Que nous disent les fictions, aussi bien et même parfois mieux que les essais, de la société dans laquelle nous vivons ? En voici une nouvelle illustration avec Le Grand Paris d’Aurélien Bellanger (Gallimard), lu pour Esprit critique par Ziad Gebran.
« Nous autres, urbanistes, nous parlons aux dieux plutôt qu’aux hommes ». C’est fort de cette conviction, mystique, que le personnage principal du dernier roman d’Aurélien Bellanger est initié à sa mission : celle de construire le Grand Paris, la prochaine capitale de France. Une mission qui l’amènera à se plonger dans les profondeurs de la banlieue francilienne, jusqu’à en épouser l’une de ses religions, « la moins spirituelle et la plus terrestre, l’islam ». La boucle est bouclée. Cette conversion finale (et bâclée) vient clôturer le parcours initiatique et l’introspection personnelle d’Alexandre Belgrand, dont le nom n’apparaît quasiment pas dans cet ouvrage écrit comme une autobiographie, de son Ouest natal, bourgeois et privilégié, à cet Est d’adoption, qui cristallise tant de craintes et d’idées reçues.
Entre les deux, pour préfigurer ce Grand Paris, il se met au service du Prince, cette figure montante de la scène politique française, qui fut élu président de la République, un certain 6 mai 2007. Introduit dans le premier cercle du candidat par son vieux professeur Machelin, énigmatique et visionnaire, il gravit les échelons du pouvoir. Non pas de manière linéaire, mais par de multiples boucles, à l’image de ce métro circulaire qu’il a imaginé et qui viendra relier ces villes, aujourd’hui si loin du centre de Paris, mais qui bientôt feront office de nouveaux arrondissements : d’une école de commerce à la rédaction d’une thèse d’urbanisme, de la construction d’une ville nouvelle en Algérie à sa participation à cette écurie présidentielle, de son engagement politique à sa volonté de marquer de son empreinte la construction de ce nouvel espace, comme jadis Napoléon III et le baron Haussman avaient annexé à la capitale les communes limitrophes… Aurélien Bellanger relie, point par point, les différentes étapes de la vie de son héros, pour décrire en creux les nouvelles dynamiques à l’œuvre dans ce territoire.
L’auteur est familier de ce type de production hybride, entre imaginaire et réalité, entre documentaire et fiction, qui force une lecture à plusieurs niveaux. Dans La Théorie de l’Information (éditions Gallimard, 2012), il retraçait, à travers la vie de Pascal Bellanger, à la ressemblance frappante avec Xavier Niel (à l’exception de son délire final), les débuts de l’Internet français. Dans L’Aménagement du Territoire (éditions Gallimard, 2014), c’était l’aventure d’un groupe industriel, qui faisait allusion, par certains aspects, à la famille Bouygues, reflet indirect du capitalisme français. Dans Le Grand Paris, l’intention est moins évidente. Certes, l’objet central du livre est l’élargissement des frontières de la capitale, projet politique mené par la droite pour compenser sa perte de Paris, en réconciliant ces deux départements que tout oppose, le 92 et le 93. Mais les nombreuses digressions qu’opère pour narrer ce changement Aurélien Bellanger, qu’on a parfois surnommé « romancier Wikipedia », tant il sait documenter son écriture, font perdre au lecteur le fil de la démonstration. En effet, de nombreuses portes ouvertes, comme ce passage sur la physique quantique (au début du livre) qu’on pourrait de manière artificielle relier à ses pages sur la relation entre religion et science (à la fin de livre), ne sont jamais vraiment refermées. De même, cette théorisation par le professeur Machelin de ces émeutes qui ont eu lieu en 2005 dans les banlieues, et qui laisse penser que ces événements étaient une machination politique pour porter le Prince au pouvoir, débouche en réalité sur une impasse dans l’histoire.
C’est peut-être là la principale faiblesse du Grand Paris d’Aurélien Bellanger. Toute ressemblance avec des personnages ou des situations ayant existé étant loin d’être fortuite, chacun reconnaît ce à quoi il fait allusion. Ici, le phénomène d’identification fonctionne à plein régime, contrairement à ses autres opus, où l’exercice était moins évident. Le Prince n’est autre que Nicolas Sarkozy, tous les deux ayant fêté leur victoire au Fouquet’s. Sa directrice de cabinet à l’Élysée, Nivelle, qui s’est par la suite reconvertie dans la société de production de Luc Besson, EuropaCorp, basée en Saint-Denis, c’est Emmanuelle Mignon, la directrice de la campagne victorieuse de 2007. Comment ne pas penser à l’ancien ambassadeur sarkozyste Boris Boillon, quand on lit que Berthier, le conseiller diplomatique, a été arrêté en fin de mandat, gare du Nord, la valise pleine de billets… sans oublier les Claude Guéant, Laurent Solly, ou encore David Martinon, tous ces « Sarko boys » qui faisaient partie de l’équipe de choc du président-candidat, et qui sont dépeints sous les traits des personnages trop réels pour être fictifs. Cette confusion des genres est tellement intense qu’on se laisse complètement entraîner, tout au long du deuxième chapitre, dans la conquête et l’exercice du pouvoir, et on perd de vue là où Aurélien Bellanger voulait initialement nous emmener, au cœur du Grand Paris. Dans la première partie, celle des débuts d’Alexandre Belgrand, cette impression est plus diffuse, même si on ne peut s’empêcher de penser à Patrick Buisson, ce mauvais génie de Nicolas Sarkozy, à l’évocation de ce Machelin qui instrumentalise, au profit du Prince, le radicalisme, ce démon qui hante une partie de la communauté musulmane – même si la comparaison s’arrête là, car ce dernier se dit de gauche et se retire à temps du monde politique. Par ailleurs, de trop longues descriptions plombent parfois le rythme de ce roman. Un rythme qui a du mal à se trouver, quand les cinq années de mandat du Prince occupent une grande partie du livre, tandis qu’à un autre moment, deux années se lisent en une page.
Pourtant, ce roman, comme ses prédécesseurs, présente une valeur inestimable en termes de production littéraire. Celle de réussir à capter l’esprit du moment, à refléter une époque, comme le faisaient au XIXe siècle, les auteurs naturalistes. Aurélien Bellanger traduit magnifiquement bien cette revanche de la banlieue, longtemps coincé entre le snobisme de Paris et l’authenticité de la province, et qui aujourd’hui est sur le point de constituer le cœur du pays. Quand Alexandre Belgrand se fait traiter par sa compagne du moment de « banlieusard », ce terme longtemps utilisé comme insulte, il assume pleinement ! Ce territoire, plein d’énergie, de diversité, de forces vives inexploitées fait figure de terrain d’expérimentation de l’avenir, dans une allusion, notamment au monde sans travail que certains appellent de leurs vœux. Alors que de nombreux acteurs (politiques) se disputent son contrôle pour servir leurs objectifs, un courant s’impose doucement et naturellement, l’islam, et arrive à créer de l’ordre dans ce milieu indomptable.
En dressant de manière insidieuse, entremêlé à son récit inventé, ce constat, quel message Aurélien Bellanger veut-il nous livrer ? Quand on connaît l’intérêt de l’auteur pour Michel Houellebecq, l’auteur de Soumission, on peut s’interroger. Mais on ne peut que saluer sa capacité à comprendre, de manière profonde, l’état de notre France… et de notre Grand Paris, l’une des plus grandes réformes institutionnelle et territoriale de ces dix dernières années.