poste ou Orange qui proposent des dispositifs d’accompagnement de collaborateurs aidants.

Pour beaucoup d’équipes, traiter le salarié-aidant familial sera une nouveauté à appréhender. Des salariés devront gérer leurs parents ou leurs familles âgées, sûrement confinées plus longtemps, dans tous les cas, « à risque », et ce sont souvent des personnes qui ignorent qu’ils sont aidants car il est normal de prendre soin de ses aînés. Plus de 13 millions de personnes en France sont âgées de plus de soixante-cinq ans, comme l’analyse l’Institut national des aidants. À raison de deux personnes investies dans la famille, plus de 26 millions de salariés sont potentiellement concernés. Une entreprise engagée sur les questions d’égalité femmes-hommes pourra prendre cela en compte tout en développant une politique de ressources humaines qui incite les hommes à se sentir libre de s’engager également comme aidant familial pour son entourage.

Nous pouvons donc, à tout moment, quels que soient notre catégorie socioprofessionnelle, notre métier, notre âge, devenir aidant familial. C’est un sujet qui nous concerne tous. Il faut que les employeurs s’emparent du sujet. D’abord par de la sensibilisation auprès de dirigeants et des fonctions RH ; puis par des actions de prévention et d’information auprès de leurs équipes ; en permettant à ses salariés une meilleure flexibilité des horaires, une plus grande facilité dans la prise de congés et en valorisant les dispositifs prévus par la loi : le droit au répit et le congé proche aidant.

Par ailleurs, les aidants familiaux sont majoritairement des aidantes familiales : cela signifie que les femmes seront plus concernées que les hommes.

À la question de l’aide apportée aux personnes les plus âgées ou les plus fragiles (personnes handicapées, personnes malades de son entourage) s’ajoute la question du salarié-parent. La réouverture progressive des écoles risque d’induire des règles différentes. Il faudra alors dialoguer pour expliquer à son employeur que oui, nous devrons aller chercher notre enfant à l’école car, oui, notre enfant reprend plus tôt car il a des problèmes d’apprentissage ou un handicap moteur, ou, au contraire, que notre enfant reprend plus tard par rapport à la date générale ou bien encore expliquer que la rentrée scolaire se fera en différé au mois de septembre, de retour de la « colonie étudiante ». Dans tous les cas, afin d’aménager la reprise du travail, nous traversons un moment où l’intimité s’invitera beaucoup plus qu’avant dans les ressources humaines et dans la gestion d’équipe au quotidien, à rebours de tout ce qui était enseigné jusqu’alors dans les formations de ressources humaines (ne pas interroger une candidate sur sa grossesse, ne pas demander à ses salariés où ils étaient ce week-end, etc.).

C’est vrai pour les parents mais également pour les citoyens. Le salarié solidaire qui a commencé à s’engager pendant le confinement (45 000 Français étaient engagés sur des missions bénévoles de solidarité au 1er avril 2020 selon jeveuxaider.gouv.fr, plus les volontaires auprès de l’AP-HP, les associations et les réseaux spontanés d’entraide qui se sont créés spontanément) aura sans doute pris goût à l’engagement citoyen qui lui procure une satisfaction personnelle en répondant à sa quête de sens et à son sentiment d’utilité dans la société. Il conviendra de permettre à ces salariés-là de poursuivre leur engagement, le soir, le week-end ou même parfois dans la journée, au risque, sinon, de les démotiver en paraissant nier leur nouvelle identité et, à terme, qu’ils veuillent quitter leur emploi.

Les questions de santé individuelle vont également prendre une place importante avec le suivi des populations soumises à des maladies chroniques et avec les nouvelles planifications des interventions chirurgicales non urgentes qui avaient été annulées lors du confinement pour mobiliser les professions médicales sur la lutte contre la Covid-19. Pendant trois mois, personne n’a été opéré en dehors des malades de la Covid-19 et des urgences vitales. Les agendas des hôpitaux vont se remplir jusqu’en 2021 pour reprogrammer, à la sortie de l’été, ces opérations, engendrant de nouveaux absentéismes simultanés au travail. En outre, pour prévenir les facteurs de risques et de comorbidité de la Covid-19, de nouvelles questions vont survenir, comme celle de l’obésité. Jusqu’à la pandémie de Covid-19, interroger un salarié sur son Indice de masse corporelle (IMC) était passible de poursuites aux Prud’hommes, et le sera encore après, heureusement ! Mais, dans une période où le manager veut organiser le travail de son équipe dans le respect des plus fragiles, il n’est pas anormal que cette question le taraude, et que cette information puisse lui être utile pour agir au mieux. Les rôles de chacun – médecin du travail, chef de service, délégué syndical – devront pleinement être définis et des limites posées afin de laisser la possibilité bienveillante aux salariés d’aborder cette question sans empiéter sur leur vie personnelle ni les mettre mal à l’aise.

