Le défi de la perte de pouvoir fiscal

Alors que la loi « 3DS » pour renforcer la décentralisation de l’action publique a été adoptée, la question de l’autonomie fiscale des collectivités territoriales n’est pas pour autant résolue. L’économiste Michel Cabannes y revient, exposant les nouveaux défis auxquels font face les collectivités territoriales dans ce domaine, pour l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation.

Les collectivités locales ont bénéficié pendant le quart de siècle qui a suivi la décentralisation d’une progression des dépenses supérieure à celle du PIB et même supérieure à ce qui résultait des transferts de compétences. Cela a été permis par le dynamisme des bases foncières et économiques de la fiscalité locale, par les hausses des taux d’imposition et par la progression des dotations de l’État. L’extension des budgets s’accompagnait d’une rigueur dans la gestion, avec un solde financier proche de l’équilibre et un faible endettement. La gestion publique locale était à la fois anti-néolibérale pour les masses budgétaires et orthodoxe pour les soldes budgétaires.

Dans ce contexte, l’État a mis en cause le pouvoir fiscal des collectivités locales par des réformes, modifiant puis supprimant des impôts locaux, remplacés par des dotations et par des impôts nationaux partagés. Cette politique a été vue en termes institutionnels comme la manifestation du centralisme traditionnel de l’État français, ce qui a donné lieu à des discussions autour de la notion équivoque d’autonomie financière. Mais en termes économiques, cette politique relève aussi de la logique néolibérale visant la réduction de la part des budgets publics dans l’économie. Face à cette stratégie de l’État, la reconquête de l’autonomie fiscale pose le problème majeur de ses effets négatifs pour l’équité territoriale. Une autre option serait la détente de la contrainte financière pour l’ensemble des collectivités par la garantie de ressources par l’État et par le renforcement de la solidarité territoriale.

La stratégie de centralisation néolibérale de l’État

L’État s’est évertué à réduire l’autonomie fiscale des collectivités locales, ce qui reflète un penchant centralisateur, mais aussi une volonté de freiner la croissance des budgets locaux.

L’État, réducteur du pouvoir fiscal local

Les collectivités locales ont bénéficié pendant longtemps d’une autonomie fiscale importante car leurs ressources principales, les quatre contributions directes (taxe professionnelle, taxe d’habitation et taxes foncières sur le bâti et le non-bâti), avaient une assiette territorialisée et des taux fixés librement depuis la loi de1980 avec un double encadrement : le plafonnement des taux pour limiter les disparités entre collectivités et le lien entre les variations des taux pour limiter les distorsions entre contribuables. L’État a réduit cette autonomie par une succession de réformes à partir des années 1990.

Il a décidé d’abord des réductions des impôts locaux pour les entreprises et pour les ménages (dégrèvements, exonérations, abattements), ce qui a impliqué des compensations fiscales croissantes par l’État, lesquelles ont échappé au pouvoir des élus locaux.

Lors de l’acte II de la décentralisation (2003-2004), les transferts de compétences ont été financés par des impôts transférés, comme la taxe intérieure sur les produits pétroliers et la taxe spéciale sur les conventions d’assurance, avec des taux qui étaient soit définis nationalement, soit très encadrés.

La réforme de la fiscalité économique sous la présidence Sarkozy a supprimé la taxe professionnelle (2010), remplacée par un panier de ressources fiscales, dont la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), à taux fixé nationalement, et la cotisation foncière des entreprises (CFE), complétées par des compensations. Cette mesure a provoqué une perte de pouvoir fiscal local et une réduction de la charge fiscale des entreprises. Le redéploiement complémentaire de la fiscalité a entraîné la chute du pouvoir de taux des régions (perte des impôts ménages) et des départements (perte de la taxe d’habitation). En 2018, la part des impôts locaux avec pouvoir de taux dans les recettes de fonctionnement était de 52% pour les communes, de 58% pour les départements et seulement de 16% pour les régions.

La suppression de la taxe d’habitation (TH) sur les résidences principales sous la présidence Macron s’est déroulée en deux temps : l’exonération de 80% des ménages étalée sur trois ans (2018-2020), puis l’exonération de 20% des foyers étalée sur trois ans (2021-2023). La perte de TH a été compensée par le transfert aux communes de la part départementale de la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB) et par l’attribution d’une part de TVA aux groupements et aux départements. Le remplacement d’un impôt à pouvoir de taux pour les départements (TFPB) et les groupements (TH) par la TVA sans assiette locale ni pouvoir de taux signifie une perte de pouvoir fiscal et de lien fiscal avec le territoire1Cour des comptes, 2021..

