Le crépuscule de la France d’en haut

Avec Le crépuscule de la France d’en haut (Flammarion, septembre 2016), l’essayiste et géographe Christophe Guilluy s’attaque une fois encore à l’épineuse question des inégalités territoriales en France. Il faut dire que l’auteur n’en n’est pas à son coup d’essai. Analyse de ce nouvel opus par Achille Warnant.

Depuis l’Atlas des nouvelles fractures sociales en France paru en 2004, il avait déjà récidivé par deux fois avec les très remarqués Fractures françaises en 2010 et La France périphérique en 2014 . Guilluy, plus remonté que jamais contre le « système », se fait porte-parole de la France périphérique, celle des classes populaires qui vivent à l’écart des grandes métropoles. Il poursuit de la sorte une réflexion largement engagée dans ses précédents ouvrages au risque de se répéter et peut-être aussi… de lasser.

Il faut reconnaître à Guilluy un certain talent pour l’écriture. L’auteur de La France périphérique manie l’art du bon mot, celui de la bonne formule. Il captive son lecteur parce qu’il raconte une histoire, celle d’une France divisée entre les métropoles dynamiques d’un côté et les périphéries marginalisées de l’autre, à savoir le rural et les villes petites et moyennes. Cette histoire n’est pas une fable et les travaux de Guilluy ont l’intérêt de mettre en lumière la problématique des inégalités territoriales. Si d’autres l’ont fait avant lui, aucun d’entre eux, nous semble-t-il, n’était parvenu à dépasser le cadre très restreint du monde universitaire pour gagner le champ médiatique et politique comme il l’a fait. Par ailleurs, Guilluy met le doigt sur les contradictions de ceux qui prônent le vivre-ensemble et qui n’y participent pas, de ceux qui critiquent le « système » mais qui en vivent. Si le propos frise parfois la caricature (c’est un euphémisme), il n’est pas toujours, loin s’en faut, dénué d’intérêt. Il constitue en cela une invitation bienvenue au débat.

Une invitation au débat

Dans La France périphérique, publié il y a deux ans, Christophe Guilluy faisait sienne la formule d’Yves Lacoste selon laquelle « la géographie ça sert d’abord à faire la guerre ». Il s’appuyait sur les propos du célèbre géographe pour rappeler que la cartographie est affaire de représentations. Sur ce point, il nous est difficile de lui donner tort. Une carte n’est jamais neutre, nous disait-il alors, avant de dénoncer longuement les cartes de l’Insee, rebaptisées pour l’occasion « les cartes de l’état-major ». Si celles-ci ne comprennent aucune erreur technique, elles révèlent d’abord, comme toutes les cartes, un point de vue subjectif sur la société française. L’essayiste critiquait à l’époque le manque de nuance d’une cartographie qui considère comme « urbaine » 80% de la population (et même 95% comme étant « sous influence urbaine »). Cette vision donne à voir une représentation pacifiée de la société en laissant supposer que seule une minorité de la population, les ruraux, vit dans des territoires isolés. Guilluy revient sur cette « guerre des représentations » dans son nouvel essai et reprend avec force sa dénonciation d’une méthodologie qui minore le rural et laisse à penser que toute la France, ou presque, serait devenue urbaine. Ainsi, la visualisation d’aires urbaines grandissantes suggérerait un processus d’intégration lent mais régulier d’une part majoritaire de la population. Cette grille de lecture validerait en filigrane un modèle économique et sociétal (le libéralisme), en occultant les dynamiques sociales.