Enfin, sujet tabou par excellence : la mort. La question de la gestion du deuil au travail a récemment enflammé le débat public avec les discussions autour du congé pour deuil périnatal. Dès la levée du confinement, de nombreux managers seront confrontés directement à la question de la mort sur le lieu de travail. En deux mois, nous avons déploré environ 15 000 décès liés au coronavirus en France et aucun de ces décès n’a pu donner lieu à des obsèques dignes de ce nom, en raison des mesures de confinement. La quasi-totalité des proches entendra organiser dès que possible (à partir de septembre ?) une cérémonie d’adieu ou des obsèques, religieuses ou civiles, et parfois un enterrement. À raison de cinquante personnes par enterrement en moyenne (entre ceux qui auront lieu en petit comité et les hommages nationaux ou régionaux aux personnalités publiques), ce sont potentiellement 750 000 Françaises et Français qui risquent de s’absenter, dans un bref espace-temps, pour des obsèques, des cérémonies, un soutien moral aux endeuillés, ou encore pour organiser les enterrements à l’étranger – et ce sans compter les décès hors Covid-19 qui, hélas, ne s’arrêtent pas de survenir pendant la pandémie. Dans des temps de fragilité et de besoin de soutien moral, il ne sera pas envisageable que ces salariés concernés trouvent un mur en guise de réponse. Les managers devront avoir été formés sur la question a minima, via des guides de conversation, pour savoir comment appréhender la question et apporter des réponses de condoléances, d’organisation et de soutien à leurs salariés pour cette épreuve.

Santé et management : un mariage de raison

La santé au travail est habituellement un sujet peu traité par les managers, souvent relégué à la question du seul médecin du travail – parfois en dehors des murs et que l’on ne consulte que pour la visite d’embauche et pour quelques visites médicales tout au long de son parcours professionnel. Force est de constater, dans tous les cas, que les questions de santé surviennent rarement dans le quotidien au travail, et les questions de prévention encore moins. Les préconisations et les quelques campagnes ciblées (cancer du sein, tabagisme, gestion du stress, etc.) attirent rarement l’attention des collaborateurs des entreprises et des administrations françaises, exception faite dans les métiers comme, par exemple, le BTP, la logistique, le ménage, où des dispositifs sur la prévention des risques sont fortement développés et perçus pour prévenir et lutter contre les accidents du travail.

Les missions de la médecine du travail se sont recentrées majoritairement et temporairement sur la Covid-19, suite à l’ordonnance n° 2020-386 du 1er avril 2020, via la diffusion des messages de prévention, l’appui aux entreprises dans la mise en œuvre des mesures de prévention adéquates, la prescription d’arrêts de travail en lien avec la Covid-19 et le dépistage des salariés contaminés. Il est fort à parier que ces missions vont perdurer plusieurs mois après le début du déconfinement, en plus des activités « traditionnelles » de la médecine du travail, qui vont se poursuivre également, car selon l’étude OpinionWay du 20 avril 2020 près d’un salarié sur deux s’est senti en situation de détresse psychologique pendant le confinement.

Il est donc illusoire de penser que le retour au travail se fera dans les mêmes conditions qu’avant la pandémie. Les rapports sociaux que nous connaissions vont être également bouleversés : Comment se dit-on bonjour ? Où devons-nous nous asseoir ? Comment dit-on bonjour et comment exprimons-nous notre politesse à l’égard de nos partenaires, fournisseurs, clients ? Tous ces faits et gestes naturels du monde d’avant devront trouver de nouveaux réflexes et de nouvelles réponses. Se dire bonjour, tenir des réunions, fréquenter certains espaces de travail ou certains espaces de vie – café, déjeuner (de surcroît sans restaurant) –, tout ceci devra faire l’objet de réflexions en interne autour des préconisations par métier des autorités de santé et d’une communication interne très claire afin de ne pas laisser chacun seul avec ces questions, au risque de faire de travers en pensant bien faire ou de heurter telle ou telle personne de l’équipe.