La réduction des impôts de production (loi de finance 2021) prolonge la suppression de la taxe professionnelle. On a décidé la division par deux de la CVAE pour l’ensemble des entreprises et de la valeur locative de la CFE et de la TFPB pour les établissements industriels, avec compensation par une dotation. La part régionale de la CVAE a été supprimée et remplacée par une nouvelle fraction de TVA.

Toutes ces mesures ont réduit le pouvoir fiscal local sans diminuer le ratio officiel d’autonomie financière (fiscalité « propre » + redevances et cessions / ressources non empruntées) en dessous du niveau de référence en 2003 (secteur communal 60,8%, départements 58,6%, régions 41,7%). Mais ce ratio repose sur une conception trop large des ressources propres. La garantie constitutionnelle de l’autonomie financière n’est qu’une façade. La loi organique de 2004 permet à l’État de transférer une ressource « propre » sur laquelle les collectivités n’ont aucun pouvoir, ni sur l’assiette, ni sur le taux.

L’objectif de réduction des dépenses locales

La stratégie de l’État possède une signification institutionnelle évidente : la recentralisation du pouvoir fiscal à son profit. Les associations d’élus locaux dénoncent unanimement ce dessaisissement de pouvoir fiscal. « Ce que veut l’État au fond, c’est la suppression de la fiscalité locale », s’indigne Philippe Laurent (AMF)2Maire Info, 25 novembre 2019.. Mais cette stratégie de l’État s’inscrit aussi dans le projet néolibéral de réduire la part des budgets publics et sociaux dans l’économie, car le secteur public non marchand est jugé improductif. Cela confirme que la recentralisation et le projet néolibéral ne sont pas incompatibles (voir le penchant centralisateur de Margaret Thatcher). Plusieurs dispositions témoignent de ce projet.  

D’abord, l’État a procédé à une série de réformes pour réduire ses concours au secteur local. Sous la présidence Sarkozy, l’indexation de l’enveloppe (initialement sur le taux d’inflation et sur une fraction du taux de croissance du PIB) a été réduite puis supprimée (2008-2012). Sous la présidence Hollande, l’enveloppe des concours a été réduite pendant quatre années de suite (2014-2017), ce qui était une première dans l’histoire des rapports entre l’État et le secteur local ; la minoration par une contribution au redressement des finances publiques (CRFP) a été concentrée sur la dotation globale de fonctionnement (-11 milliards d’euros). Sous la présidence Macron, l’enveloppe des concours est restée stagnante (autour de 48 millions d’euros de 2018 à 2022). L’austérité a été interrompue pendant la crise sanitaire avec le plan France Relance en 2020 incluant un soutien aux collectivités locales (10,5 milliards d’euros). Les politiques restrictives des concours de l’État ont visé à réduire le déficit de l’État, mais aussi à peser sur les ressources des collectivités locales pour les inciter à diminuer les dépenses de fonctionnement.

Ensuite, la reprise en main de la fiscalité locale s’est longtemps appliquée prioritairement à la fiscalité économique pour ralentir sa progression dans l’optique de l’économie de l’offre pour soutenir la compétitivité. Les organisations patronales (MEDEF) ont d’ailleurs fait pression dans ce sens avec persévérance : d’abord pour supprimer la taxe professionnelle, puis pour diminuer le pouvoir des élus locaux sur les taux d’imposition de ses substituts et, plus récemment, pour réduire les impôts de production comme la CVAE.

Enfin, sous la présidence Macron, on a créé un plafonnement de la croissance de dépenses locales. Des contrats de trois ans entre l’État et les grandes collectivités locales incluent une norme d’évolution des dépenses de fonctionnement en fonction d’un objectif national (1,2% par an de 2018 à 2022) pour consolider l’autofinancement et pour réduire les dépenses publiques et les déficits publics. Cela correspond bien au projet néolibéral de réduction de la part des budgets publics dans l’économie.

Quelle réorientation du financement du secteur local ?

« Si la décentralisation des dépenses apparaît faible en France, les ressources des collectivités locales leur confèrent une autonomie de gestion qui n’est pas inférieure à celle des autres pays européens3François Écalle et Sébastien Turban, « Autonomie des collectivités territoriales : une comparaison européenne », France Stratégie, note d’analyse 60, juillet 1980.. » La structure des ressources du secteur local est peu différente de celle constatée en moyenne dans l’Union européenne. La part des recettes fiscales y est plus forte (53% contre 47% en 2017) et la part des transferts d’autres administrations publiques est un peu plus faible (25% contre 37%). La part de la fiscalité immobilière est proche de la moyenne de la zone OCDE, celle de l’imposition sur les revenus des ménages et des sociétés est plus faible et celle des impôts de production et des impôts sur les biens et services spécifiques est plus forte. Les collectivités en France apparaissent assez autonomes sur leur fiscalité propre. Les recettes fiscales sont aussi autonomes que dans d’autres pays européens, mais moins autonomes que dans les pays fédéraux. Les transferts reçus des autres administrations publiques sont plus globaux et moins fléchés en France que dans d’autres pays, d’où une plus grande autonomie pour l’emploi des fonds.