Les critiques de Guilluy, à l’égard de l’Insee, nous semblent également opportunes lorsqu’il prend le temps de répondre au journal Le Monde. Le quotidien du soir, s’appuyant sur une note de l’Insee qui affirmait que la pauvreté était d’abord concentrée dans les « grands pôles urbains », avait jugé les thèses de l’essayiste caduques. Seulement, et Guilluy a raison ici de le faire remarquer, l’utilisation de la notion de « grand pôle urbain » prête à confusion. Une ville pouvant être identifiée comme telle (elle est alors constituée d’une ville-centre et de sa banlieue) à partir du moment où elle concentre « au moins 10 000 emplois ». Un seuil particulièrement bas qui « uniformise les réalités » en mettant sur un même plan des villes qui, de par leur taille démographique, n’ont rien à voir. Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux ou Lille se retrouvent ainsi associées à Châteaudun, Figeac, Roanne, Oyonnax, Bourg-en-Bresse, Béziers, Toul, Bayeux, La Ferté-Bernard ou Avranches… pour ne citer que quelques exemples. Les « grandes aires urbaines » ne sont pas les « métropoles ».

En réponse à la cartographie de « l’état-major », Christophe Guilluy nous en propose une autre : celle sur laquelle se base son concept de « France périphérique ». Pour construire cette carte alternative, l’essayiste s’est associé au géographe Christophe Noyé. Ensemble, ils ont défini un indice de fragilité qui repose sur huit indicateurs permettant de catégoriser les territoires : la part des ouvriers dans la population active, la part des employés et celle des ouvriers dans la population active, le taux de temps partiel, le taux d’emploi précaire, le taux de chômage, le pourcentage de propriétaires occupants précaires, l’importance du revenu, et l’évolution de la part des ouvriers-employés entre 1999 et 2010.

Ces indicateurs sont observés par rapport à la moyenne française. Ainsi, les communes ayant un taux supérieur à la moyenne nationale sont dotées d’un indice de 1 et ce séparément pour chaque critère. La somme des indicateurs obtenus pour chaque indicateur (0 ou 1) donne une note globale de fragilité qui varie de 0 pour les communes pour lesquelles tous les critères sont sous la moyenne nationale à 8 pour celles présentant des taux supérieurs pour l’ensemble des critères. Plus l’indice de fragilité est élevé, plus il reflète un cumul de difficultés sociales. Nous y reviendrons.

L’un des principaux mérites des écrits de Guilluy, et Le crépuscule de la France d’en haut ne fait pas exception, est d’attirer l’attention sur la France des villes petites et moyennes. Évoquant un article du journaliste Olivier Razemon, « Centres-villes à vendre », Guilluy rappelle fort justement que « si la paupérisation des zones rurales est souvent évoquée, on insiste moins sur la fragilisation sociale des petites villes et des villes moyennes ». Au-delà, les questions ayant trait à la métropolisation et à la périurbanisation tendent à éclipser, dans le champ universitaire (mais pas seulement), les questions relatives aux territoires périphériques. Guilluy le regrette. Nous le regrettons avec lui. 

De métropolisation il est néanmoins question, en négatif, tout au long de cet essai. Dans ces nouvelles citadelles, métropoles mondialisées, une bourgeoisie contemporaine, les « nouveaux Rougon Macquart », « ont pris le pouvoir, sans haine ni violence ». Déguisée en « hipsters », cette bourgeoisie est responsable d’avoir imposé à la société française la mondialisation ; « un modèle économique et territorial d’une rare violence ». Ainsi, tout en prônant l’ouverture, la tolérance et le multiculturalisme, les bobos sont jugés responsables de participer directement ou indirectement « au plus important processus de relégation sociale et culturelle des classes populaires en excluant par [leurs] choix économiques et sociaux les catégories modestes des territoires qui comptent, ceux qui créent de la richesse ». Guilluy fait référence ici au phénomène bien connu de gentrification, processus par lequel des arrivants plus aisés s’approprient un espace initialement occupé par des habitants ou usagers moins favorisés, transformant ainsi le profil économique et social du quartier au profit exclusif d’une couche sociale supérieure.