Par ailleurs, l’employeur a un rôle légal concernant la santé au travail : il est responsable de la gestion des risques et de ce qui survient. Il conviendra donc de prévenir la diffusion du virus en interne pour protéger la santé de ses salariés, mais aussi pour anticiper l’organisation de l’équipe en cas de propagation du virus dans le service. Par exemple, le fait de diviser l’équipe moitié en télétravail et moitié en présentiel une semaine sur deux pourra être étudié.

La médecine du travail jouera un nouveau rôle et pourra être sollicitée pour des interventions en entreprises, de même que les agences régionales de santé (ARS) par exemple, afin de diffuser des bonnes pratiques comportementales en période de recrudescence du virus. Inévitablement, les pouvoirs publics vont devoir leur donner plus de moyens afin qu’elles puissent remplir leurs multiples missions autour de la Covid-19 et hors Covid-19, les sujets seront également nombreux (accidents du travail, épuisement professionnel, dépression).

Plus que jamais, il ne sera pas envisageable d’avancer chacun dans son couloir et de se contenter de visites annuelles ou moins. Le manager et le médecin du travail devront former une équipe à même d’assurer la pérennité de l’activité dans le respect de la santé de tous et de chacun et veiller aux mesures préventives face à la pandémie. C’est un véritable partenariat qui devra être renforcé afin de permettre aux managers de préparer en amont un autre sujet : Comment appréhender les salariés qui vont être contaminés par la Covid-19, comment les gérer, les accompagner ? Établir un process à la manifestation des symptômes, garantir un soutien moral, le maintien des exigences ne pourra pas se faire à l’aveugle avec pour seules compétences médicales le suivi de comptes Twitter spécialisés.

Distance et présence : la nouvelle conciliation vie professionnelle et vie personnelle 

La situation que nous vivons actuellement provoque des mutations profondes des relations de travail et donc du management. Notre confinement aura été un accélérateur sans précédent de la transformation numérique. Pour un grand nombre de nos citoyens, ce contexte les a obligés à s’approprier les outils collaboratifs pour pouvoir maintenir leur activité (visioconférence, plateforme d’échanges de documents, réseaux sociaux d’entreprise…). Nous avons bénéficié, bon gré mal gré, d’une gigantesque formation accélérée aux nouvelles technologies. Dimanche 15 mars, 600 000 personnes ont, par exemple, téléchargé l’application de visioconférence Zoom. Même si cette forme d’organisation du travail a parfois été rejetée ou a été perçue avec scepticisme par certains dirigeants d’entreprise, il n’y a finalement jamais eu autant de télétravailleurs en France ! Mais, cette mutation rapide soulève un sujet majeur sous-jacent : celui des inégalités.

Tout d’abord, cela soulève la question des inégalités face au travail. Selon le sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès de mars 2020, 36% des actifs ne travaillent plus du tout. Ils étaient soit déjà sans emploi ou avaient perdu leur emploi suite au confinement, soit ils ont été positionnés sur un dispositif de chômage partiel. Seulement, un tiers d’entre eux se rend encore au travail pour assurer la première ligne en s’exposant à des risques de contamination, les autres exercent en télétravail. De plus, les cadres ont pu conserver leur travail et l’exercer confortablement en télétravail (70%), les catégories populaires l’ont soit perdu, soit se sont trouvées contraintes de l’exercer en « présentiel » et ce, parfois, dans une même équipe. Comment recréer un esprit d’équipe entre la personne qui a dû venir au travail physiquement et la personne qui a pu bénéficier du télétravail ?

Le télétravail met également au jour des inégalités territoriales préexistantes. 41% des actifs télétravaillent en Île-de-France, territoire ayant une présence forte d’activités tertiaires et où le télétravail était déjà le plus fortement répandu, contre seulement 18% en Bretagne ou 21% dans les Hauts-de-France.