Face à la recentralisation des ressources mise en œuvre par l’État, on peut soit rechercher une reconquête de l’autonomie fiscale, soit viser des ressources suffisantes et mieux réparties. Alors que la première voie permet à chaque collectivité de rechercher individuellement des ressources fiscales supplémentaires, la seconde voie suppose l’action collective des élus locaux pour peser sur les choix de l’État.

L’option d’une reconquête de l’autonomie fiscale

L’augmentation de l’autonomie fiscale locale incluant la territorialisation des ressources et le pouvoir local de taux d’imposition aurait des avantages politiques, financiers et économiques. D’abord, cela remettrait les recettes dans le champ de la démocratie locale, en particulier les décisions sur les taux d’imposition, au plus près des citoyens. Ensuite, cela élargirait la marge de manœuvre des élus locaux pour augmenter leurs ressources fiscales, ce qui n’est pas possible pour les dotations et les impôts nationaux partagés. Par ailleurs, cela inciterait les collectivités locales à appliquer des politiques d’attractivité pour les entreprises et les ménages, car elles pourraient en recueillir des retombées fiscales. L’autonomie fiscale favorise la transparence du coût fiscal des dépenses et l’équivalence. L’économie publique locale d’inspiration néoclassique évoque d’ailleurs l’intérêt de la décentralisation des dépenses et de ressources par le jeu du « vote avec les pieds » des électeurs contribuables, mais sous un grand nombre de conditions qui ne sont jamais réunies.

Toutefois, l’autonomie fiscale locale possède aussi des inconvénients majeurs.

Elle produit nécessairement de fortes inégalités de ressources entre collectivités locales. En raison du développement économique et urbain inégal, la concentration des bases de la fiscalité locale implique des inégalités de recettes. Les inégalités de potentiel fiscal/habitant entre les communes (coefficient de Gini de 0,2706 en 2012) sont proches des inégalités de revenu (après impôts et transferts) entre les ménages. Elles sont moins élevées entre les départements (0,1225) et entre les régions (0,1155). Les disparités résultent bien plus des bases de la fiscalité économique que de celles des impôts des ménages. L’inégale concentration spatiale des entreprises expliquait 90% des disparités de potentiel fiscal à l’époque de la taxe professionnelle4Guy Gilbert et André Guengant, La Fiscalité locale en question, Paris, Montchrestien, 1998.. Ces inégalités résultent en partie de rentes de situation de certaines communes. La territorialisation des impôts économiques génère donc plus d’inégalités de recettes que celle des impôts ménages. Un cercle vicieux d’inégalités cumulatives peut se produire si les bases sont mobiles et si la pression fiscale compense les inégalités de bases (taux faibles dans les communes riches). Une commune pauvre est contrainte à une forte pression fiscale ou à une offre faible de biens publics, d’où une faible attractivité et de faibles ressources fiscales.

L’autonomie fiscale peut avoir d’autres inconvénients dans certains cas. En présence de bases fiscales mobiles et d’externalités, la concurrence fiscale entre collectivités peut conduire à une offre insuffisante de biens publics locaux. Par ailleurs, la décentralisation fiscale peut favoriser la ségrégation dans la population, car le « vote avec les pieds » peut aboutiir à des regroupements géographiques entre des personnes semblables.

Par ailleurs, les liens entre l’autonomie des ressources publiques et la croissance économique ne sont pas clairs d’après des études empiriques sur la décentralisation dans les pays développés5Ulrich Thiessen, « Fiscal decentralization and economic growth in rich OECD countries: is there an optimum? », Economic Bulletin DIW, vol. 41, n° 5, mai 2004..

L’option de ressources élargies et partagées

Le renforcement de l’autonomie d’action des collectivités locales pourrait passer plutôt par un desserrement de leurs ressources et par une meilleure solidarité territoriale.