Les bobos sont d’autant plus condamnables aux yeux de Guilluy qu’ils sont hypocrites. Ils critiquent le « système » mais y participent pleinement. Ils critiquent LA finance mais leur finance et leur patrimoine ne se sont jamais aussi bien portés. Ils critiquent l’idéologie dominante mais, à travers les médias, sont les faiseurs d’opinion. Ils critiquent le CAC 40 mais en occupent les emplois stratégiques. Pour mieux se camoufler, ils disent faire partie d’une classe moyenne alors que celle-ci a depuis longtemps disparu. Pendant ce temps, s’alarme Guilluy, les inégalités se creusent tant entre les individus qu’entre les territoires.

Les questions que soulève Christophe Guilluy sont souvent pertinentes. Malheureusement, elles sont fréquemment traitées avec moins de rigueur qu’elles n’en mériteraient. Les simplifications et les approximations sont nombreuses. Évidemment il s’agit là d’un essai, c’est la loi du genre. Cependant, il faut nous demander à quel moment nous passons de la vulgarisation, c’est-à-dire d’une forme d’ouverture du débat au plus grand nombre, à la caricature, qui n’a évidemment pas les mêmes conséquences, le lecteur en conviendra.

De la vulgarisation à la caricature, il n’y a qu’un pas

Guilluy est de gauche et il tient à le faire savoir. Il le répète à longueur d’interviews comme pour se prémunir des attaques de ceux qui l’accusent de faire le jeu du Front national. À ceux-là, il répond que le discours antifasciste qu’on lui oppose sert à délégitimer les revendications des catégories populaires. Celles-ci représentent pourtant plus des deux tiers de la population de la France périphérique dans laquelle vit 60% de la population totale du pays. Si les élites politiques les ignorent, c’est parce qu’elles vivent dans les métropoles alors que les ouvriers et les employés vivent eux dans leur majorité dans la France périphérique. Pourtant, c’est bien à droite de l’échiquier politique que ces thèses rencontrent le plus large écho. D’Éric Zemmour à Marine Le Pen, en passant par Nicolas Sarkozy, tous le couvrent de louanges. Et nous pouvons les comprendre : un géographe de gauche pourfendeur du multiculturalisme, des bobos et d’une élite mondialisée déconnectée, quelle opportunité !

Pour l’auteur de La France périphérique, le clivage droite/gauche est dépassé. Il dénonce en creux l’UMPS et pointe l’«alternance unique» et les dénis de démocratie. Place au clivage peuple/élite, mondialistes/territorialistes, métropoles/périphéries. Le problème d’un tel découpage, c’est qu’il place le FN du côté des catégories populaires à l’opposé de LR, d’EELV et du PS qui seraient les partis de l’élite. Même la gauche radicale ne trouve pas grâce aux yeux de l’essayiste puisqu’elle est accusée de faire des très riches un bouc émissaire arrangeant pour que rien ne change. Elle est par ailleurs jugée trop tolérante vis-à-vis de l’immigration. Par élimination, ne reste plus que le Front national dans le champ politique actuel pour porter les revendications des couches populaires : « Le FN n’est qu’un symptôme d’un refus radical des classes populaires du modèle mondialisé », tempère Guilluy. D’ailleurs, le géographe considère que ce ne sont pas les partis qui influencent les citoyens mais les citoyens qui orientent les partis pour lesquels ils votent. Cette logique qui veut que le positionnement du FN soit exclusivement déterminé par ses électeurs conduit à rendre légitime le programme du parti d’extrême droite. À suivre l’essayiste, la seule solution pour faire baisser le Front national serait en fait… de copier son programme.

Chez Guilluy, le bobo fait office de coupable idéal. Jamais vraiment défini, il est pourtant accusé de tous les maux. La bourgeoisie traditionnelle s’en tire elle à bon compte puisque les « riches » et la « finance » « ne sont pas la préoccupation centrale des classes populaires », affirme l’essayiste. Plus largement, les « super riches » ne tiennent pas une place importante dans la réflexion du géographe. Certes, ils représentent une donnée du problème, mais infiniment moins importante que les catégories supérieures et intellectuelles numériquement beaucoup plus nombreuses. De plus, leur dénonciation sert à maintenir l’illusion d’une grande classe moyenne dissimulant tout rapport de classe et permettant le maintien du « système ». Si la remise en cause de la catégorisation de classe moyenne est tout à fait légitime, il ressort de cette analyse un « deux poids deux mesures » qui ne serait pas dérangeant s’il reposait sur une argumentation davantage étayée.