Enfin, des inégalités entre les télétravailleurs eux-mêmes ont été mises en lumière, sur leurs conditions de pratique du télétravail. En effet, ceux qui bénéficiaient déjà d’un accord de télétravail dans leur organisation ont pu assurer plus facilement leur transition à un télétravail complet que ceux qui l’ont découvert dans ce contexte, parfois dans un isolement total. Ces derniers ont dû tâtonner, se familiariser avec les outils, découvrir parfois seul et mettre en place leur nouvelle routine et des nouvelles façons de communiquer. Quant aux managers, ils ont dû découvrir de nouvelles manières d’animer leur équipe. Et, tout le monde n’a pas forcément les mêmes conditions de logement favorisant le télétravail. Il y a des différences notables entre, par exemple, un jeune couple d’actif qui travaille à deux dans la même pièce sans bureau de leur studio en banlieue, une mère isolée avec trois enfants oscillant entre travail, école à la maison et tâches ménagères et un couple de cadres supérieurs sans enfant travaillant à distance depuis leur résidence secondaire sur le bassin d’Arcachon.

Dès la reprise, plusieurs actions attendent les chefs d’entreprise, les managers, les DRH. Certes, la préoccupation naturelle va être d’envisager comment redresser l’activité en souhaitant remettre au plus vite les équipes au niveau de leurs performances optimales afin de combler les pertes financières générées par l’arrêt de l’économie et tenter de sauvegarder le plus possible les emplois. Mais, il ne faut pour autant ne pas ménager les efforts pour prendre en considération la dimension humaine dans cette complexe équation.

Chaque Français a vécu un confinement différent. Nous l’avons évoqué, la population active s’est compartimentée entre les premières lignes qui se sont mobilisées sans relâche et qui vont aborder ce déconfinement avec un état de fatigue certain, les télétravailleurs qui ont travaillé à distance et ont vécu des expériences différentes pour des raisons familiales ou matérielles, et des personnes qui ont subi un chômage partiel et dont la motivation, les aspirations et les envies ont pu s’émousser. De plus, les conditions progressives de déconfinement vont également rajouter de la complexité.

Ainsi, les chefs d’entreprise, les managers, les ressources humaines devraient prendre le temps nécessaire pour pouvoir, en amont du déconfinement, contacter chacun de leurs employés afin d’évaluer, au cas par cas, en s’inspirant des entretiens de reprise d’activité (congés maternité ou parentaux, retours d’arrêts maladie, etc.) afin d’avoir une vision de leur état d’esprit, de leur état de santé, de leurs contraintes (parents, aidants, absences liées à des décès ou intervention médicale, etc.) et identifier les leviers qui permettront d’organiser l’activité et de ressouder des équipes qui ont vécu séparées.

Si les Français ont fait preuve d’une agilité remarquable en se mettant au télétravail en moins de vingt-quatre heures, l’on peut tout de même poser des questions relatives au droit du travail et à la défense des intérêts des salariés. D’une part, un état des lieux réglementaire lié à cette forme de travail, un accord de travail existe-t-il déjà dans l’organisation ou faut-il le mettre en place ? Quelle population est éligible ? Doit-on élargir ces critères, et pour quelle durée ? Chaque personne en télétravail bénéficie-t-elle du matériel et des conditions nécessaires pour travailler dans des conditions optimales ? Faut-il mettre en place des formations sur le management à distance pour les manager afin de savoir s’organiser dans le télétravail ? Quel droit à la déconnexion lorsque l’on a passé deux mois matin et soir devant sa « conf call » ? D’autre part, le maintien du lien social va devoir être une boussole dans la démocratisation de cette forme de travail. Au-delà de trois jours en télétravail, le lien social se détend entre les composantes de l’organisation. Si la perspective de poursuivre le télétravail réjouit, il devra s’accompagner de plannings clairs permettant un équilibre entre le maintien de la cohésion et la souplesse de l’organisation personnelle.

Pour conclure sur une note positive, s’il existe une volonté politique, patronale et salariale, le télétravail pourrait pousser, pour les organisations les plus matures en la matière, le passage à une autre étape en développant le travail à distance dans des tiers-lieux (espace de coworking, succursales, locaux disponibles dans d’autres entreprises), proche du domicile du travailleur à distance. L’avantage est de garantir un cadre propice à cet exercice, une meilleure articulation des temps de vie, un maintien du lien social avec d’autres travailleurs et indépendants dans la même situation, et d’avoir un impact carbone moindre. Cela permet d’imaginer une nouvelle définition de l’espace-temps du travail avec un télétravail à des horaires différents et en dehors de tout temps de trajets ; dans un espace « tiers » qui n’est ni le foyer ni le bureau. Cette nouvelle approche, émergente avant la pandémie, mais qui n’a pas encore trouvé d’application à grande échelle en France, pourrait être expérimentée pour répondre à l’exode urbain massif qui semble devoir se produire. Les villes petites et moyennes pourraient être équipées de ces tiers-lieux et ainsi booster leur attractivité économique.