Un élargissement des recettes des collectivités locales est nécessaire dans le contexte actuel. D’abord, la transition écologique implique financements supplémentaires, en investissement et en fonctionnement, pour des actions locales. Ensuite, la préservation de la cohésion sociale appelle un essor de la protection sociale et des équipements collectifs de proximité et surtout un soutien local massif à la vie associative. L’accès du secteur local à des ressources suffisantes et pérennes doit être décisif. Le Conseil des prélèvements obligatoires6« La fiscalité locale », Conseil des prélèvements obligatoires, mai 2010. préconise la garantie de ressources finançant les compétences et l’association des collectivités locales aux décisions. Le Conseil économique, social et environnemental7« Rapport sur la réforme de la fiscalité locale », Conseil économique, social et environnemental, avril 2018. souhaite renforcer l’autonomie d’action plutôt que l’autonomie fiscale, et affecter aux collectivités une part des impôts nationaux.

Pour accroître les ressources des collectivités locales, on pourrait de nouveau indexer l’enveloppe normée des dotations de l’État sur un indice mixte incluant le taux d’inflation prévisionnel et une fraction du taux de croissance de l’économie. On pourrait également accroître la part des collectivités locales dans le partage des impôts nationaux pour financer de nouvelles dépenses, plutôt que de créer de nouveaux impôts locaux. En matière de contractualisation État-collectivités locales, des normes indicatives pourraient remplacer le plafonnement de la croissance des dépenses réelles de fonctionnement.

Un renforcement de la péréquation est aussi devenu impératif. Les tensions dans les banlieues et le mouvement des « gilets jaunes » soulignent la nécessité de s’attaquer d’urgence aux inégalités territoriales en milieu urbain et en milieu rural. Cela appelle une réorientation spatiale des financements.

Actuellement, la péréquation corrige une part des écarts de richesse : la péréquation verticale réduit l’indice de Gini du potentiel fiscal par habitant pour les communes (de 0,2706 à 0,2322, -14% en 2012)8« Concours financiers de l’État et disparités de dépenses des communes et de leurs groupements », Cour des comptes, octobre 2016.. Mais l’efficacité de la péréquation verticale est limitée par le caractère insuffisamment ciblé des dotations de péréquation et par les mécanismes de garantie. Malgré sa progression, la péréquation horizontale reste limitée9« Enjeux et réformes de la péréquation financière des collectivités locales », Inspection générale des finances et de l’administration, 2013..

L’intensité de la péréquation doit être renforcée pour plus d’équité territoriale et pour une meilleure adéquation des ressources aux besoins des collectivités riches (limitation de leurs dépenses) et des collectivités pauvres. Les disparités de ressources expliquent près de 50% des disparités de dépenses entre communes, bien plus que les disparités de charges (21,5%)10« Concours financiers de l’État et disparités de dépenses des communes et de leurs groupements », art. cit.. Les dépenses sociales par bénéficiaire dépendent fortement de la richesse des départements11« La fiscalité locale », art. cit.. On doit s’orienter vers des dotations de péréquation plus importantes et mieux ciblées sur les collectivités qui en ont le plus besoin, et vers une intensification de la péréquation horizontale.

Au total, il apparaît qu’un ajustement global des ressources du secteur public local pour financer de nouveaux besoins et une meilleure répartition entre les collectivités locales permettraient de donner à chacune d’entre elles une plus grande marge de manœuvre pour le choix de ses actions locales. On pourrait ainsi atteindre un des objectifs essentiels de la décentralisation.

  • 1
    Cour des comptes, 2021.
  • 2
    Maire Info, 25 novembre 2019.
  • 3
    François Écalle et Sébastien Turban, « Autonomie des collectivités territoriales : une comparaison européenne », France Stratégie, note d’analyse 60, juillet 1980.
  • 4
    Guy Gilbert et André Guengant, La Fiscalité locale en question, Paris, Montchrestien, 1998.
  • 5
    Ulrich Thiessen, « Fiscal decentralization and economic growth in rich OECD countries: is there an optimum? », Economic Bulletin DIW, vol. 41, n° 5, mai 2004.
  • 6
    « La fiscalité locale », Conseil des prélèvements obligatoires, mai 2010.
  • 7
    « Rapport sur la réforme de la fiscalité locale », Conseil économique, social et environnemental, avril 2018.
  • 8
    « Concours financiers de l’État et disparités de dépenses des communes et de leurs groupements », Cour des comptes, octobre 2016.
  • 9
    « Enjeux et réformes de la péréquation financière des collectivités locales », Inspection générale des finances et de l’administration, 2013.
  • 10
    « Concours financiers de l’État et disparités de dépenses des communes et de leurs groupements », art. cit.
  • 11
    « La fiscalité locale », art. cit.

Sur le même thème