Venons-en à l’essentiel, puisque c’est ce qui subordonne tout le reste, à savoir les critères qui fondent la cartographie des fragilités. Comme les statistiques sur lesquelles elle repose, la carte est toujours la représentation d’un point de vue subjectif. Ainsi, Guilluy a raison de rappeler, nous l’avons dit plus en amont, que « la carte des aires urbaines de l’Insee », bien que ne présentant aucune erreur technique, « relève d’abord d’un point de vue subjectif sur la société française ». Il oublie seulement de dire que sa propre cartographie de la « fracture territoriale » l’est également. Dans sa typologie, la France des métropoles comprend les 15 aires urbaines les plus peuplées (contre les 25 dans son précédent essai sans qu’étrangement la part de la France périphérique entre-temps n’évolue). Mais pourquoi pas les 5, 10, 16 ou même les 30 aires urbaines les plus peuplées ? Pourquoi retenir Douai-Lens et exclure Avignon, Saint-Étienne ou Tours ? Le découpage est entièrement artificiel et donc parfaitement subjectif. Au-delà, Guilluy utilise ses « indicateurs de fragilité ». Les communes fragiles sont celles qui dépassent 3. Pourquoi 3 ? Là encore, pas d’explication. Bien que ces indicateurs (part des ouvriers dans la population active, des temps partiels, de l’emploi précaire, du chômage,…) soient là aussi techniquement justes, leur addition en les mettant sur un même plan est elle aussi subjective. Dans Le crépuscule de la France d’en haut, l’essayiste affirme que cette dernière critique n’est pas justifiée. Il explique qu’il « s’agit de qualifier la fragilité sociale des territoires et l’intensité de cette fragilité, c’est-à-dire l’homogénéité sociale de ces territoires » et non de quantifier la population fragile. Une réponse assez peu convaincante en ce qu’elle n’enlève pas le sentiment que le choix des critères a été opéré pour accentuer artificiellement les inégalités territoriales entre les métropoles et la France périphérique. Pourtant, si la carte de Guilluy est critiquable sur bien des points, elle n’en reste pas moins intéressante. Peut-être pouvons-nous supposer, comme le pense le sociologue Patrick Baudry, que le travail du chercheur est de justifier des analyses condamnées à rester subjectives.

L’auteur du Crépuscule de la France d’en haut parvient ici avec brio à soulever la problématique des inégalités territoriales. L’auteur de ces lignes a conscience qu’il n’existe pas de cartographie parfaite. Celle de l’Insee comme celle de Guilluy et des autres, puisque subjectives, sont critiquables. La cartographie est une prise de risque et il n’est pas question de le nier. Le concept de France périphérique a donc un intérêt : simplifier les données du débat pour l’élargir au plus grand nombre ; comme il a un défaut, on regrettera ici une très (trop ?) grande schématisation des fractures territoriales qui ne permet pas toujours d’en appréhender les réalités. Enfin, nous pouvons regretter que l’essayiste s’improvise trop souvent sociologue ou politiste en discutant de sujets qu’il donne l’impression de ne maîtriser qu’à moitié. Pourtant, il faut lire Guilluy parce que c’est passionnant et qu’il alimente des débats qui le sont tout autant. Malgré ses défauts extrêmement nombreux, Le crépuscule de la France d’en haut est un essai percutant qu’il faut lire absolument. Toutefois, prévenons le lecteur déjà habitué au géographe qu’il ne trouvera pas dans cet essai de véritables nouveautés.

Au risque de lasser disions-nous? Chacun jugera.   

 

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