Enfin, et surtout, une réflexion collective doit être conduite autour de nos « cols bleus », que Denis Maillard nomme « le back office », nos vaillants travailleurs qui n’ont pas d’autres moyens de se rendre sur leur lieu de travail et qui méritent que l’on se penche sur leur situation. Ces forces vivent ont et auront également les mêmes problématiques d’articulation des temps de vie, ils auront aussi de fortes attentes sur leur santé et leur sécurité, leur situation salariale, leur reconnaissance légitime dans la relance de notre économie. Elles n’ont pas bénéficié du « temps d’introspection » que le confinement a procuré à beaucoup d’entre nous, ni des nouvelles compétences technologiques, et beaucoup ont été de surcroît, de facto, privées de vacances d’été. Les efforts de toutes les forces de la Nation vont devoir imaginer les solutions qui pourront, sinon dépasser, du moins combler leurs attentes sans creuser encore ces inégalités. D’après Denis Maillard, « la reconnaissance qu’attend le travailleur du “back office” porte sur trois aspects de sa vie matérielle : la dignité au travail, l’émancipation et in fine l’assurance d’une réelle appartenance à un monde commun ». Le cofondateur du cabinet de conseil Temps commun propose en premier lieu de rouvrir l’épineux dossier de la pénibilité au travail. L’exposition médiatique des travailleurs en première ligne a non seulement mis en exergue les risques pour leur santé durant le confinement mais elle a aussi rappelé aux Français, ce que nous ne regardions plus, leurs conditions de rémunération et leur qualité de vie au travail. Ainsi, « la réflexion s’est surtout focalisée sur la réparation ou la compensation, rarement sur la prévention, l’organisation du travail et la réduction réelle de cette pénibilité ». Dans les prochains mois, la question de la pénibilité de nos « cols bleus » sera indéniablement le pendant de la flexibilité d’organisation de « cols blancs » en télétravail.

Le deuxième volet porte sur le champ de compétences. Que l’on soit travailleur pour des plateformes, personnel soignant, employé dans le commerce ou salarié, la situation a mis en évidence la non-reconnaissance des compétences requises et utilisées quotidiennement, renforçant pour le plus grand nombre une assignation constante au même métier, à la précarité et à la dévalorisation professionnelle. Enfin, le troisième item proposé par Denis Maillard évoque quel « commun » nous devons construire pour un meilleur destin national prenant pour boussole la question sociale de l’émancipation dans les réflexions stratégiques.

Une révolution des relations sociales

S’adapter ou disparaître : c’est le mot d’ordre des entreprises, on l’a évoqué plus haut. Mais s’adapter ou disparaître, ce doit aussi être le mot d’ordre des relations sociales de l’après-Covid-19. La disparition du dialogue social n’avantage personne. Ni les salariés ni les employeurs. Prenons le contre-exemple d’Amazon qui a royalement raté son opportunité de dialogue social pendant la pandémie. L’employeur, braqué, a refusé de faire un pas vers la demande de la CGT de mieux démontrer la protection des salariés dans l’entrepôt français. La CGT, braquée, a refusé de faire un pas pour trouver des compromis efficaces et concrets en dehors des dogmes. Résultat ? La justice a contraint Amazon à fermer son entrepôt en France. La France continue à être livrée de plus loin. Tout le monde est perdant : le client pour qui les délais de livraison sont plus longs ; l’entreprise pour qui les coûts de revient des livraisons s’alourdissent. Les salariés français vont, tout simplement, perdre leur emploi et probablement massivement se retrouver au chômage en pleine crise économique. Par ailleurs, l’image de marque d’Amazon en ressort écornée alors qu’elle bénéficiait de l’une des meilleures images de marque des services clients du monde entier pour une raison : elle donnait le sentiment d’être prête à des sacrifices pour ses clients. Pendant la pandémie, Amazon a tenté d’appliquer des relations sociales à l’américaine du monde d’avant à la société française : pressions de l’employeur, judiciarisation des syndicats. Le résultat, perdant-perdant, doit absolument servir de boussole Sud aux autres responsables de dialogue social dans les CSE (Comité social et économique) de toutes les entreprises de France : le dialogue social doit évoluer ou il mourra. Il est impossible de plaquer les méthodes de l’avant sur l’après, ni sur le pendant.

Le dialogue social doit évoluer et se révolutionner. L’exemple précédent est grandiloquent et est différent de ce que tout un chacun attendra. Il va falloir dépasser les postures et les dogmes, que ce soit de la part du patronat ou des organisations syndicales. Les phases de discussions, de négociations et d’exécution vont être scrutées à la loupe et être jugées à l’aune d’une demande d’éthique supérieure à ce que nous connaissions auparavant.

Les élus du personnel et les directions doivent travailler de concert, main dans la main. Les sujets sont tellement nombreux : santé et sécurité des équipes, plan de sauvegarde de l’emploi, risques psychosociaux, évolution des formes de travail, nouveau sens de l’entreprise, reconnaissance de l’utilité sociale, rôle citoyen de l’organisation sur son bassin économique… Les enjeux de survie et de stabilisation sont nombreux. Le pacte social de l’entreprise va être complètement refondé pendant les mois suivant le confinement. Et les attentes du corps social de l’organisation vont être très forte à cet égard.

De plus, il est fort probable que le corps social demande à être partie prenante sur une très grande partie des sujets qui vont être abordés. Le processus précédent, qui consistait à ce que la direction décide seule, en conclave, les nouvelles orientations et solutions, les soumette ensuite pour avis, et l’applique même si l’avis émis est négatif, ne pourra plus avoir cours. Les collaborateurs de l’organisation ne se contenteront pas de suivre les échanges et de compter les points tels des spectateurs de tennis qui suivent la balle d’un côté du court à l’autre. En effet, nombre de Français ont démontré, lors du confinement, leurs capacités de prise d’initiative, d’inventivité dans la mise en place d’actions de solidarité. Il me semble que ces mêmes personnes ne refuseront pas de participer au débat en entreprise ou dans leur administration. Il faudra donc mettre en place un système de décision plus démocratique où une bonne partie de la prise de décision de l’actionnariat, par exemple, sera partagée après la crise avec le corps social. Il va falloir compter sur la voie directe du salaire ou de l’agent du service public autour de la table de négociation, et ce en plus de la représentation des corps intermédiaires.

Dix propositions pour le management de demain

Nous l’avons vu, l’organisation du travail d’après confinement ne pourra pas se contenter d’être une simple poursuite des méthodes habituelles de management. Face à la quantité inédite de paramètres et d’injonctions nouvelles à assimiler d’un seul coup, voici dix propositions pouvant servir de base d’action pour la suite. Cette liste pourra être utilement complétée par d’autres propositions, en fonction des sujets de prédilection de chacun ou de la culture d’entreprise, mais ces dix propositions pourront amorcer un changement systémique :

Instaurer un entretien de retour pour chaque salarié

Cette expérience de suspension de l’activité humaine sans précédent dans notre monde moderne, et même s’il n’a duré que deux mois, a complément bouleversé nos repères, soulevé plus de questions que de réponses, et suscité légitiment des inquiétudes face aux incertitudes. Un temps de synchronisation entre un hiérarchique et son travailleur s’impose dans cette reprise progressive pour renouer un lien souvent délité voire interrompu, se rassurer l’un l’autre, échanger sur la situation individuelle de chacun et évaluer leurs aspirations, les besoins et les contraintes de chacun au cas par cas (congés maternité ou parentaux, retour d’arrêt maladie, etc…). Pour ce faire, il est possible de s’inspirer des entretiens de reprise d’activité. On ne peut plus penser « nos objectifs sont les mêmes, donc un entretien de retour est inutile » car le contexte n’est plus le même. Les autres entreprises évoluent et mieux vaut dialoguer avec les salariés que de faire des suppositions sur leur état d’esprit. Cela doit se faire, bien sûr, dans le respect de l’intimité et du secret médical. Il sera alors plus facile de pouvoir aménager l’organisation du travail à la situation de l’employé ou de l’aiguiller, si besoin, vers le bon interlocuteur ou le bon dispositif (santé de travail, maintien en chômage partiel, 3919, cellule de soutien psychologique, etc.) et d’instaurer un climat d’écoute où l’individualité et le parcours de chacun seront pris en compte.

Nourrir le besoin de sens

Nous l’avons analysé, cette période oblige la fin de l’entreprise tout profit, à tout prix. C’est l’occasion pour chaque organisation, y compris pour le service public, de réfléchir collectivement et de partager le sens que veut incarner cette organisation. Cela peut se faire dans le cadre de la loi Pacte via le travail sur la raison d’être ou le statut de l’entreprise à mission. À défaut, l’employeur peut identifier une ou plusieurs causes à soutenir et qui accompagneront son action, même si celle-ci n’a pas de lien direct avec son activité (des dons financiers à des ONG, des politiques renforcées sur les questions de handicap, l’égalité femme-homme, des engagements sur l’égalité des chances, l’écologie…) comme L’Oréal, permettant à ces salariés de s’engager bénévolement auprès d’une association sur leur temps de travail après le confinement pour répondre à cette quête de sens personnelle et collective.

Envoyer le boss en première ligne

Cela vaut surtout pour les grandes organisations où les clivages risquent de s’exacerber entre la base et le sommet. L’image désormais d’Épinal du cadre sup parti dans une maison avec jardin en Dordogne tandis que les employés de premier niveau trimaient peut s’imposer même quand elle ne correspond pas à la réalité. Le boss, le patron, ne doit pas être cette entité éthérée enfermé dans son bureau ou travaillant à distance. Il doit montrer qu’il partage les préoccupations et parfois le quotidien des salariés. Cela ne se fait pas en visioconférence. Il me semble d’autant plus nécessaire que les patrons doivent aller se rendre compte sur le terrain, au contact des salariés, de la manière concrète dont les choses se passent. Échanger avec les équipes sur leur ressenti, ce qui a été bien fait, ce qui a manqué ou ce qui aurait pu être fait différemment afin que les plans d’actions soient portés au plus haut niveau et mis en place le plus rapidement peut permettre de mesurer l’écart entre bonnes intentions des consignes et réalité du terrain.

Intégrer le télétravail comme nouvelle modalité d’organisation du travail

Le télétravail s’inscrit comme une composante structurelle de l’organisation, et non plus marginale, avec un nouveau rapport à l’espace et au temps et conduit à une approche du travail nouvelle basée non plus en heures de travail mais en charge de travail. C’est l’occasion ou jamais d’en finir avec le présentéisme français. Le domicile devenant par extension un lieu de travail, l’entreprise doit s’assurer que toutes les conditions sont réunies pour travailler dans les meilleures conditions (matériel pris en charge par l’employeur, etc.). Le recours à des tiers-lieux peut être renforcé pour aller plus loin vers une notion de travail à distance : participer au financement de plateformes ou d’espaces collaboratifs pour que chacun puisse télétravailler depuis un endroit qui n’est ni son bureau ni son domicile. Enfin, une vigilance particulière devra être portée sur les inégalités et les risques psychosociaux auxquels peuvent être exposés les salariés dans le cadre du télétravail. Le télétravail pourrait être intégré d’office comme une possibilité, à la libre appréciation de chaque employé.

Créer une « charte des aidants familiaux »

L’arrivée de l’intime dans l’entreprise invite à repenser l’organisation traditionnelle des horaires, en permettant à chaque salarié de moduler ses horaires et d’avoir une meilleure articulation entre vie professionnelle et vie personnelle sans perte de salaire. Cette modulation peut se réaliser vis-à-vis de contraintes saisonnières, par exemple. De nombreuses éventualités sont possibles si l’on favorise le dialogue social au sein de son organisation. Pour encadrer la conciliation entre activité professionnelle et temps passé à aider ses proches dépendants ou âgés, une « charte des aidants familiaux » pourrait être déployée dans les grandes entreprises françaises afin de mettre ce sujet à l’agenda du débat public et du dialogue social. Sur le modèle de la « charte de la parentalité en entreprise » initiée par l’Observatoire de l’équilibre des temps de vie, elle accompagne le salarié en lui ouvrant des droits à accompagner ses proches dépendants ou âgés et aide les entreprises à appréhender cette situation nouvelle. De nombreuses entreprises se font déjà accompagner dans leur mise en œuvre en partenariat, par exemple, avec l’Institut national des aidants et le fonds Aidant attitude.

Cesser d’ignorer la pénibilité

Le sujet de la pénibilité doit être remis sur la table, que cela soit au niveau du gouvernement mais aussi au niveau des branches professionnelles, de l’employeur et des salariés. L’ensemble des facteurs, incluant les quatre critères de pénibilité supprimés par le gouvernement en 2017, doit être réexaminé à l’aune de l’expérience sans précédent que nous venons de vivre. Applaudir ceux qui exercent un métier pénible est louable, mais une reconnaissance tangible et concrète leur serait plus bénéfique. Il ne doit pas y avoir de tabou : de la prévention et à sa prise en compte de la pénibilité dans la retraite, en passant par la reconnaissance pour maladie professionnelle aux passerelles de reconversion vers des métiers moins pénibles.

Alléger le management dans le secteur public

Si le management du secteur privé doit faire son introspection post-crise et s’adapter, il en va de même pour le secteur public. Même si de nombreux fonctionnaires ont réalisé un travail incroyable durant cette crise, de trop nombreuses lourdeurs, des processus trop contraignants, de trop nombreuses strates dans le management et dans les prises de décisions ont été constatés par tous. Le service public va devoir se révolutionner de l’intérieur, gagner en simplicité et en agilité avec comme crédo : les process doivent se mettre au service de l’humain et non l’inverse. Il n’est plus envisageable que le management d’un fonctionnaire à Louailles soit identique à celui d’un fonctionnaire de Calvi, décidé par des hauts fonctionnaires depuis Paris n’ayant jamais mis les pieds sur leur unité de travail – ni à Louailles ni à Calvi.

Promouvoir une économie plus solidaire

« Seul, on va plus vite. Ensemble, on va plus loin », disait Nelson Mandela. La notion de solidarité entre les entreprises doit prendre pleinement sa place dans nos doctrines économiques. Cela ne va absolument pas contre les dogmes du capitalisme, bien au contraire. Cela rajoute plus d’éthique et de fair-play sans empêcher une concurrence libre et une compétition saine. Si nous voulons que notre économie et nos entreprises rebondissent, il faut que l’ensemble des parties prenantes se serrent les coudes. Comment une grande entreprise peut aider ces fournisseurs ou des petites entreprises ? Comment des petites entreprises peuvent-elles se regrouper pour mutualiser leurs moyens et leurs ressources afin d’être plus robustes et plus soutenables ? Comment les institutions peuvent faciliter cette solidarité économique ? Avec quelle contrepartie sociale et écologique ?

Renforcer l’accès à la formation

L’explosion du télétravail a mis de nombreux travailleurs en difficulté. Il y a, d’un côté, ceux qui avaient déjà l’habitude du télétravail et, de l’autre, ceux qui l’ont découvert. Ceux-là ont dû se familiariser sur le tas avec de nouveaux outils numériques et collaboratifs, improviser une nouvelle organisation, de nouvelles manières de communiquer, manager des équipes à distance. Les employeurs doivent se poser alors des questions sur les besoins de formation que peuvent avoir leurs équipes afin de combler quelques lacunes ou mettre en place les bons automatismes via des formations sur les outils digitaux, les techniques de management à distance, d’organisation du travail à son domicile ou sur l’intelligence émotionnelle.

De plus, que ce soit pour les télétravailleurs comme pour les premières lignes, une étape a été franchie vers plus d’autonomie, que ce soit par la prise de décision rapide ou la prise d’initiative face à des évènements nouveaux. Un travail d’accompagnement peut donc commencer pour transformer le management trop souvent contrôlant et infantilisant vers un management responsabilisant plus orienté vers l’accompagnement, le développement et la transparence de l’information. Enfin, sans se voiler la face, des Français ont perdu ou vont perdre leur emploi dans les prochaines semaines, les prochains mois. Anticipons dès à présent des dispositifs de formation leur permettant de rebondir vers les métiers qui seront recherchés dans la nouvelle donne du marché du travail.

Écrire les nouvelles règles

Enfin, comme ce qui n’est pas écrit n’existe pas, il va falloir passer par une formalisation rédigée de ce nouveau management. Ce dialogue social et les plans d’actions qui vont être entrepris devront donc faire l’objet d’un dialogue dans l’organisation, un partage et une adhésion de tous. Cela ne peut plus uniquement venir d’en haut : le management sera collaboratif ou ne sera pas. C’est un défi inédit et collectif : si chacun décrit son « monde d’après » dans son coin, ces utopies risquent simplement de se percuter les unes les autres sans se rencontrer. Seuls une écoute et un dialogue respectueux permettront d’anticiper l’état du monde du travail pour définir collectivement de nouvelles règles que chacun se sentira prêt à faire siennes.

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